La stigmatisation des démocrates dans l’Athènaiôn Politeia du Pseudo-Xénophon « Dans chaque cité, c’est la racaille qui est favorable au peuple…»

Notes 

1-Article paru dans A. Queyrel Bottineau (ed), La représentation négative de l’autre dans l’Antiquité, EUD, Dijon, 2014, p. 85-98.

Aix-Marseille Université, CNRS, TDMAM, UMR7297, 13094 Aix-en-Provence, France.

2- La date de composition de ce pamphlet reste en particulier très débattue et a suscité les hypothèses les plus diverses qui vont d’avant 440 (Bowersock 1967, p. 33 ; Mazzarino 1983, p. 569-576) à 409-404 (Canfora 1985 et 1994, p. 404-408, qui attribue l’ouvrage à Critias) voire au début du ive siècle (Hornblower 2000). R. Sealey (1974, p. 257-259) en situe la composition entre 443 et 431, alors que Cl. Leduc (1976, p. 201-202) conclut, au terme de son étude de l’œuvre, pour une date comprise entre 421 et 418, A.W. Gomme (1940, 245) aux alentours de 420-415, et P. Tuci (2011), dans une fourchette entre 425-413 et plutôt vers 415. Toutefois un certain consensus paraît s’établir autour du début de la guerre du Péloponnèse, soit un peu avant la mort de Périclès (432 pour Frisch 1942, p. 62 ; 431-430 pour Lévy 1976, p. 273-275) soit un peu après, entre 429 et 424 (Gomme 1940, p. 245 ; Connor 1985, p. 461 ; Forrest 1970). Voir la bibliographie sur la date et l’attribution du pamphlet dans Cataldi 2000, p. 77, n. 12. 

3- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 1.

4- L’auteur du traité n’utilise qu’à deux reprises le terme πολῖται, une fois pour critiquer les institutions démocratiques (Ath. Pol. I 3), une autre pour qualifier le groupe au sein duquel s’opèrent les distinctions (Ath. Pol. II 19). Cf Leduc 1976, p. 119-120.

5- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 5 : ἔστι δὲ πάσῃ γῇ τὸ βέλτιστον ἐναντίον τῇ δημοκρατίᾳ (« partout sur la terre l’élite est opposée à la démocratie ») ; Ath.Pol. III 10 : ἐν οὐδεμιᾷ γὰρ πόλει τὸ βέλτιστον εὔνουν ἐστὶ τῷ δήμῳ, ἀλλὰ τὸ κάκιστον ἐν ἑκάστῃ ἐστὶ πόλει εὔνουν τῷ δήμῳ· οἱ γὰρ ὅμοιοι τοῖς ὁμοίοις εὖνοί εἰσι. (« Il n’est aucune cité où l’élite soit favorable au peuple (au régime populaire), mais, dans chaque cité, c’est la racaille qui est favorable au peuple. En effet les semblables sont favorables aux semblables... »). Sur ces deux passages et leur traduction cf. infra.

6- Leduc 1976, p. 130-138 ; Gabba 1988 ;Canfora 1989.

7- Ps.-Xen. Ath. Pol. III 10.

8- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 2.

9- Xen. Hell. II 3,48.

10- Leduc 1976, p. 119-124.

11-  L’enquête a été conduite à l’aide du TLG, en effectuant d’abord un recensement systématique des termes susceptibles de désigner une catégorie à l’intérieur de la cité, puis en éliminant de la liste les emplois dans un sens non pertinent (par exemple πλῆθος exprimant seulement la quantité ou le nombre hors contexte politique), ou ambigu (par exemple ὀλίγοι lorsqu’il est utilisé avec un jeu de double sens) ou volontairement paradoxal (ainsi ἀριστα employé pour décrire la manière dont la démocratie athénienne réalise la kakonomia, cf. infra). N’ont d’autre part pas été inclus dans l’enquête les périphrases dont le sens n’est appréhendable qu’en fonction du contexte et des termes comme οἱ Ἀθηναῖοι, qui vient parfois se substituer à ὁ δῆμος, mais sans qu’il soit toujours possible de décider exactement si ce pluriel renvoie à l’ensemble du corps civique, à la démocratie elle-même ou à la catégorie sociale qui assure les choix politiques de la cité. De la même manière, il n’a pas été possible de recenser tous les emplois de la 3ème personne du pluriel que le pseudo-Xénophon emploie volontiers sans sujet exprimé pour désigner les Athéniens dans leur ensemble ou une partie d’entre eux, ou les deux à la fois, puisqu’il s’agit toujours de démontrer que la catégorie des ponèroi finit par s’identifier avec la cité elle-même.

12- Voir Annexes, tableau 1.

13- Voir Annexes, tableau 2.

14- Voir Annexes, tableau 3.

15- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 4.

16- Selon le contexte δημοτικός peut donc signifier soit « issu du peuple », soit « partisan de la démocratie », et très fréquemment les deux à la fois. Mais il arrive que le pseudo-Xénophon dissocie volontairement les deux sens pour marquer un paradoxe, par exemple le cas des membres de l’élite qui prennent le parti de la démocratie (Ath. Pol. II 19 ; cf. in

17- C’est la définition qu’en donne Périclès dans l’oraison funèbre chez Thucydide, II 36.1 : καὶ ὄνομα μὲν διὰ τὸ μὴ ἐς ὀλίγους ἀλλ᾿ ἐς πλείονας οἰκεῖν δημοκρατία κέκληται.

18- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 5.

19-Cf. Hdt V 78. Sur le lien entre isègoria et démocratie à Athènes, voir Lewis 1971.

20- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 7-9.

21- Ps.-Xen. Ath. Pol. II 20.

22-  Thuc. VI 89,5-6 : Τῆς δὲ ὑπαρχούσης ἀκολασίας ἐπειρώμεθα μετριώτεροι ἐς τὰ πολιτικὰ εἶναι. ᾿Άλλοι δ᾿ ἦσαν καὶ ἐπὶ τῶν πάλαι καὶ νῦν οἳ ἐπὶ τὰ πονηρότερα ἐξῆγον τὸν ὄχλον [...] ἐπεὶ δημοκρατίαν γε κατεγιγνώσκομεν οἱ φρονοῦντές τι, καὶ αὐτὸς οὐδενὸς ἂν χεῖρον, ὅσῳ καὶ <μέγιστ᾿ἠδίκημαι > λοιδορήσαιμι· ἀλλὰ περὶ ὁμολογουμένης ἀνοίας οὐδὲν ἂν καινὸν λέγοιτο... (« Dans le désordre régnant nous nous efforcions d’être plus modérés en politique. Il y en avait d’autres, autrefois et aujourd’hui encore, qui égaraient la foule vers des entreprises plus viles […] De fait, nous jugeons sévèrement la démocratie, nous les gens doués de quelque bon sens, et moi-même plus que quiconque je pourrais la blâmer à la hauteur du tort qu’elle m’a causé. Mais sur une folie reconnue de tous on ne trouverait rien à dire de nouveau… »).

