Introduction
La physiognomonie, avant que ses avatars modernes ne la travestissent en pseudo-science (Dumont 1984, Laurand 2005), est une herméneutique antique dont les principaux représentants, s'ils sont sûrs de ses fondements, hésitent sur son statut épistémologique et laissent toujours au praticien droit de regard et dernier mot. Cette τέχνη s'appuie en partie, mais profondément, sur l'observation zoologique qui lui fournit des repères, sinon des modèles, pour accéder au psychisme humain et à sa logique. Comme elle postule une intimité physique radicale de l'homme et de l'animal, elle alimente, du même coup, le soupçon d'anthropomorphisme qui pèse sur tout discours commun qui, hors du domaine strictement biologique, prétend ramener l'un et l'autre à la même échelle. S'agissant d'un λόγος dans lequel le corps animal apparaît en quelque sorte comme le révélateur, voire le signifié moral du corps de l’homme, ce handicap idéologique risque d'être rédhibitoire, au point que ceux-là même qui s'intéressent à la rationalité de ce discours trahissent leur gêne (Rodler 2000)1.
Il est ainsi doublement utile, pour réduire un malentendu partagé par ceux qu'elle attire et ceux qu'elle repousse, d'étudier la physiognomonie sous l'angle le plus négligé et le plus sensible de son discours, qui est le point d'ancrage de l'analogie qu'elle postule entre l'homme et les bêtes : l'analyse du corps. Dans l'étude de la zoologie physiognomonique on fait d'ordinaire et presque spontanément porter l’accent sur la psychologie (projective) des bêtes, alors que le point de passage privilégié et premier qu'elle pose entre l’homme et l’animal, c’est le corps. Après avoir rappelé les principes directeurs de la physiognomonie je m'attacherai à analyser dans les traités antiques la nature du bestiaire et la fonction des modèles animaux à travers l'étude des types et des équations morphologiques. Ce parti pris du corps conduira à réinterpréter l'approche zoologique dans les Physiognomonica aristotéliciens comme une extension de la méthode d'anatomie comparée qui est développée dans le corpus biologique, et à préciser la valeur paradigmatique du corps animal.
1. Les bases de la physiognomonie
1.1. corpus
Le corpus des traités physiognomoniques antiques a été rassemblé par Richard Foerster (1893) et aucune découverte ne l’a depuis lors substantiellement enrichi2. Il compte principalement (a) un traité péripatéticien [43 p.]3, dit du Pseudo-Aristote (IVe-IIIe av. J.C.), sans doute constitué de deux parties (§1-3 puis § 4-6), l’une et l’autre lacunaires (Degkwitz 1988 : 6-7 ; Foerster 1893 : XVIII), composées et combinées à la même époque, voire par un seul auteur (Vogt 1999 : 192), ou dont la première partie serait de peu antérieure à la seconde (Degkwitz 1988 : 5)4 ; (b) un long traité [97 p.] du sophiste Polémon (IIe ap. J.C.) parvenu sous la forme d’une traduction arabe, traduite en latin par H. Schmoelder, au XIXe ; (c) un traité [130 p.] du médecin Adamantios (IVe ap. J.C.) qui constitue une paraphrase de Polémon ; (d) un anonyme latin [142 p.], attribué autrefois à Apulée, auteur attesté d’un traité de ce genre, dont une étude de langue (André 1981 : 32) fixe la rédaction au IVe ap. J.C. ; enfin (e) un traité byzantin (Xe ap. J.C.), dit du Pseudo- Polémon, qui est un épitomé d’Adamantios5.
1.2. principe et définition
Une des caractéristiques de la littérature physiognomonique antique est de se présenter comme un discours à la fois théorique, historique et critique sur la technique qu’elle développe. Ainsi se trouvent rappelés dans chacun des traités qui nous sont parvenus, depuis le premier attribué à Aristote, l’objet, les principes et la méthode de cette discipline. « La physiognomonie, comme son nom l’indique, traite des manifestations physiques des dispositions de l’esprit et des caractères acquis venant modifier les signes qui font l’objet d’une analyse physiognomonique. [...] On appréhende le caractère à partir des mouvements, des poses, des couleurs, des expressions du visage, des cheveux, de la finesse de la peau, de la voix, de la chair, des parties du corps ainsi que de la forme d’ensemble du corps » (Arist., Phgn. 806 a 22-33)6. Cette discipline est donc une technique d’interprétation qui permet de remonter du corps à l’esprit et postule, fondamentalement, à la fois une dualité et une complicité psycho-somatique.
La corrélation intime et l’influence réciproque de la partie psychique et de la partie somatique en l’homme, et dans les animaux en général, est l’ἀρχή aussi bien logique que théorique du discours physiognomonique : « les dispositions mentales se règlent sur la situation du corps », αἱ διάνοιαι ἕπ́ ονται τοῖς σώμασι (incipit de Arist., Phgn.)7, et « inversement le corps est co-affecté par les impressions de l’âme », τοὐναντίον δὴ τοῖς τῆς ψυχῆς παθήμασι τὸ σῶμα συμπάσχον (Arist., Phgn. 805 a 6-7). Le vocabulaire employé pour désigner les deux instances en sympathie8 varie peu d’un traité à l’autre et l’association concerne, comme ici, le σῶμα et la ψυχή -ou la διάνοια9. Ce n’est donc pas le caractère, au sens simplement affectif et moral de τρόπος que vise la physiognomonie mais l’ensemble des dispositions mentales et intérieures. Son enjeu est la psychologie au sens le plus radical et l’on ne doit pas s’étonner de constater que le terme d’ἦθος, qui dans les grands textes zoologiques ne cerne qu’un aspect limité et apparent de la ψυχή, ait dans les Physiognomonica aristotéliciens un sens strictement somatique et superficiel et désigne les « expressions d’humeur », essentiellement faciales, et non le tempérament à découvrir10.
