La Réponse aux Injures - Explication I, vers 869-898 Ronsard : Les oeuvres engagées.

Ce passage a pour sujet principal d’opposer l’esthétique poétique de Ronsard à l’esthétique des protestants. Il présente donc un double intérêt : définir son art poétique  et attaquer ces « prédicants » que le poète accuse d’ignorer la nature véritable de la poésie.

Du reste le plan du passage souligne le dessein du poète : une première partie de cinq vers décrit la façon de faire des prédicants, une longue deuxième partie définit l’activité poétique selon Ronsard, puis dans la troisième partie, il revient sur ces faux poètes qu’il appelle « versificateurs » sur un ton plus véhément.

Première partie  vers 869 – 872

Ronsard définit donc la façon dont les protestants font de la poésie : il leur reproche d’en faire  comme ils composent et disent leurs prêches. Dans des vers dont la lourdeur imite précisément celle qu’il veut dénoncer, (cf. les répétitions « en l’art de poésie… l’art il ne faut pas tel .ou tel qu’il faut) il les accuse d’abord de n’avoir aucune imagination, et d’être incapables d’improviser (« ils suivent pas à pas / Leur sermon appris par cœur ») : un manque de fantaisie qui, déjà visible dans leurs sermons, sera évidemment encore plus rédhibitoire s’ils s’avisent de faire de la poésie. Et il leur reproche aussi d’appliquer à la poésie ce qu’il ne faut appliquer qu’à la prose : au lieu d’être des poètes, ils sont toujours comme des orateurs qui suivent « le fil d’une chose » Ils sont donc enchaînés au discours on pourrait dire au message qu’ils veulent transmettre ; d’ailleurs la répétition du verbe « suivre » (le sermon comme l’orateur suit le fil d’une chose) est significative : « suivre » c’est le contraire d’une liberté qui peut faire dévier le propos, qui est pour Ronsard le propre de la poésie, (et qui sanctionnera l’échec, et la fin du reste de sa poésie « engagée ».

Les vers reproduisent ce caractère besogneux et prosaïque de  la langue des prédicants,  avec toutes ces occlusives sourdes pesantes : « pas, prédicants, pas à pas, par, prose, tel qu’ont les Prédicants, qui, cœur, qu’il faut », ou bien, c’est la répétition des mêmes phonèmes qui signale ce manque d’imagination (ainsi se correspondent dans des vers qui se suivent le « tel qu’ont » avec leur « sermon » et la rime interne à la césure cœur/orateur, ou encore dans le dernier vers de cette partie, l’assonance en « ou » (« où toujours »). Et la disposition des propositions incite aussi à lire ces cinq vers comme de la prose : les pauses sont plus longues à la césure qu’en fin de vers.

Ainsi le reproche fait aux prédicants est-il double :  leur incapacité à improviser même dans leurs sermons les rend encore plus inaptes à faire de la poésie, domaine de la fantaisie par excellence, comme va le dire Ronsard dans la partie suivante.

Deuxième partie vers 873 - 892

Elle commence par opposer les vrais poètes (« gaillards » précise Ronsard pour les opposer à ces prédicants besogneux) aux « versificateurs ». Le mot a un sens péjoratif et désigne des rhéteurs qui limitent la poésie à la rime (donc font de la prose en vers) sans voir la différence d’essence de la poésie. Et pour ces « versificateurs »  la poésie « ne semble pas art ». Il y a de plus l’idée d’un certain « mystère » poétique auquel ces versificateurs sont insensibles : les poètes, dit Ronsard, ont « artifice à part/Ils ont un art caché » les termes « à part, caché » suggèrent cette spécificité poétique qui n’est pas révélée à n’importe qui.

Et la fin du paragraphe (vers 875 –76) explique pourquoi : on ne peut suivre aussi facilement un poète qu’un orateur : la métaphore de la marche (pas à pas, suivre) se prolonge dans le verbe « se promener » dans le verbe « mener ». Et à l’enchaînement au discours qui était le propre des Prédicants s’oppose cette liberté d’aller où on veut : le poète se « promène / D’une libre contrainte, où la muse le mène » autrement dit il suit son inspiration, et non un propos qui lui est imposé de l’extérieur. Et pour faire comprendre cette liberté, Ronsard poursuit par une comparaison qui assimile la liberté du poète aux bonds capricieux d’un feu follet (ce sont les « ardens » du vers 877) : Ainsi que les Ardents apparaissant de nuit

Sautent à divers bonds, ici leur flamme luit
Et tantôt reluit là, ores sur un rivage,
Ores dessus un mont ou sur un bois sauvage.

