Au début du XVIe siècle, la Sérénissime République de Venise connaît une mutation considérable. L’expansion ottomane et les nouveaux courants commerciaux compromettant sa puissance maritime, elle se met à découvrir son arrière-pays, jusque-là largement délaissé. Vers les années 1540, la villa devient ainsi un élément essentiel de son économie et de sa richesse ; la villegiatura désigne un mode de vie et une forme de culture. Comme la villa romaine de la fin de l’Empire, la villa vénitienne est un domaine agricole régi depuis l’habitation des maîtres ; mais elle est bien plus qu’un système de production : elle répond à un projet humaniste.
La villa vénitienne structure tout autour d’elle un paysage ordonné et totalement humanisé. Elle construit une sorte de phalanstère idéal et aristocratique : une société hiérarchisée et harmonieuse, où chacun, à sa place, remplit son rôle au mieux de ses aptitudes. Ici l’idéal n’est certes pas dans l’égalité, mais dans la relation qui s’établit entre les différents acteurs à l’œuvre et dans l’accomplissement heureux de leurs tâches au profit de l’ensemble du domaine. L’architecture et la peinture y jouent un rôle essentiel : le génie de Palladio et de peintres comme Véronèse ou son disciple Zelotti ont fait que jamais l’art, sans doute, n’a autant voulu donner à l’organisation sociale du travail et à la fonction des bâtiments un sens qui dépasse les nécessités économiques, et que jamais la culture n’a été aussi étroitement et simultanément celle de la terre et celle de l’esprit.
La villa Emo, à Fanzolo, à 65 kilomètres au nord de Venise, est achevée en 1565.
Les terres qui étaient celles du domaine ont été aménagées de manière rigoureuse : drainage des zones marécageuses, irrigation, tracés orthogonaux des champs et des vergers, des chemins et des routes, perspectives soulignées par les alignements de peupliers. On est conduit ainsi jusqu’aux jardins dont les allées, les murets, les parterres et les statues gardent les bâtiments de la villa. Ceux-ci sont constitués d’un pavillon central surélevé, flanqué de deux longues ailes à portiques. Plus qu’une demeure, c’est un lieu sacré.
Sa majesté tient à l’extrême rigueur du dessin : un plan incliné, à la nudité rude et sans concession, s’articule superbement avec la montée parfaitement épurée du temple aux quatre colonnes, culminant avec le fronton où s’allongent et se dressent deux victoires entourant les armes de la famille ; cette puissante sculpture contraste avec le total dépouillement des murs sur lesquels se détache, en relief et en profondeur, en lumière et en ombre, la façade à l’antique.
L’harmonie musicale de cette montée intègre les deux ailes, plus basses, qui s’étirent de part et d’autre : les barchesse, bâtiments à usage économique (destinés à remiser le matériel agricole, les réserves alimentaires, etc.). Sous l’ombre de leurs arcades, on entre dans le mystère du travail, tandis qu’au centre, par le portique aux colonnes, on pénètre dans le mystère d’un espace idéal, divin.
Ainsi le profane et le sacré se superposent verticalement, horizontalement et en profondeur, se croisent et se répondent.
À l’intérieur, sous l’effet du pinceau de Zelotti, se découvre sur les murs pourtant bien plans un espace architectural et paysager si parfaitement illusionniste que notre œil joue à être « trompé ». Notre corps est alors impliqué dans un espace imaginaire ; mais il ne quitte pas l’espace réel où nous évoluons : nous le savons bien ! Nous voyons deux portes sur le mur, l’une appartient au premier, l’autre au second.
Voici des colonnes altières avec leurs chapiteaux : les unes sont le fait de l’architecte, les autres celui du peintre ; deux fenêtres : l’une ouvre sur les vergers, sur les champs et sur le ciel aux couleurs du temps qu’il fait, l’autre sur des jardins et des paysages, sur des collines et des vallées où évoluent des dieux et des héros mythologiques.
Cet intérieur est un lieu mixte, le lieu d’une rencontre entre deux mondes : l’imaginaire rendu sensible par l’art, et le réel. Deux mondes vrais : car celui de la fresque n’exclut pas l’espace réel. Il s’y intègre, et il l’intègre : l’espace réel et celui de l’image ne sont pas étanches l’un à l’autre, mais ils se superposent et s’emboîtent ; ils ne se confondent pas, mais ils s’interpellent l’un l’autre, se prêtant leurs formes, leurs couleurs et leurs dimensions, se commentant et s’influençant.
Que raconte cet espace théâtral où nous avançons maintenant ? Un vestibule nous rappelle les vertus nécessaires à l’économie domestique, puis, de salle en salle, nous participons d’un côté aux amours funestes des dieux, celles de Vénus et Adonis, celles de Jupiter et Io. Cette poésie qui s’inspire des Métamorphoses d’Ovide souligne, selon la vocation de la villa, la continuité du vivant, depuis le végétal et l’animal jusqu’à l’humain, et invite ainsi à honorer, par le travail de la terre, ce qui y pousse et croît.
Mais ces aventures mettent aussi en valeur la pièce centrale qui exalte les vertus morales romaines, héroïques et généreuses, mettant l’intérêt général au-dessus des désirs individuels, tandis que, de l’autre côté, la mort sacrificielle d’Hercule inaugure le règne humain de la raison, par les allégories des arts, des sciences et des saisons.
Sous le pinceau du peintre, dans la ligne de l’architecte Palladio, la demeure des maîtres apparaît donc pour ce qu’elle est, un espace initiatique. En effet, nous sommes là au cœur des mythes : leur récit, en couvrant et en ouvrant les parois par ses fresques, nous entoure et nous implique ; nous sommes ainsi conduits vers les sources de l’Idéal, de la connaissance et de la sagesse. De là, les principes de vie, de fécondité et de travail s’écouleront vers le réel, vers ce vaste domaine voué à la culture et à l’industrie, pour le transformer et pour l’« enchanter » de présence divine, car l’espace mythologique et l’espace humain se superposent, s’emboîtent, transparents l’un à l’autre, mais sans se confondre puisque la morale des dieux n’est pas celle des hommes !
La villa peinte est bien ce lieu sacré où se dessine la mise en ordre du domaine selon une harmonie raisonnable et poétique, fruit du travail humain sur les éléments naturels.
On ne peut donc séparer le bâtiment du reste du domaine : la construction palladienne, c’est celle de toute la « villa ». Extérieur et intérieur sont deux aspects d’un même espace humain idéal que réalise l’art de l’architecte, prolongé ici par celui du peintre et là par celui de l’ouvrier et du jardinier. Espace initiatique, qui est donc aussi un espace intérieur à l’homme, selon une continuité essentielle entre la culture de la terre et celle de l’âme humaine. Le travail, bien au-delà de son but productif, est le prolongement naturel de l’esprit, de la connaissance et des valeurs morales qui sont à sa source et qu’il entretient et développe. Il est humanisant.
À la villa Emo, l’art d’Andrea Palladio invite à un parcours gradué, passant de la campagne organisée aux jardins et à la villa-temple, et redescendant ensuite, pour remonter encore. C’est, dans l’esprit de la Renaissance, une invitation à se découvrir homme et à le devenir. Quant aux fresques théâtrales de Battista Zelotti, si elles trompent l’œil, c’est pour ne pas tromper l’esprit, mais pour l’éduquer et lui révéler, avec Palladio, la beauté.
Telle est, au fond, depuis l’Antiquité, la tradition humaniste.
Et n’est-ce pas ce qui constitue la civilisation face à la barbarie ?
Bernard Diette, d’après l’article paru dans la revue de l’AMOPA n° 223.