Cette ambition de reconstituer le portrait psychique complet d’un homme, à partir des données visibles qu’il expose inévitablement, repose sur un credo scientifique fondamental et général exprimé par la célèbre formule anaxagoréenne ὄψις τῶν ἀδήλων τὰ φαινόμενα11. Car si l’âme est, selon la conception aristotélicienne, opportunément rappelée par Galien dans son traité sur la solidarité de l’esprit et du corps, l’εἶδος du corps 12, le corps est réciproquement l’ ἲδέα sensible de l’âme (Phgn. 805 a 16) ou son εἶδος (Adamant. 1, 4). La physis, objet de la connaissance de la physiognomonie, est donc d’abord la nature intime, intus et in cute, des individus qu’informe et révèle leur apparence13. Mais, plus profondément, la connaissance de la nature est la connaissance et la compréhension de l’articulation psychosomatique14, et le sens de la sympathie de l’âme et du corps réside philosophiquement –et anthropologiquement- moins dans l’interprétation des signes que dans l’appréhension de l’unité du signe (psychophysique). Cette unité, qui constitue donc à la fois le postulatum et le demonstrandum de la démarche physiognomonique, trouve dans la langue une complicité profonde, en particulier dans la communauté du vocabulaire et l’usage de mots partagés15 comme πάθος ou πάθημα qui s’appliquent aux deux parties constitutives de l’être animé et peuvent exprimer un affect passager aussi bien qu’un état durable (Bonitz 1867).
1.3. axiomes
L’interdépendance du σῶμα et de la ψυχή qui constitue le fondement épistémologique de la physiognomonie16 s’exprime à travers trois axiomes : (1) Les dispositions mentales ne sont pas autonomes et insensibles aux mouvements du corps. (2) Le corps réciproquement est affecté par les affects de l’âme. (3) Un trait mental est corrélé à un trait physique17. Les deux premiers sont explicites (Phgn. 805 a 1-7 et 808 b 12-15) mais non le troisième qui est pourtant le seul énoncé caractéristique de la discipline, et qui pose de nombreux problèmes théoriques, en particulier de nature sémiologique (Laurand 2005). Si néanmoins il faut le considérer comme un axiome c’est parce que toutes les équations psycho-physiques particulières supposent cette règle et en découlent.
1.4. syllogismes et méthodes
D’après le début des deux parties du traité d’Aristote (§1 et §4) on peut reconstituer le syllogisme général de la physiognomonie : (a) les affections de l’âme et celles du corps s’influencent réciproquement ; (b) or il existe dans les êtres (et la vie affective) une correspondance constante entre le physique et le mental ; (c) donc l’apparence physique (τοῦ σώματος μορφή) est la forme visible de l’état mental (τῆς ψυχῆς ἕξις). Mais pour que le physiognomoniste puisse utiliser les signes, autrement dit apparier correctement chez un individu les traits physiques aux traits mentaux correspondants il faut qu’il aie au préalable identifié ces signes en en percevant, pour ainsi dire, les deux faces simultanément. En effet, pour éviter d’être une généralisation empirique et inductive et se donner, au contraire, la forme d’un raisonnement déductif, la physiognomonie doit avoir accès à un domaine de référence où les signes psychosomatiques se présentent clairement, et surtout dans leur plénitude. Trois régimes du corps paraissent sur ce point donner satisfaction et offrir des signes immédiatement lisibles et évidents : le corps ému, le corps étranger et le corps animal. Ils déterminent la tripartition traditionnelle de la physiognomonie en trois méthodes, selon qu’elle s’appuie sur une sémiologie pathognomique (les expressions communes des émotions), ethnologique (les traits physiques typiques des peuples) ou zoologique (les particularités anatomiques des animaux). Les trois registres de référence jouent dans le discours à peu près le même rôle (bien que leur extension et leur potentiel ne soit pas identiques), et l’on pourrait pour les autres registres proposer une formulation semblable à celle que nous proposons du syllogisme de la méthode zoologique18 : (a’) en chaque espèce animale l’anatomie correspond aux propriétés psychiques ; (b’) or les traits caractéristiques de ces anatomies se retrouvent chez l’homme ; (c’) donc l’homme qui possède les mêmes traits a des propriétés psychiques analogues.
Il apparaît donc que pour pratiquer convenablement la méthode zoologique il faut donc que le physiognomoniste soit zoologue, c’est-à-dire connaisse les parties physiques et le caractère des animaux19 ; et, de plus, que nécessairement la physiognomonie de l’animal précède et conditionne celle de l’homme20. Aux yeux de certains l’invisible seul, chez l’animal, pose problème, et il suffit au physiognomoniste de s’informer sur la valeur psychique des bêtes21; mais le traité aristotélicien, plus lucide, insiste sur le rôle des professionnels des différents animaux (τῶν ἄλλων ζώ̣ων οἱ περὶ ἕκ́ αστον ἐπιστήμονες) sur le savoir spécialisé desquels le physiognomoniste qui étudie l’homme selon la méthode zoologique doit s’appuyer, car ils sont capables de tirer des conclusions (θεωρεῖν) d’après l’allure (ἰδέα) des animaux22.
