Brassens et l’élégie : le rapprochement pourra sembler hasardeux. Est-il suffisant pour établir un lien entre le poète de Sète et les élégiaques romains de rappeler qu’à l’image d’Ovide et de la première Héroïde, il consacra une pièce entière à l’épouse d’Ulysse ? J’ai déjà eu l’occasion de montrer combien une lecture comparée de la poésie amoureuse de ces deux poètes éclairait tant la jouissance provocatrice de l’un que la profonde inspiration littéraire de l’autre1. Un entretien mené en 1967 par Michel Polac, dans le cadre de l’émission « Les livres de ma vie »2 m'autorisait à cette lecture. Au terme d’un long échange brassant avec gourmandise et affection des siècles de littérature française, Michel Polac interroge une dernière fois le chanteur : « Est-ce que vous les avez lus, les Grecs et les Latins ? ». La réponse de Brassens fuse « Ovide ! » ainsi que la confidence : « Ces temps-ci, je rapprends le latin, pour essayer de les lire ces gens-là, c’est beau, dans le texte ». Malheureusement la dispersion de sa bibliothèque, sans recensement préalable, ne permet pas de définir plus précisément sa connaissance des sources antiques. Mais gageons que, même en traduction, elle fut digne de son imposante culture littéraire3.
Pénélope
"Toi, l’épouse modèl’, le grillon du foyer,
Toi, qui n’as point d’accroc dans ta rob’ de mariée,
Toi, l’intraitable Pénélope,
En suivant ton petit bonhomme de bonheur,
Ne berces-tu jamais, en tout bien tout honneur,
De joli’s pensées interlopes,
De joli’s pensées interlopes ?
Derrière tes rideaux, dans ton juste milieu,
En attendant l’retour d’un Ulyss’ de banlieu’,
Penché’ sur tes travaux de toile,
Les soirs de vague à l’âme et de mélancoli’,
N’as tu jamais en rêve, au ciel d’un autre lit,
Compté de nouvelles étoiles
Compté de nouvelles étoiles ?
N’as-tu jamais encore appelé de tes vœux
L’amourette qui pass’, qui vous prend aux cheveux,
Qui vous compte des bagatelles,
Qui met la marguerite au jardin potager,
La pomme défendue aux branches du verger,
Et le désordre à vos dentelles,
Et le désordre à vos dentelles ?
N’as-tu jamais souhaité de revoir en chemin
Cet ange, ce démon, qui, son arc à la main,
Décoche des flèches malignes,
Qui rend leur chair de femme aux plus froides statu’s,
Les bascule de leur socl’, bouscule leur vertu,
Arrache leur feuille de vigne,
Arrache leur feuille de vigne ?
N’aie crainte que le ciel ne t’en tienne rigueur,
Il n’y’a vraiment pas là de quoi fouetter un cœur
Qui bat la campagne et galope !
C’est la faute commune et le péché véniel,
C’est la face caché’ de la lune de miel
Et la rançon de Pénélope,
Et la rançon de Pénélope4."
En consacrant l’intégralité5 d’une chanson à la figure de Pénélope, Brassens a pleinement conscience de jouer avec un ample et riche intertexte. Que l’auditeur ou le lecteur le partage ou non, la démarche du poète ne saurait être innocente. De cet héritage que fait-il ? du personnage homérique et de ses avatars que restitue-t-il ? quelles couleurs, quels traits, prête-t-il à sa Pénélope ? Héritier de la doxa, dans la mesure où il célèbre « l’intraitable Pénélope », il la revisite, façonnant une figure personnelle qui s’intègre parfaitement à sa galerie de portraits féminins, de jeunes femmes offertes à l’aventure. Bien plus il l’insère dans un réseau de motifs qui structurent l’ensemble de sa poésie amoureuse et reflètent un idéal. C’est en cela, me semble-t-il, que sa Pénélope est élégiaque : non seulement le poème joue de la réécriture érotique du mythe mais organise, autour de l’héroïne, un univers construit sur un nouveau code amoureux, en rupture avec les préceptes bourgeois, à l’instar des élégiaques romains pour qui la femme est le pivot d’un nouveau monde subversif tant amoureux, poétique que politique.
