La Mandragore, étude du texte d'Hildegarde de Bingen

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Dossier élaboré par :

Cécile Daude

Paulette Garret

Sylvie Pédroaréna

Brigitte Planty

sous la direction de Sylvie David

Hildegarde de Bingen, Physica : Liber subtilitatum diversarum naturarum créaturarum

De Plantis : De Mandragora

 

I. Présentation de l’auteur et du texte :

 

A. L’auteur : Hildegarde de Bingen, une religieuse mystique, musicienne, médecin et femme de lettres, considérée comme la première naturaliste :

 

Hildegarde de Bingen naît en 1098 dans une famille noble du Palatinat, région d’Allemagne bordée par le Rhin. Elle est la dixième enfant de la famille. L’Europe à sa naissance est en effervescence : guerres des états entre eux et, surtout, début des croisades ; les chrétiens, à l’appel du pape, partent aider leurs frères d’Orient à reconquérir les lieux saints tombés aux mains des Arabes.

Dès l’âge de cinq ans la petite fille, de santé fragile, a des visions qui l’inquiètent et qu’elle cache à son entourage : elle voit des choses qui, peu après, se réalisent. À huit ans, ses parents la confient à Jutta de Sponheim, jeune abbesse du monastère bénédictin de Disibodenberg proche de leur domicile, pour qu’elle assure l’éducation de l’enfant. Hildegarde de Bingen, mise en confiance par cette personne, lui raconte ses visions et Jutta, par prudence, prend conseil d’un moine du monastère voisin, Volmar, qui deviendra plus tard le secrétaire et l’ami d’Hildegarde. À quatorze ans, l’adolescente devient elle-même religieuse malgré sa santé chancelante et poursuit son éducation.

À la mort de Jutta, en 1136, élue par les religieuses du couvent, elle devient à son tour, à trente-huit ans, abbesse de Disibodenberg. Peu après, une voix céleste lui demande d’écrire et de divulguer ses visions. C’est ainsi qu’avec l’autorisation de l’archevêque de Mayence et l’aide du moine Volmar, elle va écrire son premier livre : Scivias1(Dei), « Sache les voies de Dieu... ». Infatigable malgré sa fragilité, elle en composera d’autres, tels Le livre des œuvres divines, Le livre des mérites de vie et, comme elle connaît bien les propriétés des plantes cultivées dans les jardins de « Simples » des monastères et confectionne elle-même des remèdes, elle consignera ses recettes dans un livre qui, après neuf siècles, se retrouve sur les rayons de nos librairies « offert à notre monde moderne qui aspire à une médecine plus respectueuse de l’environnement et de l’humain » (Paul Ferris, Les remèdes de santé d’Hildegarde de Bingen, Marabout, 2013).

Elle compose aussi des poèmes, des œuvres musicales, correspond avec les hautes personnalités de son temps, le Pape aussi bien que l’Empereur, assure des prédications dans toute l’Allemagne, accomplit des miracles. Son couvent devenant trop exigu pour la foule qui s’y presse, Hildegarde va en fonder un autre à côté de Bingen, le monastère de Rupertsberg, puis encore un autre, celui d’Eibingen. C’est dans ce dernier qu’elle meurt à quatre-vingt-un ans, le 17 septembre 1179.

Considérée comme une sainte à son époque, elle ne fut pas cependant canonisée. Mais le Pape Benoît XVI, en 2012, l’a proclamée « Docteur de l’Église », la plus haute distinction de l’Église catholique, faisant d’elle la quatrième femme docteur, après Catherine de Sienne, Thérèse d’Avila et Thérèse de Lisieux, affirmant ainsi l’exemplarité de sa vie et de ses écrits.

B. L’œuvre2 :

 

Le Livre des subtilités des créatures divines se présente comme une invitation à parcourir le monde de la nature, s’intéressant successivement aux plantes, aux éléments, aux arbres, aux pierres, aux poissons, aux oiseaux, aux bêtes sauvages, aux reptiles et aux métaux. L’exposé sur les plantes correspond donc à la première des neuf sections de l’ouvrage, qui est aussi la plus importante. On y trouve d’abord une préface où Hildegarde de Bingen met en parallèle l’homme, créé à partir de la terre, et la terre elle-même : en vertu de cette parenté, les plantes produites par la terre reflètent les fonctions humaines, les plantes bénéfiques et les plantes nuisibles correspondant respectivement aux fonctions spirituelles et aux fonctions diaboliques de l’homme. L’abbesse passe ensuite en revue les différentes sortes de plantes, élaborant pour chacune une notice qui définit son tempérament (chaud ou froid, sec ou humide), puis indique ses vertus ou ses dangers et la manière d’en user. Deux cent trente plantes sont ainsi présentées dans un ordre qui tient plus de la liste que d’un traité scientifique. Il n’en demeure pas moins que l’exposé se fonde sur une connaissance de la nature qu’avait acquise l’abbesse et qui était aussi celle de son époque, dans une vision de plus en plus large du monde.   

 

II. Pistes d’étude grammaticale :

 

A. Modes de l’injonction dans la formulation des prescriptions médicales :

 

Faire relever et classer les formes verbales exprimant un ordre.

Subjonctif :

ponatur - accipiat - habeat - dividat - teneat - pulverizet - addat - comedat - recipiat - faciat - manducet - ponat - incalescat - dicat - abrumpas.

Impératif :

accipe - pone - dic.

B. Valeur des temps :

 

Le présent marque le résultat immédiat qu’on obtient lorsqu’on suit scrupuleusement la prescription : ejicitur - exstinguitur.

Le futur indique lui aussi l’efficacité magique de la prescription : curabitur - habebit - recipies - senties - juvabit.

C. Emploi des pronoms :

 

eam - id - eum - ea - ejus - eos.
haec - huic - hujus - hoc.
istum - istam.
illa - ille - illius - illam.
eadem - eumdem - ejusdem - eamdem - idem.