1.5. problématiques classiques et question du corps
La physiognomonie antique, expression d’une conception souvent diffuse et peu formalisée mais culturellement irradiante, a été étudiée selon de nombreuses perspectives dont j’indique rapidement les principaux centres d’intérêt, avant de m’engager dans l’analyse du discours anatomiqueproprement dit: [1] l’influence littéraire et iconographique de ce discours (Evans 1969 ; Kiilerich 1988 ; Vogt 1999, 45 sq.) ; [2] le statut épistémologique de la physiognomonie, entre médecine et philosophie (Lombardi 1999), et sa présence dans ces deux traditions (théorie des climats, écologie, sympathie et antipathie:Evans 1969, 17-28; Tsouna 1998); [3] le développement historique de l’antiquité à nos jours de cette discipline (Baltrusaitis 1995, Caro Baroja 1988, Lapini 1992, Pack 1974, Schmidt 1941), en particulier au Moyen-Âge (Agrimi 1993, 1996) et à l’époque moderne (Dumont 1984, Rodler 2000) ; [4] l’analyse des différentes méthodes de la physiognomonie (MacC. Armstrong 1958, Laurand 2005) ; [5] la sémiologie physiognomonique (Laurand 2006, Manetti 1987, Zucker 2006)23 ; et [6] le rapport de la physiognomonie avec la caractérologie (Théophraste) et la psychologie des animaux (Dierauer 1977, Lloyd 1983, Lombardi 1999). Je vais m’attacher à un aspect moins développé dans la littérature critique et qui consiste dans le rapport précis établi entre le corps animal et le corps humain. Si la nature humaine est connaissable par le biais de signes externes que l’animal offre en clair, la similitude entre l’homme et l’animal ne peut être simplement psychologique et globale, elle doit être aussi somatique et analytique, et les équations précises que propose la physiognomonie constituent des indices d’une représentation particulière de la relation entre l’un et l’autre.
2. La zootypie
2.1. le bestiaire du physiognomoniste
Le bestiaire des traités de physiognomonie privilégie les quadrupèdes, mais intègre aussi des animaux morphologiquement très distants. Voici la liste des animaux mentionnés dans les quatre principaux traités antiques24 :
- le bestiaire d’Aristote (20) : [quadrupèdes] lion, chien, âne, chèvre, cochon et sanglier, singe, guépard, bœuf, cheval, mouton, renard, loup, lièvre, cerf, chat ; [oiseaux] aigle, corbeau, coq, faucon ; [amphibiens et reptiles] grenouille ; [termes généraux] rapaces, fauves, palmipèdes, oiseaux ;
- le bestiaire de Polémon (10/85)25 : [quadrupèdes] lion, chien, cochon, singe, renard, âne, chèvre, guépard, loup cervier, lynx, hyène, loup, ours, chacal, thos, loir, taupe, porc-épic, hérisson (erinaceus parvus), varan, éléphant, rhinocéros, buffle, boeuf, chameau, girafe, bœuf sauvage, cerf, antilope (ibex), gazelle (dorcas), mouton, chevreuil, cheval, mulet, onagre, zibeline, hippopotame ; chauve-souris ; [amphibiens et reptiles] crocodile, serpent, tortue grenouille, lézard ; [oiseaux] aigle, faucon, épervier, sacre, vautour, percnoptère, milan, corbeau, corneille, pie grièche, pie, oie, canarde, grue, porphnos, autruche, paon, poule, coq, pintade, perdrix, colombe, caille, étourneau, passereau, pinson, hirondelle (appus), huppe, ganga cata (pterocles alchata) ; [poissons] squale, requin carcharias anguille ; [autres animaux marins] langouste, baleine, dauphin ; [arthropodes] sauterelle, abeille, guêpe, mouche, scorpion, fourmi ; [termes généraux] oiseaux, bêtes sauvages, bêtes domestiques, poisson ;
- le bestiaire d’Adamantios (12/19) : [quadrupèdes] lion, guépard, chien, cochon et sanglier, bœuf, cheval, mouton, âne, chèvre, singe, loup, ours, ichneumon, renard ; [oiseaux] perdrix ; [amphibiens et reptiles] dragon, vipère ; [autres animaux marins] monstre marin ; [termes généraux] oiseaux, serpent ;
- le bestiaire de l’Anonyme Latin (19/27) : lion, bœuf, chien, cerf, cheval, âne, singe, cochon, chèvre, loup, ours, guépard, ichneumon, renard ; [oiseaux] paon, chouette, oie, corbeau, coq, aigle, perdrix, épervier, paon, pie ; [amphibiens et reptiles] grenouille, tortue ; [termes généraux] serpent.