À la source de la figure de Pénélope, pourtant, rien de magistral, mais deux quatrains livrés, sans date, par Brassens à l’un de ses multiples carnets :
"Que mon amante Pénélope
Par à-coups me fasse cocu
Avec un marchand d’escalope
La faim ma foi je n’ai rien vu
Mais en trouvant cette salope
Sur la toiture toute nue
Auprès d’un nuage interlope
J’avoue être tombé des nues6"
Un lieu commun grivois, celui de l’amant cocufié, ainsi qu’une rime structurent cette ébauche de poème et donnent lieu à une association provocatrice, mais facile, que l’on qualifierait volontiers de misogyne : « Pénélope / salope », et à d’autres plus obscures : « escalope / salope / interlope ». Ces deux strophes n’illustrent assurément pas le génie de Brassens et ne justifieraient en rien une étude si on n’y reconnaissait la matrice de plusieurs chansons : P... de toi, enregistrée en 1954, qui reprend la rime « salope / escalope » pour déplorer l’amour vénal7. La rime « Pénélope / salope » est insérée dans Les Trompettes de la renommée, datant de 1962, où le poète, qui refuse de se plier au jeu de la médiatisation, revendique le droit de taire le nom de ses partenaires :
"Si je publie des noms, combien de Pénélopes
Passeront illico pour de fieffées salopes,8"
L’épithète « interlope », enfin, apparaît dans la chanson éponyme, dont il clôt le premier sizain.
Une ultime occurrence du prénom Pénélope est fournie par la chanson posthume La Nymphomane, cri de désespoir d’un amant éreinté :
"Or, malheureusement, la bougresse est fidèle,
Les joies charnell’s me perdent,
Pénélope est une roulure à côté d’elle,
Les joies charnell’s m’emmerdent (bis)9."
Si ces quelques occurrences reflètent la verve gaillarde de Brassens, notons cependant que c’est bien la vertu de l’héroïne qu’elles convoquent : Pénélope demeure l’exemplum de la fidélité amoureuse, comme elle l’était dans les différents textes élégiaques où elle est citée à titre de paradigme. Catulle, déjà, la qualifie de « mère exemplaire », optima mater10. Properce pour sa part se désole de l’impudeur contemporaine et de l’infidélité de Cynthia, à qui il oppose la constance de l’épouse d’Ulysse11. Et quand il célèbre un couple exemplaire, Galla et Postumus, il les assimile au couple d’Ithaque12. De même Ovide loue la pia, la candida Pénélope13 et s’appuie sur son irréfutable exemple pour démontrer, dans l’élégie 4 du livre III des Amours, que pour demeurer chaste une femme n’a pas besoin d’être gardée14. Néanmoins, comme dans les chansons de Brassens, le contexte invite à relativiser l’éloge et prête à sourire : on le sait, cette élégie forme avec l’élégie 19 du livre II, un bien ambigu plaidoyer sur la tempérance féminine et sur l’intérêt érotique du custos ! De même, au livre I de l’Art d’Aimer, Ovide invite l’amant à ne pas désespérer car, avec le temps, même Pénélope peut être vaincue, tandis que l’élégie 8 du premier livre des Amours, laisse entendre que ce fut pour tester la force de ces jeunes amants que la reine fit tirer à l’arc, en une variation clairement érotique15. Dans les Tristes et les Pontiques, en revanche, elle retrouve sa parfaite exemplarité : c’est à elle que le poète exilé assimile sa propre femme16.
Pour Ovide, Pénélope n’est pas monolithique et quand bien même on célèbrerait sa fidélité, rien n’interdit de lui prêter doutes et inquiétudes, voire une certaine rancœur à l’égard d’Ulysse, comme il le fait dans la première Héroïde grâce à un remarquable jeu intertextuel avec l’Odyssée17. La figure hiératique de la « sage Pénélope » (Περίφρων Πηνελόπεια) se fissure en un mouvement qui agita à maintes reprises les milieux érudits18. On sait que les interrogations sur la sagesse de Pénélope apparurent dès l’époque hellénistique. Elles exploitaient tant les ambiguïtés du texte homérique que les variantes des états antérieurs de la légende ou des cycles postérieurs, qui lui prêtaient des amours adultères, dont serait notamment né Pan, ou qui modifiaient l’issue du récit. Pénélope fut-elle aussi sage qu’on le dit ? ne songea-t-elle qu’à Ulysse en ces vingt longues années ? envisagea-t-elle réellement d’épouser l’un des prétendants ? enfin avait-elle reconnu Ulysse19 ? Une polémique qui occupait encore le monde romain du Ier siècle comme l’atteste l’extrait des Lettres à Lucilius, où Sénèque s’offusque des vains exercices de rhétorique qui se demandent si Pénélope avait été impudique ou si elle avait reconnu Ulysse20.