23- Thuc. VIII 47,2 : ἐπειδὴ γὰρ ᾔσθοντο αὐτὸν ἰσχύοντα παρ’ αὐτῷ οἱ ἐν τῇ Σάμῳ Ἀθηναίων στρατιῶται, τὰ μὲν καὶ Ἀλκιβιάδου προσπέμψαντος λόγους ἐς τοὺς δυνατωτάτους αὐτῶν ἄνδρας ὥστε μνησθῆναι περὶ αὐτοῦ ἐς τοὺς βελτίστους τῶν ἀνθρώπων ὅτι ἐπ’ ὀλιγαρχίᾳ βούλεται καὶ οὐ πονηρίᾳ οὐδὲ δημοκρατίᾳ τῇ αὐτὸν ἐκβαλούσῃ κατελθὼν. (« Comme les soldats athéniens de l’armée de Samos avaient appris l’influence (d’Alcibiade) auprès de (Tissapherne) et dans la mesure où, d’une part, Alcibiade avait pris langue avec les hommes les plus influents de l’armée pour qu’ils fassent savoir à son sujet aux membres de l’élite qu’il voulait rentrer sous un régime oligarchique et non sous ce régime de coquins et cette démocratie qui l’avait chassé… (ils résolurent de renverser la démocra

24- Xén. Hell. II 3,19.

25- Cf. Xen. Hell. II 3,15 ; II 3,38 ; II 3,49 ; II 3,53.

26- Xen. Hell. ΙΙ 3,22 : ἀλλ’ οὐ δοκεῖ μοι, ἔφη, καλὸν εἶναι φάσκοντας βελτίστους εἶναι ἀδικώτερα τῶν συκοφαντῶν π

27- Xen. Hell. II 3,25.

Le texte faussement attribué à Xénophon1 qui nous est parvenu sous le titre d’Athènaiôn Politeia a déjà fait l’objet de nombreuses discussions concernant aussi bien l’identité de son auteur véritable que sa date de composition, son mode d’organisation ou encore son exacte nature2. Nous ne reviendrons pas ici sur le détail et l’historique de ces débats mais tiendrons pour acquis ce sur quoi s’accordent, dans leur grande majorité, les commentateurs : quel qu’en soit l’auteur, il s’agit d’un pamphlet politique de tendance oligarchique, composé à Athènes juste avant ou pendant la guerre du Péloponnèse. La véritable originalité de ce court traité réside dans le parti pris adopté par son auteur : selon celui-ci, la démocratie athénienne est un régime condamnable mais cohérent. C’est ce qu’il affirme dès les premières lignes :

Περὶ δὲ τῆς Ἀθηναίων πολιτείας, ὅτι μὲν εἵλοντο τοῦτον τὸν τρόπον τῆς πολιτείας οὐκ ἐπαινῶ διὰ τόδε, ὅτι ταῦθ’ ἑλόμενοι εἵλοντο τοὺς πονηροὺς ἄμεινον πράττειν ἢ τοὺς χρηστούς· διὰ μὲν οὖν τοῦτο οὐκ ἐπαινῶ. ἐπεὶ δὲ ταῦτα ἔδοξεν οὕτως αὐτοῖς, ὡς εὖ διασῴζονται τὴν πολιτείαν καὶ τἆλλα διαπράττονται ἃ δοκοῦσιν ἁμαρτάνειν τοῖς ἄλλοις Ἕλλησι, τοῦτ’ ἀποδείξω.3

« En ce qui concerne le régime des Athéniens et le fait d’abord qu’ils ont choisi ce type de régime, je ne l’approuve pas pour la raison suivante : parce qu’en faisant ce choix ils ont choisi de favoriser les coquins plutôt que les honnêtes gens. Voilà donc pourquoi je ne l’approuve pas. Mais puisqu’ils en ont décidé ainsi, je vais montrer qu’ils assurent bien le salut du régime et qu’ils réussissent ce qui est par ailleurs considéré comme des erreurs par le reste des Grecs. »

La suite du texte vise à développer parallèlement ces deux lignes d’argumentation : ce qui fait la force de la politeia des Athéniens c’est justement sa cohérence interne, et celle-ci consiste à assurer en tout domaine et à sauvegarder par tous les moyens possibles les intérêts des ponèroi au détriment des chrèstoi

L’objectif poursuivi par l’auteur le conduit donc à présenter un tableau dichotomique de la cité : celle-ci n’est pas constituée par un ensemble de citoyens4, une communauté agissant comme un tout. La polis est bien plutôt le lieu où s’affrontent deux catégories radicalement hétérogènes, que leurs intérêts opposent sans conciliation possible. Le choix d’un régime politique sanctionne le triomphe de l’une ou l’autre de ces catégories, et l’auteur fait de cette affirmation un axiome politique universel5. Mais la définition de chacune de ces deux catégories, qu’il faut bien appeler des classes6, n’est en réalité jamais posée explicitement. Leurs contours respectifs se construisent progressivement à travers un système d’oppositions, qui vise tout d’abord à établir une dichotomie, et ensuite à démontrer que le choix athénien de la démocratie s’inscrit dans le parti-pris en faveur de la catégorie qui est, à la fois socialement, économiquement, moralement, inférieure. 

Le tableau d’une société divisée en deux classes antagonistes fait donc l’objet d’une élaboration qui passe d’abord par le jeu du vocabulaire. C’est à l’examen de ce vocabulaire que nous nous attacherons dans un premier temps, avant de considérer les raisons d’être de ce processus de stigmatisation.