Le bestiaire est donc instable et on ne compte que six zoonymes communs à toute la tradition : le lion, le chien, l’âne, la chèvre, le cochon et le sanglier, le singe. Il est également réduit. La liste considérable donnée pour Polémon est trompeuse, car la plupart des animaux ne sont pas exploités physiognomoniquement, mais figurent dans une liste, déconnectée de toute relation au corps de l’homme, qui attribue succinctement à chaque animal un lot de qualificatifs (de deux à sept) moraux et psychologiques, du type: «dauphin: joueur, concupiscent, inoffensif; requin: fourbe, dissolu, perfide, fuyant, audacieux... »26. L’Anonyme latin, en revanche, reprenant à Polémon la présentation sous forme d’inventaire, offre dans une formule complémentaire un répertoire de quatorze portraits physiognomoniques, dans lesquels il décrit successivement l’animus d’un animal, puis le corpus et l’animus de l’homme qui lui correspond (homines ad hujus animalis speciem referuntur)27. Il faut donc distinguer le bestiaire actif du bestiaire passif. L’actif, constitué des animaux effectivement utilisés comme références éclairantes pour une lecture caractérologique humaine, est très réduit (de 10 à 20 notions), si l’on s’en tient aux espèces, tout en sachant que dans les espèces à dimorphisme morphologique, constitué majoritairement par des animaux proches (bétail, quadrupèdes sauvages et oiseaux) offre une réserve suffisante de variables physiques28.
2.2. la constitution de types
Les animaux sélectionnés sont, au niveau symbolique, culturel et classificatoire, non seulement des animaux majeurs, mais également des sortes de prototypes29. Dotés d’une valeur paradigmatique ils catalysent en eux un grand nombre de représentations et de marques affectives jusqu’à former éventuellement des paires de contraires, autrement dit des notions pour figurer des concepts bipolaires essentiels à l’appréhension des différences psychiques entre les êtres: féminin/masculin, courageux/lâche, simple/ perfide, etc. « Le lion et le sanglier répondent au type masculin, le guépard, le cerf et le lièvre au féminin ; l’aigle et l’épervier au type masculin, le paon, la perdrix et la pie au féminin » leo, aper ad masculinum genus referuntur, pardus, cervus, lepus ad femininum, aquila, accipiter ad masculinum genus, pavus, perdix, pica ad femininum30. Adamantios (2.2) propose ainsi une série de trois paires de modèles animaux, illustrant l’opposition entre les deux caractères sexuels et fonctionnant dans trois registres classificatoires différents : lion vs guépard, aigle vs perdrix, dragon vs vipère.
Ces animaux de référence sont donc des notions pleines et en même temps construites. Tant dans leur description physique que dans leur portrait psychique ils apparaissent comme des idéalisations, ou, si l’on veut (mais c’est à peine autre chose) comme des idéaux. La nature radicale -voire caricaturale- du complexe psychique attribué aux animaux dans la littérature psychologique, même lorsqu’elle ne relève pas strictement d’une tradition populaire mais s’intègre à une perspective zoologique exigeante, est une donnée régulière et bien connue. Aristote, au début de l’Histoire des animaux, évoquant les différences de dispositions psychiques (κατὰ τὸ ἦθος)31 propose ainsi un certain nombre de configurations typées : « Les uns sont doux, nonchalants, sans obstination, comme le bœuf, d’autres sont pleins d’ardeur, obstinés, stupides, comme le sanglier, d’autres sont prudents et timides, comme le cerf, le lièvre, d’autres sont vils et perfides, comme les serpents, d’autres sont nobles, braves et généreux, comme le lion, d’autres sont racés, féroces et perfides, comme le loup, <...> d’autres sont rusés et méchants, comme le renard ; d’autres ont du cœur, sont capables d’attachement, caressants, comme le chien ; d’autres sont doux et faciles à apprivoiser, comme l’éléphant ; d’autres son pudiques et toujours sur leurs gardes, comme l’oie ; d’autres sont jaloux et orgueilleux, comme le paon »32. Mais on peut s’étonner que ce schématisme affecte également dans la physiognomonie la représentation morphologique des animaux et que le portrait qui en est fait relève davantage de l’idéotype que du phénotype. Pourtant, si l’on considère les données descriptives des traités, il apparaît qu’à toute notion animale correspond une figure homogène et figée, même lorsque la littérature zoologique reconnaît au genre nommé une multitude de différences intragénériques, comme pour le lion, le cheval ou le chien33. L’ellipse des différences raciales permet la constitution d’un type du chien à la fois fonctionnel et fictionnel. La neutralisation des différences spécifiques ou variétales, qui indique un appauvrissement volontaire du matériel zoologique, s’accompagne d’une négation de la plastique du corps animal, qui se trouve figé dans une pose unique.