Il serait présomptueux d’affirmer que Brassens eut connaissance de ce débat d’érudits, mais gageons que sa fine lecture de la littérature antique lui fit ressentir la note discordante entre cet horizon de désir et la figure canonique de l’épouse fidèle. En témoignent l’intelligence et la subtilité avec lesquelles il se glisse dans l’hypotexte homérique : point d’affirmations péremptoires sur l’adultère effectif de Pénélope, mais une série d’interrogations suggérant une rêverie érotique21. L’expression finale, « la rançon de Pénélope », serait alors pour le poète le moyen de signaler le jeu littéraire, une référence à cette exemplarité imposée qui condamne l’héroïne à rêver l’adultère, le prix à payer pour sa gloire immortelle22.
Le poème s’ouvre sur la célébration de « l’épouse modèle », soutenue par le rythme ample et régulier de l’alexandrin et des coupes à l’hémistiche. Si l’apostrophe « Toi, l’intraitable Pénélope », mise en valeur par la scansion de Brassens, se lit comme une réécriture de l’épithète homérique, sa vertu se chante également sur un mode moins soutenu à travers les métaphores populaires du « grillon » et de « l’accroc à la robe de mariée » qui illustrent une libre variation sur le modèle canonique. De même que les élégiaques dégradent l’univers épique dans leur réécriture du mythe, le subordonnant à la poésie érotique, n’offrant qu’une « perspective sentimentale » des hauts-faits héroïques, pour reprendre l’expression de Simone Viarre23, de même Brassens procèderait à une dégradation24 de l’épouse royale qu’il enferme dans sa réalité domestique contemporaine et qu’il condamne à son « petit bonhomme de bonheur » :
"Derrière tes rideaux, dans ton juste milieu,
En attendant l’retour d’un Ulysse de banlieu’,"
Cependant plus que d’une dégradation, la strophe initiale et la triple anaphore du pronom « toi » témoignent, par le recours au tutoiement, d’une familiarité, d’une proximité du poète avec son sujet qui l’autorise à l’interpeller librement et à l’entraîner dans son questionnement :
"Ne berces-tu jamais, en tout bien tout honneur,
De joli’s pensées interlopes,
De joli’s pensées interlopes ?"
La reprise de l’épithète « interlope » renvoie à l’ébauche de poème citée en introduction et permet de saisir le travail du poète. La double qualification des pensées inscrit l’antithèse au sein du sizain : elle brouille tout repère moral et interdit tout jugement. De même, l’insertion, dans le second hémistiche de l’alexandrin, de la formule stéréotypée « en tout bien, tout honneur » propose une évaluation ironique et peu contraignante du devoir de fidélité.
Ainsi, le poète invite l’héroïne, délivrée des conventions, à une libre rêverie amoureuse qui offre de nombreux échos aux motifs élégiaques, dans le même temps qu’elle reflète les thématiques amoureuses qui structurent le corpus de Brassens. Cette richesse inter et intratextuelle s’exprime dans l’incontournable évocation des travaux de toile qui empruntent tant à la scène homérique qu’à l’imaginaire médiéval si proche du poète :
"Penché’ sur tes travaux de toile,
Les soirs de vague à l’âme et de mélancolie,
N’as-tu jamais en rêve, au ciel d’un autre lit,
Compté de nouvelles étoiles,
Compté de nouvelles étoiles ?"
La mention de la broderie ne fait pas précisément référence à la ruse inventée par Pénélope pour retarder l’ultimatum des prétendants, mais à une tentative de l’épouse délaissée pour tromper son mal-être. Pour comprendre l’intérêt de cette variante, le détour par l’héroïde ovidienne s’impose :
"Je n’aurais point couché, glacée, dans un lit désert ; je n’aurais pas, abandonnée, accusé la lente course des jours, et, cherchant à tromper le vide des nuits, une toile inachevée ne lasserait pas mes mains de veuve25."