On fera remarquer l’importance des déictiques dans l’énoncé des prescriptions, ainsi que la valeur cumulative des liaisons et, atque.

 

III. Pistes d’étude lexicale :

 

A. La théorie des humeurs (cf. dans le texte : contrarius humor) fondée sur la double opposition chaud/froid, sec/humide :

 

La nature du corps humain est constituée de quatre humeurs (sang, bile jaune, bile noire, phlegme) correspondant aux quatre éléments de l’univers (air, feu, terre, eau) ; les correspondances sont les suivantes : sang/air (chaud et humide), bile jaune/feu (chaud et sec), bile noire/terre (froid et sec), phlegme/eau (froid et humide).

Le chaud : mandragora calida - incalescat - incalescant - per ardorem corporis - eumdem ardorem - ille ardor.

L’humide : mandragora aquosa.

Faire chercher, en dehors du texte, le vocabulaire latin correspondant aux notions de froid et de sec.

B. La terre et l’homme : (terra mea, « la terre dont je suis formé »)

 

Homo - humus : extrait de l’article homo du Dictionnaire Étymologique de la Langue Latine d’Ernout-Meillet :

L’alternance homō/hemō est ancienne ; il s’agit d’un dérivé d’un mot indo-européen signifiant « terre » qui admettait l’alternance e, o, zéro ; v. humus : homme, au sens général de « être humain », proprement « né de la terre » ou « terrestre », par opposition aux dieux, qui sont « célestes ».   

a. Vocabulaire des plantes :

cedrus, i, f. : cèdre.
effodio, is, ere, odi, ossum : déterrer, extraire, arracher.
eradico, as, are, avi, atum : déraciner.
fagus, i, f. : hêtre.
fructus, us, m. : fruit.
grossus, i, m. : bourgeon.
herba, ae, f. : herbe ; ici : plante.
lignum, i, n : bois.
mandragora, ae, f. et mandragoras, ae, m. : mandragore.
ramusculus, i, m. : petite branche.
tremulus, i, f. : tremble.

b. Vocabulaire du corps humain :

brachium, ii, n. : bras.
caput, itis, n. : tête.
collum, i, n. : cou.
cor, cordis, n. : cœur.
corpus, oris, n. : corps.
dextera ou dextra, ae, f. : main droite.
dorsum, i, n. : dos.
genu, us, n. : genou.
ilia, ium, n. : flancs, ventre.
manus, us, f. : main.
membrum, i, n. : membre du corps.
pectus, oris, n. : poitrine.
pes, pedis, m. : pied.
umbilicus, i, m. : nombril.

Pour le lexique du corps, on pourra se reporter aux schémas p. 30 et 31 de l’ouvrage Regards grecs et latins sur le corps humain, SCEREN-CRDP, 2013, qui permettent de travailler conjointement sur la langue grecque et la langue latine.

C. Du latin au français :

 

a. La suffixation :

  • - latin -or → français -eur :

ex. : humor → humeur ; ardor → ardeur ; dolor → douleur ; sudor → sueur ;

  • - latin -tas → français -té :

ex : inutilitas → inutilité ; infirmitas → infirmité.

b. Lexique de la magie :

magicus - fantasticus - fantasmagoria.

 

D. Latin et vieil allemand :

 

aspa (aspin) = Espe, Zitterpappel, tremulus → tremble.

queckborn (in fontem, id est queckbornen, in queckborn non purgatur, in queckborn ponat) = Quellwasserbrunnen, fons saliens/vivus → source d’eau vive.

lanke (super utrumque lanckun) = Hüfte, Weiche, inguen, ilium → aine, flanc.

uszgebiszen (ejicitur, id est uszgebiszen) = ausgezogen, ejicitur → extrait, expulsé.

 

IV. Pistes de commentaire :

 

A. Valeur purificatrice de l’eau :

 

La mandragore, une fois déracinée, doit être immédiatement plongée dans l’eau d’une source (fons, tis, m.) afin qu’elle soit purifiée (purgatur - purgata est).

Hippocrate distingue cinq sortes d’eaux : les eaux stagnantes, les eaux de source, les eaux de pluie, les eaux de fonte des neiges ou de la glace, les eaux mélangées et pour chacune d’elles, il s’efforce de décrire ses propriétés, les éléments qu’elle contient, ses variations locales ou saisonnières et la façon dont elle agit sur le corps humain.

B. Rôle de la symbolique et de l’analogie dans la magie :

 

La racine de la plante peut faire penser à une forme humaine, elle est à son image (homini aliquantulum assimilatur - propter similitudinem hominis - de simili membro ejusdem imaginis) ; la mandragore est sortie de terre tout comme l’être humain est fait de terre. Aussi prête-t-on à cette plante des vertus magiques ; elle peut être bénéfique pour l’homme, à condition qu’on se conforme rigoureusement aux prescriptions qui en fixent les usages.

Puisqu’il y a analogie entre la plante et l’être humain, la partie de la plante qui pourra guérir l’être humain correspond exactement à la partie du corps humain qui est affectée par la maladie. En outre, pour remédier aux désirs charnels, le contact physique avec la plante est recommandé : l’homme doit appliquer contre son corps la forme féminine de la plante, la femme la forme masculine ; ce simulacre d’union préserve ainsi la chasteté.

La mandragore est profondément ambivalente comme l’être humain : si elle n’est pas purifiée, elle révèle sa nature diabolique et s’avère nocive ; si au contraire on la débarrasse de ses pouvoirs maléfiques, elle constitue un puissant remède aux maux physiques et aux humeurs sombres.     

C. Modes d’administration du remède :

 

  • usage externe : application (ligatum habeat - ligatum teneat - juxta se ponet - juxta me pono - juxta te pone) ;
  • usage interne : ingestion (comedat - manducet).

La magie opère aussi par l’usage des incantations (dicat - eadem verba dic).