 

I. Stigmatiser « ceux du dèmos » : la stratégie du vocabulaire

 

Il n’est guère original de constater que la construction méthodique de la dichotomie est mise en œuvre à travers un système d’opposition de termes antonymes. Si, dès le début du pamphlet, on voit se mettre en place le couple antagoniste ponèroi/chrèstoi, appelé à structurer la dichotomie, le procédé stylistique est souvent renforcé par l’utilisation de comparatifs ou de superlatifs substantivés qui radicalisent plus encore l’opposition. Ainsi lorsqu’il analyse les choix des Athéniens en matière de politique extérieure et leur ingérence dans les affaires des cités en proie à la stasis, le pseudo-Xénophon écrit : 

 

Δοκοῦσι δὲ Ἀθηναῖοι καὶ τοῦτό μοι οὐκ ὀρθῶς βουλεύεσθαι, ὅτι τοὺς χείρους αἱροῦνται ἐν ταῖς πόλεσι ταῖς στασιαζούσαις. οἱ δὲ τοῦτο γνώμῃ ποιοῦσιν. Εἰ μὲν γὰρ ᾑροῦντο τοὺς βελτίους, ᾑροῦντ’ ἂν οὐχὶ τοὺς ταὐτὰ γιγνώσκοντας σφίσιν αὐτοῖς· ἐν οὐδεμιᾷ γὰρ πόλει τὸ βέλτιστον εὔνουν ἐστὶ τῷ δήμῳ, ἀλλὰ τὸ κάκιστον ἐν ἑκάστῃ ἐστὶ πόλει εὔνουν τῷ δήμῳ.7

« Les Athéniens ne me semblent pas non plus prendre des résolutions correctes en choisissant le parti des gens inférieurs dans les cités en proie à la guerre civile, mais ils le font sciemment. En effet, s’ils choisissaient le parti des gens supérieurs, ils ne choisiraient pas ceux qui ont les mêmes conceptions qu’eux. En effet, il n’est aucune cité où l’élite soit favorable au peuple mais, dans chaque cité, c’est la racaille qui est favorable au peuple. » 

 

Les catégories οἱ βελτίους / οἱ χείρους et τὸ βέλτιστον/ τὸ κάκιστον paraissent se superposer au couple οἱ πονηροί / οἱ χρηστοί, mais, outre les modulations apportées par le changement de vocabulaire, l’emploi du comparatif immédiatement repris par le superlatif, qui plus est substantivé au neutre singulier, permet à la fois d’opposer les deux groupes et de les définir l’un par rapport à l’autre, tout en leur appliquant un jugement de valeur sans appel : « l’élément le meilleur » ou « l’élément le pire » ne laissent pas place à un élément intermédiaire. En gommant à la fois la diversité des situations et la hiérarchisation des valeurs individuelles, l’auteur établit une catégorisation stricte et l’assortit d’un vocabulaire porteur de connotations morales autant que sociales. C’est ce parti-pris volontairement provocant que nous avons choisi de rendre en traduisant respectivement τὸ βέλτιστον et τὸ κάκιστον par « l’élite » et la « racaille ». 

Mais, en général, le système d’opposition est nettement plus complexe. Dès le début du pamphlet, et juste après avoir établi la distinction entre les chrèstoi et les ponèroi, le pseudo-Xénophon entame une argumentation pour démontrer que la préférence accordée aux ponèroi est dans la logique du régime et assure sa conservation. Il commence par la constatation suivante :

 

Πρῶτον μὲν οὖν τοῦτο ἐρῶ, ὅτι δικαίως <δοκοῦσιν> αὐτόθι [καὶ] οἱ πένητες καὶ ὁ δῆμος πλέον ἔχειν τῶν γενναίων καὶ τῶν πλουσίων διὰ τόδε, ὅτι ὁ δῆμός ἐστιν ὁ ἐλαύνων τὰς ναῦς καὶ ὁ τὴν δύναμιν περιτιθεὶς τῇ πόλει, καὶ οἱ κυβερνῆται καὶ οἱ κελευσταὶ καὶ οἱ πεντηκόνταρχοι καὶ οἱ πρῳρᾶται καὶ οἱ ναυπηγοί, – οὗτοί εἰσιν οἱ τὴν δύναμιν περιτιθέντες τῇ πόλει πολὺ μᾶλλον ἢ οἱ ὁπλῖται καὶ οἱ γενναῖοι καὶ οἱ χρηστοί.8 

« Je commencerai donc par dire ceci : il paraît juste qu’ici les pauvres et le peuple obtiennent davantage que les nobles et les riches pour cette raison que c’est le peuple qui fait marcher les navires et qui assure la puissance de la cité, avec les pilotes, les chefs de rame, les cinquanteniers, les pilotes en second, les constructeurs de navires ; ce sont eux qui donnent sa puissance à la cité beaucoup plus que les hoplites, les nobles et les honnêtes gens. »

 

L’opposition entre chrèstoi et ponèroi énoncée dans le postulat de départ est, dans un premier temps, reprise par une opposition double, construite en chiasme : les pauvres et le peuple versus les nobles et les riches. L’un des termes, ὁ δῆμος, fait ensuite l’objet d’un développement spécifique et se trouve relié d’une façon assez lâche – qui peut s’entendre comme une coordination ou comme une apposition –, à une énumération de termes évoquant tous des activités liées à la marine. Cette énumération, reprise par le démonstratif οὗτοί est elle-même placée en opposition avec un groupe ternaire, dont seul le premier élément paraît vraiment pertinent puisqu’il renvoie à l’activité militaire et suggère une nouvelle dichotomie de la cité entre les « marins » et les hoplites, c’est-à-dire entre deux manières de faire la guerre (et d’assurer le salut de la cité), mais surtout entre deux catégories sociales, les thètes et « ceux qui sont capables de servir avec leur cheval ou avec leur bouclier » (οἱ δυνάμενοι καὶ μεθ᾿ ἵππων καὶ μετ᾿ ἀσπίδων ὠφελεῖν), comme les appellera Théramène en 4039. Les deux derniers éléments du groupe ne sont cependant pas neutres : la reprise de γενναῖοι fait un contre-écho à δῆμος et, de ce fait, trouve sa justification dans l’opposition avec les acteurs de la marine athénienne ; χρηστοί, enfin, suggère son antonyme πονηροί, si bien que sa place à la fin du groupe ternaire et de la phrase permet de clore le raisonnement et d’établir l’équivalence entre le peuple et les ponèroi.

Ce type de construction, dont on trouve dans le pamphlet de nombreuses combinaisons plus ou moins complexes, est doublement opératoire. Il permet d’établir d’une part toute une série de substitutions possibles entre les manières de renvoyer à chacune des deux catégories, de mêler étroitement d’autre part des termes relevant du vocabulaire économique, social et moral. Le résultat en est que chaque terme employé est contaminé par des connotations multiples : celles qu’appellent déjà son sens originel, souvent polysémique, mais aussi celles que lui confèrent les autres termes auxquels il est coordonné ou opposé. Les degrés de comparatif et de superlatif, de surcroît, permettent d’ajouter une ambiguïté supplémentaire en posant sans les expliciter la nature et les critères de la comparaison : ainsi, lorsque l’auteur oppose les beltious aux cheirous, ou encore les beltistoi aux kakistoi, il affirme bien une différence de qualité, mais les critères d’évaluation de cette qualité comme l’aune à laquelle elle doit être mesurée restent implicites et peuvent être différemment appréciés en fonction justement de la multiplicité des termes connexes. 