Les quatre vers montrent la diversité des lieux illuminés par la flamme : ce ne sont plus des « pas » mais des « bonds » : une légèreté, une vitalité qui s’oppose aux pas pesants et toujours identiques de la parole des prédicants (les « bonds » sont ici « divers ») ; la succession des adverbes (« ici, là, tantôt, ores ») comme la diversité des lieux (rivage, mont, bois) montre une  volonté fantasque qui n’obéit qu’à son seul caprice, sans chercher aucune continuité (ce que montrent aussi le rythme de cette phrase, qui procède comme par bonds de six syllabes, aussi bien que la dissymétrie des groupes : le premier ouvert par « ici », le second par un « tantôt là », le troisième par un « ores » qui est répété deux fois alors qu’il ouvre sur trois compléments de lieu). Mais que ce soit sur un rivage, dessus un mont ou sur un bois, partout la flamme illumine la nuit, et la comparaison prend encore plus de sens, quand on la rapporte à la poésie, capable de cette même faculté « d’illumination ».

Puis le poète laisse aller son imagination et fait une longue description de l’abeille an train de butiner, dont on saura six vers plus loin que c’est une comparaison pour montrer ce qu’est l’activité poétique selon Ronsard. Cette description s’ouvre sur une question : « N’as-tu point vu… » qui s’adresse au prédicant, pou justement essayer de lui faire comprendre la nature particulière d’un poète, tout à fait semblable à l’avette qui butine de fleur en fleur ; S’ajoute de plus une vitalité particulière, puisque le vol de l’avette se fait au retour du printemps « en la prime saison » Cette comparaison prolonge la première puisqu’on y retrouve décrites la même fantaisie, et la même liberté cf. « tantôt, tantôt » une reprise du verbe suivre, nié cette fois-ci : « sans suivre une trace », le verbe « errer » poursuit aussi la métaphore : non pas une seule direction toujours « suivie », mais une « errance » (Ronsard dira plus loin « tout seul je me suis perdu par les rives humides… » vers 1003) « de pré en pré, de jardin en jardin ». Une errance qui cependant est loin d’être stérile, puisque l’abeille en rapporte « un doux fardeau de Mélisse ou de thym ». Mais sa course à travers les fleurs est décrite par Ronsard comme un parcours amoureux « Tantôt le beau Narcisse et tantôt elle embrasse / Le vermeil Hyacinthe », parcours d’amour puisque ces fleurs reprennent en quelque sorte leur identité première : le narcisse redevient le beau Narcisse de la fable, comme le vermeil hyacinthe redevient le héros qu’Apollon tua accidentellement. Toute la nature s’anime et retrouve ses origines mythiques sous la plume de Ronsard. La phrase ici s’allonge, reproduisant cette course erratique dans quatre vers qui enjambent, dans une construction parfois irrégulière  (cf. la place du verbe « embrasse » par rapport au balancement des deux « tantôt », et le rejet du COD « Le vermeil Hyacinthe »), et disant ce plaisir de butiner dans une belle nature, pour en rapporter « un doux fardeau » et le dernier vers de cette phrase retrouve un bel équilibre dans un rythme 2-4-3-3 qui montre un retour de la régularité.