V. Prolongements :

 

A. Les mythes grecs relatifs à la création de l’être humain :

 

a. Analogie entre la terre et l’homme au fondement du mythe de Deucalion et Pyrrha :

Dans ce mythe, les pierres, qui sont les os de la Terre, la Mère universelle, vont donner naissance à une nouvelle race d’hommes et de femmes.

Apollodore, Bibliothèque, I, 7, 2 :

« Deucalion choisit de faire naître une humanité à lui. Sur l’ordre de Zeus, il se mit à ramasser des pierres et à les lancer par dessus sa tête. Les pierres jetées par Deucalion devinrent des hommes et celles qu’avait jetées Pyrrha des femmes. C’est pour cela précisément que les hommes, par métaphore, sont appelés laoi (“les gens”), mot qui vient de laas, la pierre. » (trad. J.-C. Carrière, B. Massonie)

Le mythe tente ici d’éclairer l’étymologie du mot λαοί (« peuples) en le rapprochant de λᾶες (« pierres »). Cf. aussi Pindare, Olympique IX, vers 43-46.

b. Le mythe de Pandore :

Dans la Théogonie d’Hésiode (vers 571-572. Cf. aussi vers 70-71 dans Les Travaux et les Jours), c’est à partir de terre qu’Héphaïstos façonne la première femme.

γαίης γὰρ σύμπλασσε περικλυτὸς Ἀμφιγυήεις
παρθένῳ αἰδοίῃ ἴκελον Κρονίδεω διὰ βουλάς·

« Avec de la terre, l’illustre Boiteux modela un être tout pareil à une chaste vierge, par le vouloir du Cronide. » (trad. P. Mazon, CUF)

c. Le mythe de la création de l’homme dans le Protagoras :

L’élément de la terre est cette fois associé à celui du feu dans le récit platonicien de la création des races mortelles.

Ἦν γάρ ποτε χρόνος ὅτε θεοὶ μὲν ἦσαν, θνητὰ δὲ γένη οὐκ ἦν. Ἐπειδὴ δὲ καὶ τούτοις χρόνος ἦλθεν εἱμαρμένος γενέσεως, τυποῦσιν αὐτὰ θεοὶ γῆς ἔνδον ἐκ γῆς καὶ πυρὸς μείξαντες καὶ τῶν ὅσα πυρὶ καὶ γῇ κεράννυται.

« C’était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les façonnent à l’intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peuvent combiner avec le feu et la terre. » (trad. A. Croiset, CUF)

B. La mandragore dans la littérature antique :

 

a. Les références à la mandragore pour ses propriétés soporifiques ou enivrantes :

 

- Démosthène, Quatrième Philippique, 6 :

Démosthène vient d’expliquer que la plupart des cités se sont laissé séduire par Philippe, soit à prix d’or, soit à cause de sa supériorité militaire, et qu’Athènes est pour ainsi dire la seule cité démocratique et encore libre du monde grec. Il compare l’indifférence et l’apathie des citoyens d’Athènes qui laissent Philippe progresser dans ses intrigues et ses conquêtes, à des hommes endormis par quelque philtre de mandragore.

Ἡμεῖς δ' οὐ μόνον τούτοις ὑπολειπόμεθα, ὦ ἄνδρες Ἀθηναῖοι, ἀλλ' οὐδ' ἀνεγερθῆναι δυνάμεθα, ἀλλὰ μανδραγόραν πεπωκόσιν ἤ τι φάρμακον ἄλλο τοιοῦτον ἐοίκαμεν ἀνθρώποις· εἶτ', οἶμαι, – δεῖ γάρ, ὡς ἐγὼ κρίνω, λέγειν τἀληθῆ, – οὕτω διαβεβλήμεθα καὶ καταπεφρονήμεθ' ἐκ τούτων ὥστε τῶν ἐν αὐτῷ τῷ κινδυνεύειν ὄντων οἱ μὲν ὑπὲρ τῆς ἡγεμονίας ἡμῖν ἀντιλέγουσιν, οἱ δ' ὑπὲρ τοῦ ποῦ συνεδρεύσουσιν, τινὲς δὲ καθ' αὑτοὺς ἀμύνεσθαι μᾶλλον ἢ μεθ' ἡμῶν ἐγνώκασιν.

« Nous, en revanche, non seulement nous sommes en retard dans ces domaines [i. e. les crédits militaires, la politique extérieure], citoyens d’Athènes, mais nous ne sommes même pas capables de nous réveiller, au contraire, nous ressemblons à des hommes qui auraient bu de la mandragore ou toute autre drogue de ce genre. Par suite, je pense (il faut en effet, d’après ce que je vois, dire la vérité), nous sommes de ce fait tellement calomniés et méprisés par les autres, que parmi ceux qui se trouvent exposés au danger même, les uns tiennent des discours opposés aux nôtres sur la conduite des opérations, les autres, sur le lieu où nous pourrions délibérer ensemble, et certains encore ont décidé de se défendre par leurs propres moyens plutôt qu’avec nous. » (trad. auteurs de l'étude) 

 

- Platon, La République, livre VI, 488 c :

Il s’agit d’une longue comparaison (δι' εἰκόνων λέγειν [...]. Ἄκουε δ' οὖν τῆς εἰκόνος, ἵν' ἔτι μᾶλλον ἴδῃς ὡς γλίσχρως εἰκάζω, « parler par images [...]. Écoute donc cette image, pour voir comme je sais composer des images qui collent à la réalité ») concernant les cités mal gouvernées et dont les philosophes sont exclus, que Socrate compare à un navire en proie à une mutinerie déchaînée, en évoquant au passage la capacité de la mandragore à produire ivresse et délire :

[…] αὐτοὺς δὲ αὐτῷ ἀεὶ τῷ ναυκλήρῳ περικεχύσθαι δεομένους καὶ πάντα ποιοῦντας ὅπως ἂν σφίσι τὸ πηδάλιον ἐπιτρέψῃ, ἐνίοτε δ', ἂν μὴ πείθωσιν, ἀλλὰ ἄλλοι μᾶλλον, τοὺς μὲν ἄλλους ἢ ἀποκτεινύντας ἢ ἐκβάλλοντας ἐκ τῆς νεώς, τὸν δὲ γενναῖον ναύκληρον μανδραγόρᾳ ἢ μέθῃ ἤ τινι ἄλλῳ συμποδίσαντας τῆς νεὼς ἄρχειν χρωμένους τοῖς ἐνοῦσι, καὶ πίνοντάς τε καὶ εὐωχουμένους πλεῖν ὡς τὸ εἰκὸς τοὺς τοιούτους [...].