Dans son étude de l’Athènaiôn Politeia, Claudine Leduc a consacré plusieurs pages à l’analyse du vocabulaire socio-économique du pseudo Xénophon10. Partant du travail d’analyse qu’elle a conduit sur une partie des termes utilisés, et des conclusions auxquelles elle était parvenue, j’ai étendu l’enquête à l’ensemble des termes11, ce qui permet d’aboutir à plusieurs constatations.

- La première12 est que, si le nombre de termes renvoyant à chacune des deux classes est à peu près équivalent, il y a en revanche un déséquilibre manifeste dans les occurrences, au profit de δῆμος, que ce soit à l’intérieur de la classe des ponèroi, ou pour les deux classes confondues. De façon plus attendue, c’est le terme οἱ χρηστοί qui est le plus utilisé pour désigner la classe opposée. 

- Si on tente ensuite de regrouper ces termes en fonction de leur principale connotation13 – même si, en raison de la polysémie de certains mots, l’attribution à une catégorie donnée est parfois arbitraire – il apparaît également un net déséquilibre : ce sont les termes à connotation morale qui sont de préférence utilisés pour qualifier l’élite, devant ceux à connotation économique, alors que la classe populaire est très majoritairement désignée avec les termes à connotation socio-politique (δῆμος et ses dérivés).

- Enfin, l’examen des systèmes d’opposition montre l’absence d’étanchéité entre les différentes catégories de termes. Ainsi, πλούσιοι est plus souvent opposé à δῆμος qu’à πένητες, et si χρηστοί est souvent logiquement placé en opposition avec πονηροί, il l’est également avec δημοτικοί ou μαινόμενοι ἄνθρωποι. L’importance des occurrences de δῆμος, que nous avons déjà relevée, a entre autre pour conséquence que ce terme se trouve opposé – seul ou en association avec d'autres mots – à de nombreux autres14, relevant de chacune des catégories évoquées plus haut. Il en va de même de ses dérivés comme le montre l’exemple suivant :

 

Ἔπειτα δὲ ὃ ἔνιοι θαυμάζουσιν ὅτι πανταχοῦ πλέον νέμουσι τοῖς πονηροῖς καὶ πένησι καὶ δημοτικοῖςτοῖς χρηστοῖς, ἐν αὐτῷ τούτῳ φανοῦνται τὴν δημοκρατίαν διασῴζοντες. Οἱ μὲν γὰρ πένητες καὶ οἱ δημόται καὶ οἱ χείρους εὖ πράττοντες καὶ πολλοὶ οἱ τοιοῦτοι γιγνόμενοι τὴν δημοκρατίαν αὔξουσιν· ἐὰν δὲ εὖ πράττωσιν οἱ πλούσιοι καὶ οἱ χρηστοί, ἰσχυρὸν τὸ ἐναντίον σφίσιν αὐτοῖς καθιστᾶσιν οἱ δημοτικοί15.

« Ensuite quelques-uns s’étonnent de ce qu’en tout domaine ils accordent une part plus grande aux coquins, pauvres et démocrates qu’aux honnêtes gens : en ce domaine justement il est manifeste qu'ils assurent la sauvegarde de la démocratie. En effet lorsque les pauvres, les gens du peuple et les inférieurs prospèrent et que ces gens-là deviennent nombreux, ils accroissent la démocratie, en revanche, lorsque prospèrent les riches et les honnêtes gens, les démocrates renforcent le parti qui leur est contraire. »

 

Le groupe représenté par l’association de trois termes, l’un à connotation morale (πονηροί), l’autre à connotation économique (πένητες), le dernier à connotation politique (δημοτικοί, coordonné sans reprise de l’article à πένητες, ce qui renforce l’association de ces deux derniers termes), représente l’antithèse des chrèstoi dans un contexte où « la part plus grande » accordée aux catégories populaires est à la fois économique et sociale avant de devenir plus nettement politique dans la suite du pamphlet. Les « pauvres » réapparaissent ensuite dans un nouveau groupe ternaire où ils sont cette fois associés aux « gens du peuple » (δημόται), terme à connotation socio-politique et aux « inférieurs » (χείρους), nouveau terme à connotation morale, et logiquement opposés aux « riches » (πλούσιοι) et « aux honnêtes gens » (χρηστοί), ce dernier mot relevant à la fois du vocabulaire moral et du vocabulaire social. Les « riches et les honnêtes gens » sont enfin présentés comme les adversaires des « démocrates » (δημοτικοί).

 

Par le jeu des associations et des oppositions s’établit donc une chaine d’équivalences où les différents termes peuvent paraître interchangeables mais participent en réalité d’une démonstration implacable qui porte sur la nature même de la démocratie.

Ainsi, le dèmos des Athéniens n’est en aucun cas l’ensemble du corps civique : il est « la masse » (τὸ πλῆθος) ou « la foule » (ὁ ὄχλος), il est constitué des « hommes du peuple » (οἱ δημόται) qui sont des « coquins » (οἱ πονηροί), des « inférieurs » (οἱ χείρους), des « pauvres » (οἱ πένητες), des « fous furieux » (οἱ μαινόμενοι ἄνθρωποι). Majoritaires, ceux-ci constituent « la part la plus mauvaise », la lie (τὸ κάκιστον) de la cité. De façon générale, « ceux du dèmos », (οἱ δημοτικοί), sont, à quelques exceptions près, issus du dèmos, servent les intérêts du démos et sont favorables à la démocratie. Ils agissent tout particulièrement à l’assemblée (ἐν τῷ δήμῳ)16.

De l’autre côté, les « honnêtes gens » (οἱ χρηστοί) se confondent avec « les nobles » (οἱ γενναῖοι), les « meilleurs », (οἱ βέλτιστοι, οἱ βελτίους, οἱ ἄνδρες ἄριστοι), les « plus habiles » (οἱ δεξιώτατοι), les « plus capables » (οἱ δυνατώτατοι) ou « les puissants » (οἱ δυνάμενοι). S’ils sont capables et puissants c’est en vertu de leurs qualités propres mais aussi parce qu’ils sont « les riches » (οἱ πλούσιοι), les « gens fortunés » (οἱ εὐδαίμονες). Ces honnêtes gens sont les« hoplites » (οἱ ὁπλῖται, τὸ ὁπλίτικον), « ceux qui cultivent la terre » (οἱ γεωργοῦντες), « ceux qui s’entraînent dans les gymnases et pratiquent la musique » (οἱ γυμναζόμενοι καὶ τὴν μουσικὴν ἐπιτηδεύοντες). Ils constituent « le petit nombre » (οἱ ὀλίγοι) et représentent la « part la meilleure », l’élite (τὸ βέλτιστον) de la cité.