Cette simplification anatomique est à la fois le corollaire du schématisme psychique34 et la condition même du fonctionnement de la figure animale comme signe physiognomonique. La logique du corps est différente selon homme et selon l’animal : le corps animal doit être impassible car il est tout entier expression d’une physis ; au contraire l’homme a une mobilité, des mimiques différentielles, un tropos individuel. Si la nature (psycho-somatique) de l’animal est un intermédiaire éclairant pour saisir celle de l’homme, c’est dans la mesure où le signe animal se donne d’emblée et n’est pas parasité par des accidents ou des écarts individuels. Le signe animal est idéal et parfait car chez l’animal les éléments du corps (sélectionnés) sont des lettres physiognomiques qui n’ont pas besoin d’être interprétées, puisqu’elles font en quelque sorte « corps » avec leur porteur et que les animaux offrent une continuité de sens entre σῶμα (morphologie), ἦθος (expressions du corps) et ψυχή (dispositions psychiques). Les animaux ont, bienheureusement, le physique qui leur convient : « jamais aucun animal, dit Aristote, n’est tel qu’il a l’apparence physique d’un animal et les dispositions psychiques d’un autre ; le donné psychique et le donné somatique correspondent systématiquement à un seul et même animal, et il existe ainsi une détermination automatique d’un certain donné somatique sur une certaine disposition psychique », οὐδὲν γὰρ πώποτε ζῶ̣ον γεγένηται τοιοῦτον ὃ τὸ μὲν εἶδος ἔσχεν ἑτέρου ζώ̣ου τὴν δὲ διάνοιαν ἄλλου, ἀλλ’ ἀεὶ τοῦ αὐτοῦ τότεσῶμακαὶτὴνψυχὴν,ὥ́στεἀναγκαῖονἕπ́ εσθαιτῶ̣τοιῶ̣δεσώματιτοιάνδεδιάνοιαν 35. Cette mise en scène de la nature animale illustre bien la tautologie ou plutôt la redondance qu’elle constitue36. La simplicité de la structure animale est une élaboration stratégique37.
2.3. le statut idéal des cinq critères formels du physiognomoniste
Mais ce processus d’abstraction affecte tous les types qui sont amenés à jouer, comme les figures animales, le rôle de critères dans le discours physiognomonique. On a signalé plus haut l’importance de la différenciation sexuelle (masculin/féminin) pour apprécier les différentes dispositions psychiques. Dans les Physiognomonica elle est présentée comme une différence majeure qui oriente toute l’interprétation psychique et partage physiquement l’animalité –et l’humanité- en deux : « Il faut diviser l’animalité en deux formes, le masculin et le féminin, en attribuant à chacune ce qui lui revient »,διαιρετέον δὲ τὸ τῶν ζώ̣ων γένος εἰς δύο μορφάς, εἰς ἄρσεν καὶ θῆλυ, προσάπτοντα τὸ πρέπον ἑκατέρα̣ (809 a 28). Il ne s’agit pas d’une distinction portant simplement sur le sexe réel, mais d’un clivage qui se déporte sur le sexe psychique et conséquemment psychosomatique, pour désigner deux façons d’être. Les représentants paradigmatiques de ces deux options sont le lion (masculin) et le guépard (féminin), deux espèces dont l’anatomie est à la suite longuement décrite. Leur opposition se manifeste en particulier dans la façon dont ils représentent le courage (ἀνδρεία), un attribut fondamental de la ψυχή38, qu’ils incarnent chacun d’une façon exemplaire (τελεώτατα)39 et inverse, respectivement dans sa franche version masculine (ἡ τοῦ ἄρρενος ἰδέα) et sa fourbe version féminine (ἡ τοῦ θήλεος ἰδέα)40.
Le traité joue en fait sur un double niveau et use d’un double langage, car il n’exclut pas tout à fait la détermination sexuelle (tout comme il exploite l’opposition marquée par le genre grammatical entre le substantif mâle λέων et le substantif femelle πάρδαλις). Le cinquième chapitre du traité péripatéticien est en effet entièrement consacré au développement successif des deux acceptions de la différence sexuelle: l’acception physique et littérale (qui reprend l’analyse de l’opposition sexuelle et de la supériorité du mâle esquissée au livre IX de HA en 608 a33- b 4), puis l’acception psychique et idéale, qui est spécifique à ce traité. Ce glissement s’effectue à travers la figure opportune du guépard, espèce chez laquelle, de manière exceptionnelle, la valeur est selon HA du côté de la femelle (sexuellement parlant) et non du mâle41, et qui se trouve, dans les Physiognomonica, chargée de porter les couleurs de la féminité même. L’Anonyme latin confirme cette mue du concept en physiognomonie dans son exégèse de la prima divisio atque discretio de la discipline, qui concerne le femininum et le masculinum genus (glosés dans le texte par ἀρσενικόν et θηλυκόν) et précède la définition abstraite des deux types : « ce ne doit pas être compris au sens où nous l’entendons de la distinction naturelle entre les sexes et les genres, mais en ce sens que, d’une façon générale, on trouve aussi un type masculin dans le féminin et un féminin dans le masculin », quod non ea ratione accipiendum est qua naturaliter sexus et genera discreta sunt, sed ut plerumque etiam in feminino masculinum genus et in masculino femininum deprehendatur (AnL 3).