« (imagine que les marins qui se disputent entre eux...) se pressent toujours autour du pilote lui-même, le priant et faisant tout pour qu’il leur confie le gouvernail, et parfois, s’ils ne réussissent pas à le persuader mais que d’autres y réussissent mieux, ces autres ils les tuent ou ils les jettent par-dessus bord, et après avoir entravé le bon pilote grâce à la mandragore, à l’ivresse ou par quelque autre moyen, ils gouvernent le navire et s’emparent de ses réserves, ils boivent et font bonne chère, et naviguent comme on peut s’y attendre de la part de telles gens. » (trad. auteurs de l'étude)

 

- Xénophon, Banquet, II, 24-25 :

Xénophon lui aussi met en scène Socrate et sa connaissance des effets de la mandragore :

Ὁ δ' αὖ Σωκράτης εἶπεν· « Ἀλλὰ πίνειν μέν, ὦ ἄνδρες, καὶ ἐμοὶ πάνυ δοκεῖ· τῷ γὰρ ὄντι ὁ οἶνος ἄρδων τὰς ψυχὰς τὰς μὲν λύπας, ὥσπερ ὁ μανδραγόρας τοὺς ἀνθρώπους, κοιμίζει, τὰς δὲ φιλοφροσύνας, ὥσπερ ἔλαιον φλόγα, ἐγείρει. Δοκεῖ μέντοι μοι καὶ τὰ τῶν ἀνδρῶν σώματα ταὐτὰ πάσχειν ἅπερ καὶ τὰ τῶν ἐν γῇ φυομένων. […] »

Les convives réclament à boire :

« Socrate dit à son tour : “Eh bien, mes amis, boire me semble à moi aussi tout à fait opportun. Car de fait, le vin en arrosant l’âme endort les chagrins, comme la mandragore les humains, tandis qu’il réveille les joies, comme l’huile la flamme. Il me semble en vérité que les corps des hommes subissent les mêmes effets que ceux des plantes qui poussent dans la terre”. […] ». (trad. auteurs de l'étude)

On peut remarquer que la mention de la mandragore, étant donné sa forme, entraîne dans l’esprit de Socrate, par association d’idées, une comparaison entre le corps humain lui-même et les plantes : celles-ci s’affaissent et dépérissent si on les arrose trop, mais se redressent et sont florissantes si on les arrose juste ce qu’il faut. Il en est de même pour les hommes et le vin !

 

- Aristote, Petits traités d’histoire naturelle, « Du sommeil et de la veille », 456 b :

Dans un passage où il explique pourquoi on a tendance à s’endormir après les repas, Aristote compare cette somnolence à l’effet des plantes somnifères.

Σημεῖον δὲ τούτων καὶ τὰ ὑπνωτικά· πάντα γὰρ καρηβαρίαν ποιεῖ, καὶ τὰ ποτὰ καὶ τὰ βρωτά, μήκων, μανδραγόρας, οἶνος, αἶραι. Καὶ καταφερόμενοι καὶ νυστάζοντες τοῦτο δοκοῦσι πάσχειν, καὶ ἀδυνατοῦσιν αἴρειν τὴν κεφαλὴν καὶ τὰ βλέφαρα.

« Un indice de cela est fourni aussi par les hypnotiques : tous en effet produisent une lourdeur de tête, aussi bien en boisson qu’en comestible, le pavot, la mandragore, le vin, ou l’ivraie enivrante (lolium temulentum) ; et contraints à se coucher et somnolents, ils (ceux qui en absorbent) paraissent subir ce même effet, ils ne peuvent plus soulever la tête ni les paupières. » (trad. auteurs de l'étude)

 

- Lucien, Histoires vraies, II, 33 :

La mandragore est aussi un élément caractéristique du paysage de l’Île des Songes.

Κύκλῳ μὲν περὶ πᾶσαν αὐτὴν ὕλη ἀνέστηκεν, τὰ δένδρα δέ ἐστι μήκωνες ὑψηλαὶ καὶ μανδραγόραι καὶ ἐπ' αὐτῶν πολύ τι πλῆθος νυκτερίδων. « Elle était ceinte tout autour d’une forêt composée de grands pavots et mandragores où nichaient quantité de chauves-souris. » (trad. personnelle)

Une scholie indique que l’auteur a imaginé cela car ces plantes sont ὑπνωτικά, « qui endorment » et ναρκωτικά, « qui engourdissent ».  

 

b. La mandragore dans la littérature botanico-médicale :

 

- Hippocrate, Des lieux dans l’homme, 39, 1 : (traité qui aurait été écrit entre 420 et 390 av. J.-C.)

Dans ce traité, la mandragore est recommandée comme remède contre la mélancolie et les convulsions.

Τοὺς ἀνιωμένους καὶ νοσέοντας καὶ ἀπάγχεσθαι βουλομένους, μανδραγόρου ῥίζαν πρωῒ πιπίσκειν ἔλασσον ἢ ὡς μαίνεσθαι. Σπασμὸν ὧδε χρὴ ἰᾶσθαι· πῦρ παρακαίειν ἑκατέρωθεν τῆς κλίνης, καὶ μανδραγόρου ῥίζαν πιπίσκειν ἔλασσον ἢ ὡς μαίνεσθαι, καὶ πρὸς τοὺς τένοντας τοὺς ὀπισθίους σακκία προστιθέναι θερμά.