Ce jeu n’est évidemment pas neutre : il vise à identifier une catégorie socio-économique, le dèmos, caractérisée par son infériorité en tous domaines, à l’exception notable de son nombre et de sa place dans les institutions athéniennes. Le dèmos n’est pas seulement le soutien de la démocratie ; il en est tellement indissociable que les deux notions peuvent être assimilés, non seulement par l’usage qu’en fait le vocabulaire courant mais parce que la démocratie doit bien être étymologiquement définie, dans l’esprit du pseudo Xénophon, non comme « le gouvernement du plus grand nombre »17, mais comme la domination (kratos) des classes populaires (dèmos).

 

II. La fonction de la stigmatisation : entre propagande et idéologie

 

L’assimilation du dèmos et de la démocratie étant ainsi posée, le tableau négatif qui a été fait du dèmos peut sans difficulté aucune être transposé comme celui du régime, et le pamphlet conduit ainsi une attaque en règle contre la démocratie. L’auteur excelle à établir comme une évidence le caractère négatif du régime démocratique en utilisant toutes les ressources stylistiques possibles, comme dans cette remarque : 

 

Ἐν γὰρ τοῖς βελτίστοις ἔνι ἀκολασία τε ὀλιγίστη καὶ ἀδικία, ἀκρίβεια δὲ πλείστη εἰς τὰ χρηστά, ἐν δὲ τῷ δήμῳ ἀμαθία τε πλείστη καὶ ἀταξία καὶ πονηρία· ἥ τε γὰρ πενία αὐτοὺς μᾶλλον ἄγει ἐπὶ τὰ αἰσχρὰ καὶ ἡ ἀπαιδευσία καὶ ἡ ἀμαθία <ἡ> δι’ ἔνδειαν χρημάτων ἐνίοις τῶν ἀνθρώπων18.

« C’est dans l’élite qu’il y a le moins d’indiscipline et d’injustice et le plus d’application à rechercher les actions honnêtes ; c’est dans le peuple qu’il y a le plus d’ignorance, de désordre et de vilenie. En effet, c’est la pauvreté qui les pousse davantage aux actions honteuses, ainsi que l’absence d’éducation et l’ignorance qui, pour quelques hommes, a pour cause le manque de ressources. » 

 

L’accumulation des termes négatifs, utilisés toujours à l’intérieur d’un système de comparaison, revient à attribuer au dèmos tous les défauts moraux, sociaux, politiques et économiques, volontairement énoncés comme l’absence des qualités qui du même coup doivent caractériser l’élite. L’emploi des superlatifs renforce l’effet de miroir en négatif, mais il s’y ajoute le choix même des termes ὀλιγίστη et πλείστη, utilisés ici non pour évoquer le nombre, comme dans le reste du traité, mais pour comparer le degré de perversité des deux classes de la population athénienne. Mais, plus généralement, l’auteur peut ainsi poser la question du choix politique du régime d’une cité comme l’alternative entre la domination des chrèstoi et celle des ponèroi, ce qui revient à une alternative entre les actions honnêtes, moralement et politiquement bonnes, (τὰ χρηστά) et les actions malhonnêtes et déshonorantes (τὰ αἰσχρὰ). Toutefois cette alternative n’est pas donnée comme immédiate et le pseudo Xénophon n’est pas dupe de l’usage qui peut être fait du langage. Il se plaît souvent à en jouer pour mieux faire apparaître l’écart entre l’apparence du discours démocratique et la réalité qu’il recouvre. Il montre ainsi que la démocratie, qui se proclame le meilleur des régimes, a bien une excellence qui lui est propre, mais que cette excellence passe par le renversement général de toutes les valeurs. Il applique par exemple ce raisonnement à l’examen de la question de l’isègoria, habituellement considérée comme l’un des piliers de la démocratie athénienne19.

 

Εἴποι δ’ ἄν τις ὡς ἐχρῆν αὐτοὺς μὴ ἐᾶν λέγειν πάντας ἑξ ἴσης μηδὲ βουλεύειν, ἀλλὰ τοὺς δεξιωτάτους καὶ ἄνδρας ἀρίστους. οἱ δὲ καὶ ἐν τούτῳ ἄριστα βουλεύονται ἐῶντες καὶ πονηροὺς λέγειν. Εἰ μὲν γὰρ οἱ χρηστοὶ ἔλεγον καὶ ἐβουλεύοντο, τοῖς ὁμοίοις σφίσιν αὐτοῖς ἦν ἀγαθά, τοῖς δὲ δημοτικοῖς οὐκ ἀγαθά·νῦν δὲ λέγων ὁ βουλόμενος ἀναστάς, ἄνθρωπος πονηρός, ἐξευρίσκει τὸ ἀγαθὸν αὑτῷ τε καὶ τοῖς ὁμοίοις αὑτῷ. Εἴποι τις ἄν· Τί ἂν οὖν γνοίη ἀγαθὸν αὑτῷ ἢ τῷ δήμῳ τοιοῦτος ἄνθρωπος; Οἱ δὲ γιγνώσκουσιν ὅτι ἡ τούτου ἀμαθία καὶ πονηρία καὶ εὔνοια μᾶλλον λυσιτελεῖ ἢ ἡ τοῦ χρηστοῦ ἀρετὴ καὶ σοφία καὶ κακόνοια. Εἴη μὲν οὖν ἂν πόλις οὐκ ἀπὸ τοιούτων διαιτημάτων ἡ βελτίστη, ἀλλ’ ἡ δημοκρατία μάλιστ’ ἂν σῴζοιτο οὕτως. Ὁ γὰρ δῆμος βούλεται οὐκ εὐνομουμένης τῆς πόλεως αὐτὸς δουλεύειν, ἀλλ’ἐλεύθερος εἶναι καὶ ἄρχειν, τῆς δὲ κακονομίας αὐτῷ ὀλίγον μέλει· ὃ γὰρ σὺ νομίζεις οὐκ εὐνομεῖσθαι, αὐτὸς ἀπὸ τούτου ἰσχύει ὁ δῆμος καὶ ἐλεύθερός ἐστιν. Εἰ δ’ εὐνομίαν ζητεῖς, πρῶτα μὲν ὄψει τοὺς δεξιωτάτους αὐτοῖς τοὺς νόμους τιθέντας· ἔπειτα κολάσουσιν οἱ χρηστοὶ τοὺς πονηροὺς καὶ βουλεύσουσιν οἱ χρηστοὶ περὶ τῆς πόλεως καὶ οὐκ ἐάσουσι μαινομένους ἀνθρώπους βουλεύειν οὐδὲ λέγειν οὐδὲ ἐκκλησιάζειν. Ἀπὸ τούτων τοίνυν τῶν ἀγαθῶν τάχιστ’ ἂν ὁ δῆμος εἰς δουλείαν καταπέσοι20.