Les critères invoqués alternativement par l’auteur de la deuxième partie des Physiognomonica à l’appui de chacune de ses équations sur le signifié psychique d’un trait physique42, et qui sont exploités ensuite dans les traités postérieurs, sont au nombre de cinq, et constituent tous des idéotypes. Outre le double critère du genre (masculin/ féminin) et les zootypes qui composent le bestiaire actif, ce sont les pathotypes, les ethnotypes, et l’ἐπιπρέπεια. Les pathotypes sont les expressions faciales qui traduisent une émotion passagère (comme la peur ou la colère), un penchant (comme l’alcoolisme, la somnolence) ou une humeur (la plainte ou la tristesse) et offrent une clé pour l’interprétation des traits physiques que présentent, au repos, les visages. Les ethnotypes, davantage sollicités par les traités médicaux43, sont les portraits exagérés des peuples barbares. Le dernier critère, innovation de la deuxième partie du traité aristotélicien44, qui constitue le cœur spéculatif de la physiognomonie et qui en est aussi, selon l’Anonyme latin, la maxima pars (AnL 45), est représenté par un terme abstrus pour lesquels les traducteurs hésitent sans s’accorder45. Le mot ἐπιπρέπεια est un terme rare, et peut-être délibérément vague, qui renvoie à une « convenance » et à une « harmonie » jamais explicitée, et qui doit être un idéal intuitif46. Ces cinq critères de l’évaluation physiognomonique sont tous introduits dans le discours par le verbe ἀναφέρεσθαι (referri dans l’AnL) à travers la formule ‘ἀναφέρεται ἐπί’ (refertur ad). Ce connecteur analogique47 implique un mouvement de remontée vers un principe et un rappel (Bonitz 1870 : 54a), qui semble indiquer un signifié plutôt qu’une image et pointe une origine plutôt qu’une cause48. S’agissant du critère qui nous occupe, le renvoi à un animal consacre la figure zoologique typique dans un statut de patron formel pour l’individu analysé, -patron qui a au minimum une valeur analogique, mais peut intervenir comme une référence archétypique49.
3. L’anatomie comparée
3.1. l’analyse physique des animaux paradigmatiques
Les types animaux fournissent donc, individuellement mais selon une procédure analogique commune, un critère pour évaluer dans l’individu humain son versant psychique. Cette fonction et le caractère idéal du type ne doivent pas occulter la pertinence zoologique et la précision anatomique des figures animales. Ainsi les deux animaux clés, le lion et le guépard, reçoivent un signalement très précis (Phgn. 809 b 14-810 a 8) et chacune des parties physiques isolées et qualifiées est susceptible de guider une équation et de servir de repère. Les parties notables -et donc humainement significatives- du lion sont : la gueule, le visage, la mâchoire inférieure, le nez, les yeux, les sourcils, le front, la tête, le cou, les clavicules, les épaules, la poitrine, le dos, les flancs, la croupe, les jambes50 ; celles du guépard sont : le visage, la gueule, le front, les yeux, le cou, la poitrine, le dos, la croupe, les cuisses, les flancs, le ventre, les jambes51. Ces détails somatiques sont bien plus nombreux que ceux qui définissent la ψυχή de ces animaux, au point que ces descriptions anatomiques sont, à notre connaissance, les plus complètes que l’on trouve pour le lion et le guépard dans la littérature grecque. Ils permettent aussi d’exclure, pour le second, l’identification traditionnelle et reprise par tous les traducteurs de la πάρδαλις avec la panthère52. Dans la tradition physiognomonique le portrait somatique retenu pour la πάρδαλις, et présentant un contraste général avec celui du lion, est sans doute possible celui du guépard (Acinonyx vel Cynailurus jubatus)53.
Le portrait de ces deux animaux cardinaux constitue une véritable découpe et s’attache, virtuellement, à toutes les parties visibles. La brièveté du traité aristotélicien ne permet pas de traduire chacun des attributs anatomiques du lion et du guépard dans des équations singulières, et aucun traité ultérieur ne développe systématiquement et exhaustivement l’homologie anatomique avec les animaux54. Ces indications montrent néanmoins que la physiognomonie est analytique et ne se contente pas d’allusions générales. Dans le cours de l’exposé si la référence à l’animal est synthétique pour le niveau psychique, elle est analytique et particulière pour le niveau somatique, dans la mesure où elle établit un rapport localisé entre des parties homologues de l’homme et de l’animal.
3.2. les moriotypes
Dans tous les traités l’analyse topologique et la combinatoire moriologique est essentielle55 et s’exprime en particulier dans le refus d’une assimilation globale d’une configuration humaine à une configuration animale56. La similitude étant locale et partielle il n’existe pas d’homme-lion, mais des hommes arlequins à facettes multiples, et dont le sens même n’est pas dans la somme des parties et de leur valeur, mais dans une expression synthétique qui hiérarchise les signes57. Dans la fabrique somatique l’homme se caractérise par une pluralité de similitudes58, d’où l’importance, sans doute, de la « bonne articulation » (somatique et psychique) des natures. Sur ce point le lion positif et le guépard négatif s’opposent radicalement : le premier est ἀρθρῶδες (Phgn. 809 b 31) tandis que le second est ἄναρθρον (Phgn. 810 a 6)59. Et toujours la bonne articulation du corps a pour corollaire la vigueur et qualité psychique60, l’Anonyme latin reprenant souvent le terme grec (διηρθρωμένον), qu’il glose par les expressions honeste dispositum et sejunctum, clarum, solidum et discretum et dont il donne comme traduction morale virile, optimum, optimi ingenii indices (AnL 51, 61, 69).