« Ceux qui sont anxieux et souffrants au point de vouloir se pendre, il faut leur donner à boire le matin du suc de racine de mandragore, mais à dose qui n’entraîne pas le délire. Voici comment il faut soigner une convulsion : allumer du feu de part et d’autre du lit, et donner à boire le suc de racine de mandragore à dose qui n’entraîne pas le délire, et placer des bouillottes derrière les tendons d’Achille. » (trad. auteurs de l'étude)

La mandragore, outre ses propriétés aphrodisiaques et hallucinogènes, est en effet reconnue pour être un antispasmodique, et les Anciens lui prêtaient aussi de nombreuses vertus curatives.

 

- Théophraste : (environ 371-287 avant J.-C.)

Recherches sur les plantes, IX, 8, 5 et 8 :

Au § 5, l’auteur évoque d’abord de manière générale la ῥιζοτομία, l’art de couper une racine : Ἔτι δὲ ὡς οἱ φαρμακοπῶλαι καὶ οἱ ῥιζοτόμοι τὰ μὲν ἴσως οἰκείως, τὰ δὲ καὶ ἐπιτραγωδοῦντες λέγουσι, « Ajoutons que les vendeurs de drogues (ou : de médicaments) et les coupeurs de racines (= magiciens) donnent des informations pour une part sans doute de façon appropriée, pour une autre aussi en usant d’une grandiloquente solennité. » (trad. auteurs de l'étude)

On voit avec l’emploi ironique du terme ἐπιτραγωδοῦντες que Théophraste émet quelque doute quant aux recettes des « magiciens ».

Au § 8, l’auteur précise la manière dont on recommande de couper la mandragore (le passage est au style indirect dépendant de « ils disent que… » ou « ils recommandent de... ») :

Καὶ ἄλλα δὲ τοιαῦτα πλείω. Περιγράφειν δὲ καὶ τὸν μανδραγόραν εἰς τρὶς ξίφει, τέμνειν δὲ πρὸς ἑσπέραν βλέποντα· τὸν δ' ἕτερον κύκλῳ περιορχεῖσθαι καὶ λέγειν ὡς πλεῖστα περὶ ἀφροδισίων.

« Et beaucoup d’autres prescriptions de ce genre. Pour la mandragore aussi il faut tracer autour d’elle sur le sol un triple cercle avec une épée, et la couper en regardant vers le couchant. Puis, du reste de la plante (ou : de la partie coupée ? À moins que τὸν ἕτερον désigne un second opérateur qui intervient à côté du coupeur de racine, comme l’interprète S. Amigues, CUF, 2006, note 28 p. 128) il faut faire le tour en dansant, et prononcer le plus possible de paroles ayant trait aux plaisirs amoureux. » (trad. auteurs de l'étude)

Le verbe περιγράφειν est employé plusieurs fois dans le passage. Circonscrire la portion de terrain où pousse la plante semble une précaution très importante. En outre, il faut prononcer des paroles circonstanciées ; Théophraste a évoqué auparavant la manière dont on doit couper la centaurée, en précisant : τὸ δ' ἐπευχόμενον τέμνειν οὐδὲν ἴσως ἄτοπον, « il n’est peut-être en rien déplacé de faire des vœux (des prières) en la coupant ».

Il y a donc un cérémonial de l’extraction de ces plantes, comme il y en a un pour les animaux de sacrifice dont on veut obtenir le consentement : ξίφος, « le glaive » ou « l’épée », est un instrument noble, et le rite de la danse doit être destiné à se concilier la plante pour le dommage subi, et aussi à annihiler les mauvaises influences par lesquelles elle pourrait se venger. Magie et animisme ont souvent partie liée.

Pour le détail des prescriptions, le fait de couper la plante « en regardant vers le couchant » est en relation avec le pouvoir hypnotique de la plante puisque le soleil couchant symbolise le sommeil et la mort.   

Quant aux paroles ayant trait aux plaisirs amoureux, elles renvoient aux propriétés aphrodisiaques et génésiques de la plante.

 

- Dioscoride : (Ier siècle après J.-C., sous le règne de Néron)

Dioscoride est un médecin grec originaire de la province romaine de Cilicie (au sud de l’Asie Mineure), pharmacologue et botaniste.

Dans le Ps.-Dioscoride, De venenis eorumque praecautione et medication, il est dit que certaines plantes médicinales (ou même éventuellement vénéneuses) doivent être employées avec précaution ; suit toute une liste de plantes dangereuses (ou pouvant l’être à trop forte dose) par leur graine, leur racine, leur suc ou leurs feuilles, parmi lesquelles est mentionnée la mandragore (Prooimion, l. 204).

Dans les études médicales de Dioscoride (De materia medica), on peut lire une longue et précise description botanique de la mandragore, puis un développement important sur les utilisations de la plante :

  • Description botanique (De Materia Medica, IV, 75, 1-2 et 7) :

Dioscoride commence par citer les différentes dénominations de la plante :

<μανδραγόρας>· οἱ δὲ ἀντίμιμον, οἱ δὲ βομβόχυλον, οἱ δὲ Κιρκαίαν [, οἱ δὲ Διρκαίαν]  καλοῦσιν, ἐπειδὴ δοκεῖ ἡ ῥίζα φίλτρων εἶναι ποιητική.

« Mandragore : les uns l’appellent antimime, les autres bombochyle, d’autres Circeia, [d’autres Dirceia], car sa racine paraît propre à composer des philtres. » (trad. auteurs de l'étude)

Le terme d’ἀντίμιμος signifie « ressemblance » ou « contrefaçon » : il s’agirait d’une allusion à la forme de la racine de mandragore qui imite la forme du corps humain. D’après Dioscoride, la mandragore était appelée par Pythagore ἀνθρωπόμορφος.   