« On pourrait dire qu’ils ne devraient pas permettre que tous prennent la parole et délibèrent sur un plan dʹégalité, mais seulement ceux qui sont les plus habiles et des hommes excellents. Mais ils délibèrent excellemment sur ce point aussi, en permettant aux coquins de prendre la parole. Si en effet c’étaient les honnêtes gens qui prenaient la parole et délibéraient, leurs décisions seraient bonnes pour leurs semblables, mais elles ne seraient pas bonnes pour les démocrates. En l’occurrence lorsque le premier venu se lève et prend la parole, parce qu’il est un coquin il trouve ce qui est bon pour lui et pour ses semblables. On pourrait dire : « comment un tel homme pourrait-il savoir ce qui est bon pour lui et pour le peuple. Mais eux, ils savent bien que l’ignorance, la vilenie et la bienveillance de cet homme sont plus profitables que la valeur, la science et l’hostilité de l’honnête homme. Ce n’est donc pas à partir de telles dispositions que la cité pourrait être la meilleure, mais c’est ainsi que la démocratie serait le mieux sauvegardée. En effet le peuple ne veut pas être lui-même esclave dans une cité aux bonnes lois : il veut être libre et commander. Peu lui importe la mauvaise qualité des lois. En effet, ce que toi tu considères relever d’une mauvaise législation, c’est ce qui permet au peuple d’être fort et d’être libre. Si en revanche tu cherches la bonne législation, tu verras d’abord les plus habiles établir des lois pour le peuple. Ensuite les honnêtes gens châtieront les coquins et les honnêtes gens délibèreront au sujet de la cité, et ils ne permettront pas que des fous furieux délibèrent, ni qu’ils prennent la parole, ni qu’ils siègent à l’assemblée. À la suite de ces bonnes mesures le peuple tomberait rapidement en esclavage. »

 

Le raisonnement repose sur un paradoxe, longuement filé : l’excellence de la démocratie est de prendre le contre-pied de la conception commune de l’excellence, parce que ce qui est bon pour elle est précisément le contraire de ce qui est bon dans l’absolu. Dans le passage cité, tous les termes relevant du champ sémantique de l’excellence sont systématiquement employés avec des visées contradictoires, tantôt pour décrire les pratiques de la démocratie, tantôt pour décrire celles qui seraient souhaitables. L’excellence de la démocratie consiste donc à soutenir l’ensemble indistinct (πάντες, ὁ βούλομενος) des ponèroi au détriment des meilleurs (δεξιώτατοι καὶ ἄνδρες ἄριστοι), à assurer le pouvoir des démocrates contre le parti des chrestoi, à tirer profit de l’ignorance et de la perversité des premiers et à redouter la valeur et la science des seconds, bref à rechercher la kakonomia et non l’eunomia

Ainsi, au terme du raisonnement, la démocratie se trouve définie comme la politeia réalisée par le dèmos pour le dèmos et devient synonyme de la kakonomia, qui est la législation réalisée par les kakoi en faveur des kakoi.

Mais derrière ce type d’argumentation se profile nettement l’évocation de l’alternative au régime, et le pseudo Xénophon peut ensuite facilement passer de l’évocation ponctuelle de l’eunomia, « la bonne législation » et du « petit nombre » délibérément écarté et brimé par le dèmos à l’opposition entre une cité « au régime démocratique » (δημοκρατουμένη) et une cité « au régime oligarchique » (ὀλιγαρχουμένη)21.

 

Il s’ensuit donc que le jeu des comparatifs et des superlatifs dans le pamphlet n’a pas pour fonction essentielle la comparaison. Il relève de la propagande. En cela, si le texte doit être daté des années 430-420, il marque bien le début du moment où ce vocabulaire devient une arme dans le combat politique et où l’aristokratia commence à être le mot d’ordre au nom duquel se mène le combat contre la démocratie. Il est significatif que l’on retrouve une partie des termes martelés par le pseudo-Xénophon ainsi que des systèmes d’opposition très comparables dans le contexte des révolutions oligarchiques de 411 et 404. 

Chez Thucydide, c’est Alcibiade qui, dans les périodes et les circonstances où il se trouve amené à prendre le parti de l’oligarchie contre la démocratie et à le dire ouvertement, utilise des procédés semblables, que ce soit en 414 à Lacédémone, où il associe le régime démocratique au désordre et à la ponèria et le qualifie de « folie reconnue de tous »22, ou lorsqu’en 411 il s’adresse aux chefs de l’armée de Samos pour proposer son aide à la révolution oligarchique, en s’associant aux beltistoi contre la démocratie, « régime de coquins » qui a fait de lui un exilé23. Cette même dichotomie, appuyée sur les mêmes termes se retrouve dans les propos des Trente en 404-403, tels que les rapporte Xénophon. Lorsque Théramène prend la parole devant ses collègues et le Conseil lors de son procès, il utilise un vocabulaire semblable tout en contestant la validité d’une dichotomie trop radicale, mais sa critique porte sur le mode de discrimination (un nombre de fixe de citoyens), non sur la réalité d’une distinction entre les bons et les mauvais citoyens. 

 

Ὁ δ’ αὖ Θηραμένης καὶ πρὸς ταῦτα ἔλεγεν ὅτι ἄτοπον δοκοίη ἑαυτῷ γε εἶναι τὸ πρῶτον μὲν βουλομένους τοὺς βελτίστους τῶν πολιτῶν κοινωνοὺς ποιήσασθαι τρισχιλίους, ὥσπερ τὸν ἀριθμὸν τοῦτον ἔχοντά τινα ἀνάγκην καλοὺς καὶ ἀγαθοὺς εἶναι, καὶ οὔτ’ ἔξω τούτων σπουδαίους οὔτ’ ἐντὸς τούτων πονηροὺς οἷόν τε εἴη γενέσθαι24.