Adamantios, qui pratique avec retenue la méthode dite zoologique, insiste sur la précision nécessaire de ces correspondances : « il faut déterminer la nature [d’un homme] en fonction de chaque partie, de chaque membre, de chaque couleur, etc. », φυσιογνωμονεῖν δεῖ καὶ κατὰ μέρη καὶ κατὰ μέλη ἕκ́ αστα καὶ χροίαν ἕκάστην κ.τ.λ.61. La segmentation du corps animal, en unités physiques (μόρια) immédiatement convertibles chez l’homme se fait sans difficulté et peut compter sur deux complicités : la première est d’ordre théorique et consiste dans l’idée ancienne d’une homologie anatomique entre l’homme et l’animal, dont Aristote fait un principe de méthode générale et le fondement de l’anatomie comparée62 ; la seconde est d’ordre linguistique et tient à l’assimilation réalisée dans et par la langue des parties animales et humaines grâce à un vocabulaire descriptif unique et commun. Il y a donc une grande continuité entre l’analyse et la sémiologie physiques dans le corpus zoologique d’Aristote et celles des traités physiognomoniques : dans le corps ce sont les parties (μόρια) qui sont significatives, et elles signifient, au-delà de leur structure immédiate, une fonction, un mode de vie, des besoins, un type de socialité, un tempérament. Dans l’homme même la taille et la forme parlent physiognomoniquement : « les hommes au visage grand (πρόσωπον μέγα) sont lents (βραδύτεροι) »63. L’absence dans nos traités de références aux parties internes, pourtant les plus révélatrices de l’intelligence et du caractère selon Aristote, est inhérente au code même de la discipline et ne marque pas non plus un écart théorique entre les deux approches64.
3.3. la révision du schéma classique des méthodes
Le schéma traditionnel en trois branches proposé par les auteurs anciens pour la physiognomonie apparaît superficiel et trompeur65. Les trois méthodes (τρόποι : Phgn. 805 a 20) ou genres (genera : AnL 9) de la démarche physiognomonique (φυσιογνωμονικὴ μέθοδος : Adamant. 1.1) désignent en fait trois registres ou trois topiques du discours physiognomonique, mais ne constituent pas en soi trois procédés différents. Les animaux, les affections (πάθη), les peuples (ἔθνη) offrent un réseau de types qui peuvent être utilisés de façon métaphorique ou analogique. Mais, si l’on distingue les pratiques discursives de la physiognomonie (qu’elle soit méthodique ou clandestine) selon la fonction des modèles et la nature des équations, un clivage décisif apparaît entre une méthode (analogique) globale et une méthode analytique :
Maniée grossièrement la référence animale peut relever du mode analogique ; mais dans les traités c’est généralement le mode analytique qui est développé et s’appuie sur l’aspect extrême qu’offrent les traits animaux pour identifier en l’homme son discret semblable. Ce que l’on appelle « méthode zoologique » en physiognomonie ne correspond donc pas à une modalité précise et commune de référence à l’animal et il y a une différence entre une homologie réglée et un air de famille.
3.4. la correspondance et la hiérarchie des parties
Si l’on prend la peine d’étudier quelles sont les parties marquantes, significatives, dans l’analyse physiognomonique du corps on observe une focalisation de l’attention sur certaines zones privilégiées. Si tout est signe dans le corps de l’homme66 tout n’est pas signe dans le corps de l’animal67, mais la règle implicite du transfert homologique (il n’y a rien de commun entre la jambe de l’un et le front de l’autre) tend à projeter sur le corps animal la hiérarchie anatomique valable pour l’homme. Deux mesures permettent d’apprécier l’importance particulière du critère zootypique dans la lecture anatomique : le volume de texte consacré à chaque partie somatique, et les parties pour lesquelles le physiognomoniste recourt au critère zootypique de préférence aux autres critères. Le calcul pour le traité aristotélicien donne le résultat suivant : visage (20%), yeux (11%), mouvement des yeux (4%), pilosité faciale (6%), cou et tronc (18%), membres (9%), mouvements (6%), teint (8%), pilosité générale (4%), taille (10%), voix (4%) ; et dans l’ouvrage d’Adamantios : yeux (57%), visage (17%) cou et tronc (11%), membres (13%), ventre (2%). Ces chiffres montrent une importance exceptionnelle de la tête (41% et 74%), conforme aux déclarations théoriques des auteurs qui font de la face et des yeux la zone où les signes sont les plus nombreux et flagrants: «Les signes les plus clairs (ἐναργέστερα) sont ceux qui se trouvent dans les zones les plus propices (τὰ ἐν τοῖς ἐπικαιροτάτοις τόποις) ; et la zone la plus propice est la région des yeux, du front, de la tête et du visage ; puis vient la région de la poitrine et des épaules, puis les jambes et les pieds ; et en dernier la région du ventre »68.
Cette hiérarchie des parties vaut pour l’homme comme pour l’animal. Or si l’on considère dans les Physiognomonica aristotéliciens l’usage des critères et la part relative que prend chacun d’eux dans l’élucidation des traits, en fonction du lieu du signe, il apparaît que le physiognomoniste recourt au critère de la similitude animale précisément lorsqu’il aborde les zones les plus propices : la tête et la face. C’est à partir du cou que le corps animal devient humainement le plus parlant.