Le même mot est employé par Rufus d’Éphèse, médecin et clinicien du iie siècle après J.-C., auquel Galien doit beaucoup, dans un passage où il est associé à la notion de microcosme : ἔοικε γὰρ κατὰ τοὺς σοφοὺς οἱονεὶ μικρὸς κόσμος ὁ ἄνθρωπος, ἀντίμιμος τῆς οὐρανίου τάξεως, « en effet, selon les sages, l’homme est comme un microcosme, ressemblance de l’ordre céleste » (De partibus corporis humani, 1, (trad. auteurs de l'étude).

Le terme de βομβόχυλος pourrait renvoyer, d’après sa composition, au suc de la plante qui provoquerait des borborygmes ?

Quant à la dénomination Circeia, elle est claire puisqu’elle fait référence à la magicienne Circé. Enfin, l’appellation Dirceia n’est peut-être pas à supprimer, car la fontaine de Dircé (près de Thèbes) avait des propriétés bénéfiques. Selon Hygin, elle tenait son nom d’une Dircé, seconde femme du roi de Thèbes Lycos, après la répudiation d’Antiope, mais qui s’acharna sur sa rivale ; celle-ci put s’échapper, se cacha sur le Cithéron, et accoucha d’Amphion et de Zéthos qu’elle avait conçus de Zeus ; les enfants furent recueillis par des bergers et plus tard, lorsqu’ils eurent retrouvé leur mère Antiope, ils la vengèrent : ils attachèrent Dircé aux cornes d’un taureau, et elle périt, lacérée sur les rochers. Peut-être que le nom de Dirceia attribué à la mandragore a été inspiré par le caractère et la fin redoutables de l’héroïne mythologique.

Puis Dioscoride procède à une description assez détaillée de la plante, distinguant trois espèces de mandragore :

  • une espèce femelle, noire, qui est appelée thridakias : ὁ μέν τις θῆλυς, ὁ μέλας, θριδακίας καλούμενος;
  • une espèce mâle, blanche, que certains ont appelée môrion (« plante qui rend fou », cf. μωρία, « la folie ») : τοῦ δὲ ἄρρενος καὶ λευκοῦ, ὃν ἔνιοι μώριον ἐκάλεσαν, ses fruits, à l’odeur agréable et forte, plongent dans un état d’hébétude les bergers qui en mangent ;
  • et une autre espèce de môrion qui pousse dans les endroits ombragés et à proximité des grottes : καὶ ἑτέραν μώριον φυομένην ἐν παλισκίοις καὶ περὶ τὰ ἄντρα.

Selon Guy Ducourthial (Flore magique et astrologique de l’Antiquité, Belin, 2003, p. 403 et note 53, p. 564), « on identifie généralement l’espèce mâle ou blanche à Mandragora officinarum L. (Mandragora vernalis Bertol.), et l’espèce femelle ou noire à Mandragora automnalis Bertol. », et « la troisième espèce signalée par Dioscoride serait […] Mandragora microcarpa. »   

  • Les utilisations de la plante (De Materia Medica, IV, 75, 3-7) :

Dioscoride décrit les différentes façons de préparer la plante à des fins médicales : on peut avoir recours à une presse pour extraire le jus de la racine ou de son écorce ; on peut aussi en exprimer le suc en pratiquant une incision circulaire ; le suc des fruits peut également être recueilli ; enfin, même les feuilles fraîchement cueillies peuvent être utilisées.

Les usages de la plante sont autant externes (onguents, cataplasmes) qu’internes (décoctions).

La mandragore a des propriétés analgésiques et narcotiques :

ἔνιοι δὲ καθέψουσιν οἴνῳ τὰς ῥίζας ἄχρι τρίτου καὶ διυλίσαντες ἀποτίθενται, χρώμενοι ἐπὶ τῶν ἀγρυπνούντων καὶ περιοδυνώντων κυάθῳ ἑνὶ καὶ ἐφ' ὧν βούλονται ἀναισθησίαν τεμνομένων ἢ καιομένων ποιῆσαι, « certains font cuire les racines dans du vin jusqu’à réduction au tiers, puis conservent le liquide après l’avoir filtré ; ils s’en servent pour les insomniaques et pour ceux qui éprouvent de violentes douleurs, à raison d’une petite tasse, et pour ceux sur lesquels ils veulent produire une anesthésie, lors d’opérations ou de cautères ». (trad. auteurs de l'étude)

Mais elle a aussi toutes sortes de propriétés médicinales : elle guérit les inflammations de la peau, traite les affections oculaires, apaise les douleurs articulaires... Dioscoride énumère ainsi les nombreux bienfaits qu’on peut tirer de la plante, mais le dosage du remède doit être scrupuleusement respecté car la mandragore n’est pas sans danger :

 ὁ δὲ ὀπὸς ποθεὶς ὀβολῶν δυεῖν ὁλκῆς πλῆθος σὺν μελικράτῳ ἄγει ἄνω φλέγμα καὶ χολὴν ὡς ἐλλέβορος, πλείων δὲ  ποθεὶς ἐξάγει τοῦ ζῆν, « la sève, bue dans du lait au miel à une dose pesant deux oboles, fait remonter le phlegme et la bile comme l’ellébore, mais bue en plus grande quantité, elle fait sortir de la vie ». (trad. auteurs de l'étude)

La mandragore a donc le pouvoir de redonner vie mais aussi de donner la mort.

 

- Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXV, 147-150 : (23-79 apr. J.-C.)

Pline distingue deux espèces de mandragore, dont il donne une description assez proche de celle de Dioscoride :

  • une espèce femelle, noire ;
  • une espèce mâle, blanche : Duo ejus genera : candidus, qui et mas, niger qui femina existimatur.