« Mais Théramène répondit à cela qu’il lui semblait absurde tout d’abord, lorsqu’on voulait s’associer les meilleurs des citoyens, que les gens de bien soient au nombre de trois mille, comme si ce nombre avec une nécessité quelconque, et qu’il n’y ait ni gens utiles en dehors d’eux ni coquins parmi eux. »

 

Si, dans ce passage et dans d’autres25, Théramène préfère pour sa part utiliser l’expression kaloi kai agathoi pour désigner ceux que le pseudo-Xénophon qualifie de chrèstoi, sa protestation semble suggérer que l’expression οἱ βέλτιστοι τῶν πολιτῶν faisait partie du discours de propagande des Trente. Et cela se confirme lorsqu’il ajoute un peu après : « Il ne me paraît pas beau, dit-il, que des gens qui se disent les meilleurs agissent plus injustement que les sycophantes »26

De fait, dans le discours d’accusation qu’il prononce contre Théramène en s’adressant aux membres du Conseil, Critias utilise l’opposition entre dèmos et beltistoi, sans avoir besoin de l’expliciter ou de la justifier, montrant ainsi qu’elle relève du vocabulaire idéologique usuel parmi les membres de l’oligarchie.

 

Ἡμεῖς δὲ γνόντες μὲν τοῖς οἵοις ἡμῖν τε καὶ ὑμῖν χαλεπὴν πολιτείαν εἶναι δημοκρατίαν, γνόντες δὲ ὅτι Λακεδαιμονίοις τοῖς περισώσασιν ἡμᾶς ὁ μὲν δῆμος οὔποτ’ ἂν φίλος γένοιτο, οἱ δὲ βέλτιστοι ἀεὶ ἂν πιστοὶ διατελοῖεν, διὰ ταῦτα σὺν τῇ Λακεδαιμονίων γνώμῃ τήνδε τὴν πολιτείαν καθίσταμεν. Καὶ ἐάν τινα αἰσθανώμεθα ἐναντίον τῇ ὀλιγαρχίᾳ, ὅσον δυνάμεθα ἐκποδὼν ποιούμεθα27.

« Nous qui savons que pour des gens comme nous et vous la démocratie est un régime insupportable, qui savons aussi que pour les Lacédémoniens, nos sauveurs, jamais le peuple ne saurait être un ami, alors qu’ils ne cesseront d’accorder leur confiance à l’élite, pour cette raison, nous avons avec l’accord des Lacédémoniens établi ce régime. Et, chaque fois que nous remarquons un opposant à l’oligarchie, autant que possible nous nous en débarrassons. »

 

Critias et les Trente appliquent dans la pratique politique de l’oligarchie le vocabulaire et, jusque dans ses ultimes conséquences, les principes de conflit de classes dont le pseudo-Xénophon s’est en quelque sorte fait le théoricien. Mais, en instaurant une dichotomie et une altérité radicale entre les deux classes de la population, l’auteur de l’Athènaiôn Politeia n’inaugure pas seulement un instrument de propagande contre la démocratie. Il prend un parti pris idéologique décisif dans les débats internes à l’oligarchie. C’est le parti pris qui refuse la possibilité d’une réforme de la démocratie « la démocratie autrement » qu’évoque Pisandre dans sa propagande en 411, que défend Théramène en 411 et encore en 404 en refusant de fixer arbitrairement le nombre des kaloi kagathoi à trois mille et d’exclure les autres de la citoyenneté et de la cité. Pour le pseudo-Xénophon, pour les plus durs des Quatre Cents, pour Critias en 404, il n’est pas de voie moyenne, pas de conciliation possible entre chrèstoi et ponèroi entre le dèmos et l’élite, entre la démocratie et l’oligarchie. Peu importent les critères de distinction utilisés, tous se rejoignent. Ce n’est ni l’origine sociale, ni le seuil censitaire, ni la valeur personnelle, ni même le degré d’instruction ou d’intelligence qui fait le bon ou le mauvais citoyen. L’équivalence générale entre tous ces éléments revient à effacer la valeur de chacun d’eux en particulier. C’est le choix politique des individus qui détermine le groupe auquel ils appartiennent puisque ce choix est nécessairement le reflet de leur intérêt personnel. Parce que les ponèroi trouvent leur intérêt dans la démocratie, le dèmotikos, c’est à dire le partisan du dèmos, est nécessairement un ponèros, quelle que soit son origine sociale et son statut économique. Il est naturellement l’adversaire (ἐναντίος) des beltistoi, celui qui s’oppose à eux et auquel ils s’opposent. Et, dit Critias, qui se revendique de cette idéologie, « chaque fois que nous remarquons un opposant à l’oligarchie, autant que possible nous nous en débarrassons ». 

 

 

PROGRAMMES

Enseignement de complément (cycle 4)

  • La Grèce dans son unité et sa diversité 
    • deux modèles de cité, Athènes et Sparte

Enseignement optionnel (lycée)

  • classe de Première 
    • objet d'étude : vivre dans la cité 
      • Tous citoyens ? Intégration, assimilation, exclusion

 

Enseignement de spécialité (lycée)

  • Classe de Première
    • Objet d'étude : La cité entre réalités et utopies 
      • Penser les différentes formes de gouvernement 

Notes 

1-Article paru dans A. Queyrel Bottineau (ed), La représentation négative de l’autre dans l’Antiquité, EUD, Dijon, 2014, p. 85-98.

Aix-Marseille Université, CNRS, TDMAM, UMR7297, 13094 Aix-en-Provence, France.

2- La date de composition de ce pamphlet reste en particulier très débattue et a suscité les hypothèses les plus diverses qui vont d’avant 440 (Bowersock 1967, p. 33 ; Mazzarino 1983, p. 569-576) à 409-404 (Canfora 1985 et 1994, p. 404-408, qui attribue l’ouvrage à Critias) voire au début du ive siècle (Hornblower 2000). R. Sealey (1974, p. 257-259) en situe la composition entre 443 et 431, alors que Cl. Leduc (1976, p. 201-202) conclut, au terme de son étude de l’œuvre, pour une date comprise entre 421 et 418, A.W. Gomme (1940, 245) aux alentours de 420-415, et P. Tuci (2011), dans une fourchette entre 425-413 et plutôt vers 415. Toutefois un certain consensus paraît s’établir autour du début de la guerre du Péloponnèse, soit un peu avant la mort de Périclès (432 pour Frisch 1942, p. 62 ; 431-430 pour Lévy 1976, p. 273-275) soit un peu après, entre 429 et 424 (Gomme 1940, p. 245 ; Connor 1985, p. 461 ; Forrest 1970). Voir la bibliographie sur la date et l’attribution du pamphlet dans Cataldi 2000, p. 77, n. 12. 

3- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 1.

4- L’auteur du traité n’utilise qu’à deux reprises le terme πολῖται, une fois pour critiquer les institutions démocratiques (Ath. Pol. I 3), une autre pour qualifier le groupe au sein duquel s’opèrent les distinctions (Ath. Pol. II 19). Cf Leduc 1976, p. 119-120.

5- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 5 : ἔστι δὲ πάσῃ γῇ τὸ βέλτιστον ἐναντίον τῇ δημοκρατίᾳ (« partout sur la terre l’élite est opposée à la démocratie ») ; Ath.Pol. III 10 : ἐν οὐδεμιᾷ γὰρ πόλει τὸ βέλτιστον εὔνουν ἐστὶ τῷ δήμῳ, ἀλλὰ τὸ κάκιστον ἐν ἑκάστῃ ἐστὶ πόλει εὔνουν τῷ δήμῳ· οἱ γὰρ ὅμοιοι τοῖς ὁμοίοις εὖνοί εἰσι. (« Il n’est aucune cité où l’élite soit favorable au peuple (au régime populaire), mais, dans chaque cité, c’est la racaille qui est favorable au peuple. En effet les semblables sont favorables aux semblables... »). Sur ces deux passages et leur traduction cf. infra.

6- Leduc 1976, p. 130-138 ; Gabba 1988 ;Canfora 1989.

7- Ps.-Xen. Ath. Pol. III 10.

8- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 2.

9- Xen. Hell. II 3,48.

10- Leduc 1976, p. 119-124.

11-  L’enquête a été conduite à l’aide du TLG, en effectuant d’abord un recensement systématique des termes susceptibles de désigner une catégorie à l’intérieur de la cité, puis en éliminant de la liste les emplois dans un sens non pertinent (par exemple πλῆθος exprimant seulement la quantité ou le nombre hors contexte politique), ou ambigu (par exemple ὀλίγοι lorsqu’il est utilisé avec un jeu de double sens) ou volontairement paradoxal (ainsi ἀριστα employé pour décrire la manière dont la démocratie athénienne réalise la kakonomia, cf. infra). N’ont d’autre part pas été inclus dans l’enquête les périphrases dont le sens n’est appréhendable qu’en fonction du contexte et des termes comme οἱ Ἀθηναῖοι, qui vient parfois se substituer à ὁ δῆμος, mais sans qu’il soit toujours possible de décider exactement si ce pluriel renvoie à l’ensemble du corps civique, à la démocratie elle-même ou à la catégorie sociale qui assure les choix politiques de la cité. De la même manière, il n’a pas été possible de recenser tous les emplois de la 3ème personne du pluriel que le pseudo-Xénophon emploie volontiers sans sujet exprimé pour désigner les Athéniens dans leur ensemble ou une partie d’entre eux, ou les deux à la fois, puisqu’il s’agit toujours de démontrer que la catégorie des ponèroi finit par s’identifier avec la cité elle-même.

12- Voir Annexes, tableau 1.

13- Voir Annexes, tableau 2.

14- Voir Annexes, tableau 3.

15- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 4.

16- Selon le contexte δημοτικός peut donc signifier soit « issu du peuple », soit « partisan de la démocratie », et très fréquemment les deux à la fois. Mais il arrive que le pseudo-Xénophon dissocie volontairement les deux sens pour marquer un paradoxe, par exemple le cas des membres de l’élite qui prennent le parti de la démocratie (Ath. Pol. II 19 ; cf. in

17- C’est la définition qu’en donne Périclès dans l’oraison funèbre chez Thucydide, II 36.1 : καὶ ὄνομα μὲν διὰ τὸ μὴ ἐς ὀλίγους ἀλλ᾿ ἐς πλείονας οἰκεῖν δημοκρατία κέκληται.

18- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 5.

19-Cf. Hdt V 78. Sur le lien entre isègoria et démocratie à Athènes, voir Lewis 1971.

20- Ps.-Xen. Ath. Pol. I 7-9.

21- Ps.-Xen. Ath. Pol. II 20.

22-  Thuc. VI 89,5-6 : Τῆς δὲ ὑπαρχούσης ἀκολασίας ἐπειρώμεθα μετριώτεροι ἐς τὰ πολιτικὰ εἶναι. ᾿Άλλοι δ᾿ ἦσαν καὶ ἐπὶ τῶν πάλαι καὶ νῦν οἳ ἐπὶ τὰ πονηρότερα ἐξῆγον τὸν ὄχλον [...] ἐπεὶ δημοκρατίαν γε κατεγιγνώσκομεν οἱ φρονοῦντές τι, καὶ αὐτὸς οὐδενὸς ἂν χεῖρον, ὅσῳ καὶ <μέγιστ᾿ἠδίκημαι > λοιδορήσαιμι· ἀλλὰ περὶ ὁμολογουμένης ἀνοίας οὐδὲν ἂν καινὸν λέγοιτο... (« Dans le désordre régnant nous nous efforcions d’être plus modérés en politique. Il y en avait d’autres, autrefois et aujourd’hui encore, qui égaraient la foule vers des entreprises plus viles […] De fait, nous jugeons sévèrement la démocratie, nous les gens doués de quelque bon sens, et moi-même plus que quiconque je pourrais la blâmer à la hauteur du tort qu’elle m’a causé. Mais sur une folie reconnue de tous on ne trouverait rien à dire de nouveau… »).

23- Thuc. VIII 47,2 : ἐπειδὴ γὰρ ᾔσθοντο αὐτὸν ἰσχύοντα παρ’ αὐτῷ οἱ ἐν τῇ Σάμῳ Ἀθηναίων στρατιῶται, τὰ μὲν καὶ Ἀλκιβιάδου προσπέμψαντος λόγους ἐς τοὺς δυνατωτάτους αὐτῶν ἄνδρας ὥστε μνησθῆναι περὶ αὐτοῦ ἐς τοὺς βελτίστους τῶν ἀνθρώπων ὅτι ἐπ’ ὀλιγαρχίᾳ βούλεται καὶ οὐ πονηρίᾳ οὐδὲ δημοκρατίᾳ τῇ αὐτὸν ἐκβαλούσῃ κατελθὼν. (« Comme les soldats athéniens de l’armée de Samos avaient appris l’influence (d’Alcibiade) auprès de (Tissapherne) et dans la mesure où, d’une part, Alcibiade avait pris langue avec les hommes les plus influents de l’armée pour qu’ils fassent savoir à son sujet aux membres de l’élite qu’il voulait rentrer sous un régime oligarchique et non sous ce régime de coquins et cette démocratie qui l’avait chassé… (ils résolurent de renverser la démocra

24- Xén. Hell. II 3,19.

25- Cf. Xen. Hell. II 3,15 ; II 3,38 ; II 3,49 ; II 3,53.

26- Xen. Hell. ΙΙ 3,22 : ἀλλ’ οὐ δοκεῖ μοι, ἔφη, καλὸν εἶναι φάσκοντας βελτίστους εἶναι ἀδικώτερα τῶν συκοφαντῶν π

27- Xen. Hell. II 3,25.

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