Cette version hétérodoxe du texte homérique retient d’autant plus l’attention qu’elle est, on le sait, un jeu subtil avec le corpus de Properce, avec son évocation de Pénélope d’une part et les reproches de Cynthia et la plainte d’Aréthuse d’autre part26. En mêlant ainsi les emprunts, Ovide estompe les traits de l’épouse héroïque et révèle un autre visage, celui d’une héroïne élégiaque ne tissant que pour tromper sa solitude et son désespoir nocturnes. De la même manière, Brassens interroge la dimension amoureuse et sentimentale de Pénélope.
Un étroit réseau d’échos lexicaux et thématiques enserre ces figures féminines, les enrichit mutuellement et les inscrit dans le topos élégiaque plus vaste de l’insomnie amoureuse et du lectus viduus ou desertus, symbole de l’abandon physique dans lequel se trouve plongé l’amante ou l’amant esseulé27, mais aussi lieu du fantasme érotique28. La périphrase « au ciel d’un autre lit », si elle illustre l’habileté du poète à défaire les expressions stéréotypées pour évoquer avec délicatesse les ébats amoureux, fait également résonner ce néologisme dans l’intertexte homérique : on peut y lire une allusion au célèbre lit conjugal, enjeu majeur de la scène de reconnaissance des deux époux.
Dans cette rêverie amoureuse, la figure de Cupidon s’impose d’elle-même et suggère un autre rapprochement avec Ovide :
"N’as-tu jamais souhaité de revoir en chemin
Cet ange, ce démon, qui son arc à la main,
Décoche des flèches malignes,
Qui rend leur chair de femme aux plus froides statu’s
Les bascul’ de leur socl', bouscule leur vertu,
Arrache leur feuille de vigne,
Arrache leur feuille de vigne ?"
Ovide propose un semblable enchaînement dans l’élégie programmatique qu’est le poème 2 du livre I des Amours qui consacre le triomphe de Cupidon face à Apollon :
"D’où vient que ma couche me semble si dure, que mes couvertures ne restent pas à leur place sur mon lit, que j’ai passé sans sommeil cette nuit, toute cette nuit, et qu’à force de me retourner mes os fatigués me font mal ? car, enfin, je m’en apercevrais, si quelque amour me tourmentait. A moins qu’il ne se glisse en moi et n’entre en tapinois, par un art caché, me faire du mal ? Oui, ce doit être cela : ses flèches menues se sont fixées en mon sein et le cruel Amour met en révolution mon cœur, où il est installé en maître29."
Cupidon occupe une place importante dans le corpus amoureux de Brassens30. Facétieux et inconstant, doté, comme le montre l’extrait, de tous les attributs du dieu antique, il se joue du poète et on lui prêterait volontiers les traits de l’Amour vainqueur du Caravage, « sale petit bonhomme » prompt aux métamorphoses. On pourrait d’ailleurs se demander s’il n’est pas, dans cette chanson, le double, tentateur, du poète. Comme chez Ovide, le trouble amoureux qu’il provoque n’a pas ici d’objet spécifique, mais suscite un désir et une tension qui rendent son humanité et sa sensualité non seulement à Pénélope, mais également à toutes les femmes. La métamorphose des statues en amantes convoque la thématique du plaisir physique, portée par la paronomase « bascule / bouscule » et l’allusion à la frigidité révolue des « plus froides statues ». Ce plaisir féminin, Brassens le défend avec provocation dans Quatre-vingt-quinze pour cent, regrettant que :
"Quatre-vingt-quinze fois sur cent,
La femme s’emmerde en baisant.
[…]
À l’heure de l’œuvre de chair
Elle est souvent triste, peuchèr’!31"
La revendication d’un plaisir partagé unit étroitement Ovide et le poète moderne32. Aussi permettez-moi d’interpréter cette occurrence du verbe « s’emmerder » comme l’exacte transposition de la périphrase « songer à ses fuseaux » qu’Ovide utilise pour décrire l’insensibilité féminine : « Je hais cette femme qui se livre parce qu’elle doit se livrer, et qui, froide au sein du plaisir, songe encore à ses fuseaux »33.
Le désir peut aussi s’exprimer sur un mode plus retenu et plus allusif, dans le métaphorique « désordre à vos dentelles » du troisième couplet qui offre un nouvel écho aux travaux de toile homériques, ou dans les métaphores végétales, lieu d’une magistrale variation inter et intratextuelle :
"N’as-tu jamais encore appelé de tes vœux
L’amourette
[…]
Qui met la marguerite au jardin potager,
La pomme défendue aux branches du verger,
Et le désordre à vos dentelles,
Et le désordre à vos dentelles ?"