Comme Théophraste, Pline fait des recommandations spécifiques pour la récolte de la mandragore :

Effossuri cavent contrarium ventum et tribus circulis ante gladio circumscribunt, postea fodiunt ad occasum spectantes. « Ceux qui vont la cueillir se gardent d’être face au vent [à cause des émanations toxiques que produit la plante dans son système de défense], tracent auparavant trois cercles autour avec une épée, puis ils l’arrachent en se tournant vers le couchant. » (trad. J. André, CUF, 1974)

Enfin, Pline indique les différentes manières de préparer la plante, selon qu’on utilise la racine, les fruits ou les feuilles. Il insiste sur la « forte odeur » (odor gravis) que dégage la plante et sur ses propriétés qui peuvent être bénéfiques ou nocives, le dosage étant essentiel dans la prescription :

Quamquam mala in aliquis terris manduntur, nimio tamen odore obmutescunt ignari, potu quidem largiore etiam moriuntur. Vis somnifica pro viribus bibentium ; media potio cyathi unius. Bibitur et contra serpentes et ante sectiones punctionesque, ne sentiantur ; ob haec satis est aliquis somnum odore quaesisse. Bibitur et pro helleboro duobus obolis in mulso – efficacius helleborum – ad vomitiones et ad bilem nigram extrahendam.

« Bien qu’en quelques régions on en mange les fruits, ceux qui ne sont pas au courant perdent la parole par la violence de l’odeur et sont même tués par l’absorption d’une dose trop forte < de suc >. L’effet soporifique varie avec les forces du sujet ; la dose moyenne est d’un cyathe. On la fait boire aussi contre les serpents et avant les incisions et les piqûres pour insensibiliser. Il suffit dans ce but à certaines personnes de la flairer pour s’endormir. On la prend aussi au lieu de l’ellébore à la dose de deux oboles dans du vin miellé – mais l’ellébore est plus efficace –, pour faire vomir et évacuer la bile noire. » (trad. J. André, CUF, 1974)

 

- Galien de Pergame : (environ 129-200 après J.-C.)

La médecine grecque a continué à être florissante à l’époque romaine et a rencontré un immense succès dans tout l’Empire, son plus célèbre représentant – et commentateur d’Hippocrate – étant Galien de Pergame, ce qui explique aussi son importance au Moyen-Âge et à la Renaissance.

Dans ses commentaires aux traités hippocratiques Galien signale lui aussi l’action antalgique de la mandragore.

 

C. La mandragore dans la littérature moderne :

 

a. Machiavel : La Mandragore, pièce représentée à Florence en 1525 :

Un jeune homme, Callimaco entreprend de séduire Lucrezia, épouse du riche Nicia, dont le couple reste stérile. Se faisant passer pour un grand médecin, il préconise une potion à base de mandragore comme remède miracle contre la stérilité ; le remède n’est cependant pas sans danger pour celui qui entrera dans le lit de la femme…

La pièce se présente comme une satire de la société florentine et du pouvoir des Médicis.   

 Extrait de l’acte II, scène VI : 

Callimaco. – Il faut que vous sachiez qu’il n’est rien de plus sûr, pour faire devenir une femme grosse, qu’une certaine potion composée de mandragore. C’est une chose qui toutes et quantes fois de deux que j’en ai fait expérience n’a jamais manqué de réussir. Sans cela la reine de France serait stérile, et je ne sais combien d’autres grandes dames de ce royaume.

Nicia. – Est-il bien possible !    

Callimaco. – C’est comme je vous le dis ; et il faut que vous soyez bien favorisé de la fortune, car j’ai ici avec moi tous les ingrédients qui entrent dans cette potion, et vous pourrez l’avoir dès que vous voudrez.

Nicia. – Quand la lui faudra-t-il prendre ?

Callimaco. – Ce soir, après le souper. La lune est dans la phase propice, et la conjoncture ne peut être plus concomitante.

Nicia. – Voilà qui va bien. Ordonnez la potion : je la lui ferai prendre.

Callimaco. – Il faut maintenant vous avertir d’une petite chose : c’est que l’homme qui le premier a des rapports sexuels avec une femme après qu’elle a pris cette potion meurt dans la huitaine, et rien au monde ne peut l’en sauver.

Nicia. – Caquesangue ! Je ne veux pas de cette saloperie-là ! Ce n’est pas à moi que tu la feras avaler, toi ! Maître, vous en avez de mauvaises !

Callimaco. – Là, là, remettez-vous : il y a du remède.

Nicia. – Et lequel ?

Callimaco. – C’est de faire coucher aussitôt avec elle un homme qui, dans une seule nuit, tirera à lui toute l’infection de cette mandragore : ensuite il n’y aura plus de danger pour vous.

La Fontaine a repris la comédie de Machiavel dans un conte intitulé La mandragore (Contes et nouvelles, 1671, 3e partie, II).

b. Victor Hugo, La légende des Siècles, L’Italie - Ratbert (manuscrit daté de 1857) :

Autour de Ratbert, (« Ratbert, fils de Rodolphe et petit-fils de Charles, / Qui se dit empereur et qui n’est que roi d’Arles » : en réalité, il n’y a pas eu de Ratbert roi d’Arles ; Victor Hugo se préoccupe peu d’exactitude historique, son propos étant de projeter dans la période du Moyen-Âge la situation de l’Italie de son temps), siègent des chevaliers guerriers – et aventuriers sans scrupules –, qui espèrent obtenir un fief ; chacun parle à son tour pour essayer de gagner la faveur du roi :

I, « Les conseillers probes et libres » :
C’est à Malaspina de parler. Un vieillard
Se troublerait devant ce jeune homme ; il sait l’art
D’évoquer le démon, la stryge3, l’égrégore4 ;
Il teint sa dague avec du suc de mandragore ;
Il sait des palefrois empoisonner le mors ;
Dans une guerre, il a rempli de serpents morts
Les citernes de l’eau qu’on boit dans les Abruzzes.

 

c. E. T. A. Hoffmann, Petit Zacharie (Klein Zaches), 1819 :

La mandragore a inspiré les romantiques, notamment Hoffmann qui en a fait le personnage principal de son roman merveilleux et fantastique du Petit Zacharie.