Étude physiognomonique
3.5. la communauté du visage
Mais cette tête commune, est-ce ici, à proprement parler, un visage ? La question est importante car Aristote, dans ses œuvres biologiques, refuse explicitement à l’animal un visage : « La partie située sous le crâne reçoit le nom de ‘visage’ (πρόσωπον) uniquement chez l’homme, à l’exclusion des autres animaux (ἐπὶ μόνου τῶν ἄλλων ζώ̣ων ἀνθρώπου) ; on ne parle pas de ‘visage’ (οὐ λέγεται πρόσωπον) pour le bœuf ou le poisson »69. L’usage d’Aristote est rigoureux et les seuls animaux pour lesquels il emploie le terme de ‘visage’ en dehors des Physiognomonica sont les singes (HA 502 a 20), et une fois le caméléon parce qu’il a comme un visage de babouin (HA 503 a 18 : τὸ δὲ πρόσωπον ὁμοιότατον τω̣̂ τοῦ χοιροπιθήκου). Dans nos traités au contraire cette exclusive terminologique tombe et tous les animaux acquièrent, par vertu physiognomonique, un visage que la biologie leur refusait : « ceux qui ont un visage bien en chair (οἱ τὸ̀ πρόσωπον σαρκῶδες) sont paresseux ; cela renvoie aux bœufs [...] ; ceux qui ont un visage petit (οἱ μικρὰ τὰ πρόσωπα) ont l’esprit mesquin : cela renvoie au chat et au singe... » 70 ; et « dans chaque espèce animale la femelle a le visage plus étroit (στενοπροσωπότερον) que le mâle » (Phgn. 809 b 4).
Et ce n’est pas seulement la biologie qui refuse un visage aux bêtes, mais la philosophie également, et la morale, car l’octroi de ce privilège symbolique a des répercussions énormes du point de vue de l’implicite philosophique et moral. Interface psychosomatique le visage, comme le rappelle Aristote, est en effet nommé ainsi en raison de la position de la face par rapport au monde et de la verticalité71. Autrement dit il n’est pas une partie anatomique comme les autres et ne répond pas seulement à la catégorie du lieu (ποῦ) mais constitue une qualité (ποιόν). Le visage est par excellence le lieu de jonction du σῶμα et de la ψυχή et la suppression du tabou linguistique dont Aristote l’avait marqué montre que la physiognomonie exploite et radicalise l’anatomie comparée en adoptant un principe de convertibilité généralisée. L’humanisation de l’animal par le corps, qui s’accompagne d’une humanisation psychique et morale a naturellement pour effet, récursivement et réciproquement, de suggérer une animalité profonde de l’homme.
Conclusion
Aristote, dans l’antiquité, est au coeur du développement du thème de l’affinité entre homme et animal. Cette affinité est perçue à travers différents types d’interaction et de correspondances sémiologiques, et la physiognomonie contribue, de manière spéciale, à l’exprimer, en particulier à travers le rapport étroit et détaillé qu’elle établit entre les corps animal et humain. Dans les traités de physiognomonie, le modèle animal connaît deux niveaux opératoires : (1) l’idéaltype animal, qui propose à la fois une formule psychologique sommaire et un patron somatique extrême ; (2) l’archétype moriologique, qui offre un élément de lecture précis, chargé de la même signification primaire que le trait moral animal72, au nom d’une analogie poussée localement jusqu’à l’assimilation. Dans cet échange de bons procédés chacun partage ce que l’autre possède aussi, avec moins de clarté ou plus de finesse. L’homme est élucidé et l’animal moralisé, le revers discret de «l’anthropomorphisme» –qui n’est rien d’autre souvent que la vision humaine, et non angélique, du monde, acclimaté à notre mesure et raison- étant en l’occurrence une bestialisation de l’homme. Mais les traités ne s’interrogent pas sur les conséquences, pour la morale, de cette solidarité entre un homme, irresponsable de son corps, et un animal qui caricature brutalement l’esprit de son semblable. L’étho-logique de la physiognomonie ne peut conduire à une éthique. Elle a, bien plus, rapport à la biologie et, dans ses équations motivées, à la zoologie73.
Au reste, l’analogie animale n’a rien d’une illusion anthropomorphique. L’anatomie comparée est scientifiquement fondée, et, dans le domaine psychologique –puisque, encore une fois, la physiognomonie ne s’intéresse pas à la morale mais au psychisme- les comportements animaux sont, en certains cas, comme ceux des hommes, déterminés par des processus mentaux réguliers et propres : le lion est effectivement fort et courageux et le lièvre lâche et craintif (Vogt 1999, 161). Dans quelle mesure le courage du lion est-il «métaphorique»? Là encore, le partage, à l’intérieur d’Aristote, se fait entre la perspective éthique, d’une part, et la perspective zoologique et physiognomonique, de l’autre74. Au fond, l’audace –ou le scandale- de la physiognomonie ne réside pas tant dans ce qu’on nomme vaguement la « méthode zoologique » (la continuité animale et l’unité du ζοον) que dans son principe même qui pose l’unité psycho-somatique de l’homme et cherche la cohérence globale de l’ethos. Mais n’est-ce pas, sourdement, la langue elle- même qui nous physiognomonise ou nous rend physiognomonistes, en mettant en commun un vocabulaire unique pour décrire le corps et l’esprit, ne connaissant aucune frontière linguistique entre les manifestations psychiques et les expressions somatiques ? L’ethos, pivot conceptuel de cette unité du signe psycho-somatique est-il le dehors de l’esprit ou le dedans du corps ? Semblablement de l’homme et de l’animal le corps se peut-il dire ou percevoir autrement que comme une nature unique ?