Puis Ronsard applique au poète ce qu’il vient de dire de l’abeille : « Ainsi le bon esprit… ». Il reprend les mêmes termes : le poète, quand la Muse « l’époinçonne » et donc « porté par sa fureur » (le mot vient du Phèdre de Platon et montre le caractère sacré de l’inspiration) moissonne lui aussi « de toutes parts » les « fleurs » du Parnasse, « errant de tous côtés » : les indéfinis (toutes, tous) montrent cette ouverture à tout ce qui se présente à lui, imitant ses illustres prédécesseurs de la Rome antique qu’il veut citer pour montrer aux prédicants que la Bible ne doit pas être la seule source d’inspiration : « En ce point par les champs de Rome étaient portés… ». Les allitérations (point, par portés) montrent une autre continuité, non plus celle du « pas à pas » de la prose, mais  celle qui relie l’antiquité au monde de la Renaissance, et que le poète revendique. Il cite donc « le damoiseau Tibulle » et sans le nommer autrement que par une périphrase assez solennelle le poète Horace : «  et celui qui fit dire/Les chansons des Grégeois à sa Romaine lyre », et ce n’est pas un hasard s’il Ronsard a voulu le nommer ainsi : c’est pour mieux faire apparaître cette continuité qui fait faire à Ronsard avec les poètes latins ce qu’Horace fit avec les Grecs (Horace se vante d’avoir le premier introduit à Rome la poésie lyrique grecque de l’Eolie): une même transposition, l’un du grec au latin, l’autre du latin au français.

Troisième partie

Ronsard revient aux « versificateurs » en reprenant sur le mode négatif sa comparaison :

« Tels ne furent jamais les versificateurs », qu’il va définir dans une longue relative de trois vers déclinant leurs défauts : ils « ne sont seulement de mots inventeurs » : une invention qui se limite à des mots coupés des choses comme désincarnés, ce qui est normal dans une vision théologique où le ciel est coupé de la terre, et le sacré tout au plus une abstraction qui n’est qu’un signe du divin, et non le divin lui-même : ces mots n’ont plus de chair, sont donc  « seulement » des signes. (il faut noter la place et la longueur de l’adverbe seulement, dont la première syllabe du reste est reprise à la rime, comme pour mieux en souligner l’importance ). Et le poète poursuit avec trois adjectifs qui s’opposent à la vitalité, à l’ardeur et à la  légèreté de l’avette/poète : les versificateurs sont « froids, grossiers et lourdaux » , ce qu’il explique par la proposition participiale assez lourde elle-même d’ailleurs : « comme n’ayant saisie/ L’âme d’une gentille et docte frénésie » (il faut entendre : parce que leur âme n’a pas été saisie de frénésie ; le mot « frénésie » reprenant le mot « fureur » employé plus haut) Cette « folie » est qualifiée de « gentille » et de « docte » : les deux adjectifs ne sont pas anodins, car ils s’opposent à cette autre « folie » dont Ronsard accuse les protestants (cf.vers 902 : une rage ou un sortilège), qui fait employer à ces « lourdaux » « des mots injurieux » (vers 999) et « aboyer » (1007) plutôt que parler.

« Tel bien ne se promet aux hommes vicieux,
 Mais aux hommes bien nés, qui sont aimés des cieux »

C’est la conclusion de tout ce passage. Le « tel bien » reprend  cette « douce frénésie » dont le poète vient de parler, et oppose une dernière fois les « hommes vicieux » aux « hommes bien nés », renvoyant aux protestants les accusations dont ils avaient chargé le poète. Lui au contraire se vante de sa noblesse (bien nés) comme de sa bonne étoile, en quelque sorte, puisque ses dons poétiques sont le signe qu’il est « aimé des cieux », et  la rime Vicieux/cieux semble donc retourner poétiquement l’accusation, faite à Ronsard (vicieux) puisque le poète n’en a retenu que la rime –cieux, qu’il utilise pour définir ses dons poétiques.

Conclusion

C’est un passage intéressant  à plusieurs titres :

  • Il montre tout ce qui sépare l’esthétique catholique de la vision protestante, tout  au moins de celle que veut nous en donner Ronsard (car souvent les protestants comme De Bèze étaient de grands humanistes très cultivés).
  • Il montre à quelle liberté Ronsard est attaché (et donc sa difficulté à s’en tenir au discours strictement délibératif nécessaire dans un combat d’idées).
  • Au-delà, il montre d’une façon simple et claire la différence entre  ce qui est  littéraire et ce qui ne l’est pas: dans un  cas il s’agit de « suivre » une direction déjà tracée, dans l’autre c’est au bout d’un parcours fantasque et sans règles qu’on peut déceler un sens qui n’était pas donné à l’origine.                                
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