Extrait de Hoffmann. Romans courts, traduction intégrale illustrée de dessins de E. T. A. Hoffmann et de gravures d’après Jacques Callot, édition entreprise sous la direction d’Albert Béguin, traduction de Madeleine Laval et André Espiau de la Maëstre, Club des Libraires de France, 1958 :

Une pauvre paysanne chargée d’une hotte de fagots dans laquelle elle transporte aussi son rejeton, se lamente sur ses malheurs :

"La pauvre femme avait de bonnes raisons de se plaindre de l’affreux avorton qu’elle avait mis au monde deux ans et demi auparavant. Ce qu’à première vue on aurait pu, en effet, prendre pour une souche de bois aux nodosités étranges n’était autre qu’un petit être contrefait, haut de moins d’un demi-mètre, qui, s’étant glissé en rampant hors de la hotte en travers de laquelle il était couché, se vautrait maintenant sur l’herbe avec de sourds grognements. La tête de ce phénomène était enfoncée entre ses épaules ; à la place du dos s’élevait une excroissance en forme de courge et juste au-dessous de la poitrine pendaient deux petites jambes aussi minces que des baguettes de coudrier, de sorte que le gamin ressemblait à un radis fendu en deux. Quant aux traits de son visage, un rapide regard ne pouvait en distinguer grand-chose ; cependant, à les examiner avec plus d’attention, on finissait par découvrir un long nez pointu, saillant d’une masse de cheveux noirs et embroussaillés, et deux petits yeux noirs et flamboyants qui semblaient annoncer une petite mandragore, d’autant plus que le reste du visage était sillonné de profondes rides qui le vieillissaient. [...]"

(Surgit alors une « demoiselle » – une fée – qui prend la mère en pitié et fait un don au rejeton.)

La demoiselle s’était assise sur l’herbe et avait pris le petit sur ses genoux. La méchante mandragore se débattit, se raidit, grogna, et voulut mordre la demoiselle au doigt... »

(Les dons de la fée s’avèrent si efficaces que le petit Zacharie-mandragore, sans pour autant changer d’apparence, devient un brillant étudiant et se fait admettre dans la bonne société sous le nom de Cinabre. Un étrange sortilège en sa faveur fait que tout ce qu’on voit de beau et tout qui se dit de bien autour de lui, lui est attribué, même quand le véritable auteur est présent. Grâce à quoi il est admiré et choyé de tout le monde, et devient Ministre du prince Barsanuph. Son Excellence Cinabre, fait chevalier de l’ordre du tigre moucheté de vert, est toujours aussi laid et aussi méchant que vaniteux. Tout lui réussit, jusqu’au jour où il entreprend de séduire la jeune Candida, fiancée à l’étudiant Balthasar, autres personnages principaux de ce fantasque roman. C’est alors que le mage Prosper Alpanus donne à Balthasar le moyen secret de faire disparaître son rival. L’amour triomphe ainsi des charmes de la mandragore, et tout finit bien...)

 

d. Michel Tournier, (Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1967) :

Fin du chapitre VI :

Robinson, échoué sur une île à la suite d’un naufrage, connaît d’abord le désespoir : après avoir tenté d’y remédier en s’astreignant à un travail acharné pour rendre l’île habitable, il découvre en la terre une « personne » avec laquelle il engage une relation amoureuse. De son union avec Speranza naissent des fleurs singulières….        

 

"Robinson les examina avec curiosité, puis n’y pensa plus, jusqu’au jour où il crut avoir la preuve indiscutable qu’elles apparaissaient régulièrement en quelques semaines à l’endroit précis où il s’était épanché. Dès lors son esprit ne cessa plus de tourner et de retourner ce mystère.(...).  Il avait fini par chercher un dérivatif à cette préoccupation sans issue, quand un verset du Cantique des cantiques5, qu’il avait mille et mille fois répété sans y attacher d’importance, lui apporta une soudaine illumination : « Les mandragores feront sentir leur parfum », promettait la jeune épousée. Était-il possible que Speranza tînt cette promesse biblique ? Il avait entendu raconter merveille de cette solanacée qui croît au pied des gibets, là où les suppliciés ont répandu leurs ultimes gouttes de liqueur séminale, et qui est en somme le produit du croisement de l’homme et de la terre."

 

 

VI. Iconographie :

a. Herbarius (1484, avec légendes en latin et allemand, Mayence, Peter Schöffer) :

 

Mandragore

La mandragore © Bibliothèque municipale de Besançon, Inc. 1026 [ill. n° XCIIII]

 

b. Hortus sanitatis (1491, Mainz, Jacob Meydenbach) : Tractatus de herbis

 

Mandragore homme

La mandragore homme © Bibliothèque municipale de Besançon, Inc. 324, S3v°

 

Mandragore femme

La mandragore femme © Bibliothèque municipale de Besançon, Inc. 324, S4v°

 

c. Tractatus medicamentorum simplicium ex regno animali, vegetabili et minerali depromptorum, quorum nomina, descriptiones, virtutes, praeparationes et usus in medicina, descripta et picta, Claude-Nicolas Billerey (1748-1749) :

 

mandragore

La mandragore femme © Bibliothèque municipale de Besançon, Ms 470-471, Tomus primus, f. 54

 

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Dossier élaboré par :

Cécile Daude

Paulette Garret

Sylvie Pédroaréna

Brigitte Planty

sous la direction de Sylvie David

Notes 

  1. Le Scivias en un seul mot est le titre de l’ouvrage ; le titre correspond aux trois premiers mots du texte : Sci vias Dei : « connais les voies de Dieu ».
  2. Cette présentation s’appuie sur l’introduction de P. Monat à sa traduction du Livre des subtilités des créatures divines.
  3. Le mot « stryge » désigne soit des vampires qui sucent le sang, soit des sorcières.
  4. « Égrégore » est un vieux mot de la langue spirite, qui s’applique à la matérialisation du corps astral (cette explication comme celle de la note précédente proviennent de l’édition annotée de J. Truchet (Gallimard, « Pléiade », 1950).
  5. Cantique des Cantiques, 7, 14 : la mandragore passait pour exciter l’amour et favoriser la fécondité.
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