Mêlant les symboles bibliques et courtois du désir et de l’amour, la pomme du paradis terrestre, certes, défendue, mais offerte, et le verger34, à l’imaginaire populaire de la marguerite qu’on effeuille, le poète ouvre, sur un mode toujours fantasmé, un horizon de tentation brouillant les frontières du licite et de l’illicite. L’image se trouve prolongée, développée, expliquée dans une œuvre clé du corpus de Brassens, La non-demande en mariage, véritable « manifeste amoureux » qui célèbre une « fidélité librement consentie »35.
"À aucun prix, moi, je ne veux
Effeuiller dans le pot-au-feu
La marguerite
[…]
Il peut sembler de tout repos
De mettre à l’ombre, au fond d’un pot
De confiture,
La joli’ pomme défendue’ ;
Mais elle est cuite, elle a perdu
Son goût « nature »36."
Les métaphores culinaires dénoncent les désillusions de l’amour et la déchéance qui menace les époux. La marguerite et la « pomme défendue » qui s’offraient encore à Pénélope en sont le symbole : réduits au « pot-au-feu » ou au « pot de confiture », ils dénotent la dégradation tant poétique37 que sentimentale de toute relation dans le quotidien et la réalité. Le seul moyen de préserver le lien amoureux est le libre engagement des amants :
"Laissons le champ libre à l’oiseau,
Nous serons tous les deux prisonniers sur parole
[…]
Qu’en éternelle fiancée,
À la dame de mes pensée’
Toujours je pense…"
L’idéal amoureux se chante à nouveau sous le signe du lyrisme courtois, dénoté par le substantif « dame » ; le principe de non assouvissement du désir que traduit l’image de l’« éternelle fiancée » et ses connotations platoniques contraires à la célébration du plaisir physique qui sous-tend tout le corpus, doivent être corrigés, me semble-t-il, par la métaphore de l’oiseau et l’interprétation érotique du motif.
Les très nombreuses et brillantes attaques contre le mariage qui émaillent le corpus de Brassens n’empêchent donc pas la célébration d’un engagement durable, mais libre, qui repose sur la sincérité des sentiments quels que soient les agissements du corps. C’est une réinterprétation de la fides que n’aurait pas reniée Ovide pour qui une chasteté forcée est une aberration, une hypocrisie qu’il se plaît à dénoncer dans le diptyque paradoxal que forment les élégies II, 19 et III, 4 des Amours38. Ainsi quand bien même Pénélope cèderait à la tentation,
"Il n’y aurait pas là de quoi fouetter un cœur
Qui bat la campagne et galope"
Le jeu sur les expressions stéréotypées et leur réécriture restitue à Pénélope son innocence, lui accorde un espace de liberté sentimentale et physique. De plus, le poète l’affranchit de toute condamnation morale et religieuse, s’arrogeant par avance le droit de l’absoudre : « N’aie crainte que le ciel ne t’en tienne rigueur ». La portée de cette transgression varie en intensité selon que l’alexandrin — « C’est la faute commune et le péché véniel » — s’applique à la rêverie seulement ou à l’adultère effectif. Dans le second cas, Brassens irait ouvertement à l’encontre tant de la loi civile qui jusqu’en 1975 définit l’adultère comme une faute pénale que du magistère catholique et de sa classification des péchés qui le considère comme péché mortel. Il est ainsi l’héritier de la dimension subversive de l’élégie romaine et d’Ovide en particulier, dont maints poèmes sont un outrage aux lois augustéennes sur le mariage et le célibat39.
L’univers de Brassens, on le sait, ne saurait être régi par les lois d’une société cléricale et bourgeoise. La morale libertaire qui nourrit toute son œuvre trouve une expression privilégiée dans son discours amoureux. C’est en cela que sa réécriture de la figure mythique de Pénélope est pleinement élégiaque. Sans être exclusive, cette grille de lecture se révèle pertinente : à l’image des poètes latins, le récit de ses Amours opère un renversement des valeurs, dénonce les hypocrisies d’une société bien pensante et prompte à juger, tout en proposant un nouvel idéal amoureux.