La justice dans les Fables La Fontaine et le "droit des gens"

Biet Christian. La justice dans les Fables : La Fontaine et le «droit des gens». In: Le Fablier. Revue des Amis de Jean de La Fontaine, n°4, 1992. Actes de la journée : La Fontaine en Sorbonne (1er février 1992) pp. 17-24

 

Cet article est en partie repris dans Christian Biet,   Droit et littérature sous l’Ancien Régime, Le Jeu de la valeur et de la loi, Champion, 2002.

Dans l’entreprise critique des Fables, l’une des cibles de La Fontaine est la justice et ses juges : on les sait traditionnellement dévorateurs, parasites et sans scrupules. Cependant, La Fontaine n’est pas un simple auteur satirique, et s’attache bien plus à mettre en question des notions fondamentales qu’à stigmatiser les comportements sociaux. Loin d’écrire un traité moral, il fait de l’observation un récit, et l’observation pose bien des questions à la morale et aux formes génériques présupposées. Car pour lui, la morale ne s’édicte pas, elle se constate. En racontant des récits plaisants destinés à instruire, il entreprend de jouer avec le réel, toujours à la limite du déjà dit et du reconnaissable. Et ce qu’il décrit, dans ces récits, c’est un état qu’il aurait peut-être aimé voir moral mais qui renvoie à la violence, à la nature brute, aux rapports de force entre les gens. La société qu’il peint est celle d’un état de nature puis d’un état social déraisonnables où le droit ne peut véritablement s’édicter, c’est un état de l’Humanité et un État politique régis par les rapports violents qui trouvent systématiquement leur résolution dans la violence même, mais c’est aussi un rêve : celui d’une société dans laquelle la violence brutale et naturelle serait soumise à l’apparition d’une autre valeur naturelle, la raison.

A la suite d’Aristote (L'éthique à Nicomaque ), La Fontaine montre que l’état de nature est par essence dominé par la contradiction initiale entre une nature brute et une nature raisonnable. La nature brutale est soumise aux rapports de force et à la violence qu’il y a à vouloir toujours trop en sachant que cet excès mène à la ruine d’autrui et de soi. La nature raisonnable, elle, saurait contrer cet excès en faisant acte de raison. Mais généralement, en constatant l’ordre des choses, on s’aperçoit que les individus comme les groupes sociaux n’échappent pas au désir des sens, à l’aveuglement qui les porte à la violence : ils vivent dans une société où la justice pourrait peut-être se dire mais ne sait pas s’effectuer tant cette seconde nature semble faible face à la nature brutale qui mène le monde. De l’organisation des rapports entre les individus à celle de l’État et à celle des États entre eux, force est de constater que la violence est une forme de loi.

Pour un règlement raisonnable et monarchique de la violence sociale

Une solution sociale et politique consisterait à penser que la tendance naturelle de chaque individu à opprimer l’être qui lui est inférieur et à le circonscrire est régulée en dernière instance part l’autorité suprême. Le roi serait le facteur de l’équilibre retrouvé : il serait donc, en première analyse, un arbitre et un juge. Couvrant et légalisant l’ensemble du monde social fondé sur des rapports de violence, le roi figurerait le contrôle de cette violence par un principe souverain rationnel qui s’incarne dans son autorité.

Est-il pour autant hors de l’oppression et de la violence? Est-il à proprement parler, juste ? Et, dans Les Fables exerce-t-il cette justice avec efficacité, raison et légitimité?

Avant tout, notons que le roi, le plus souvent lion, a comme modèle un animal fonctionnant dans une sphère naturelle et allégorique, donc fixe, et presque neutre de par sa définition même. Il ne faudra pas nous attendre à un message tonitruant et révolutionnaire mettant en cause son identité royale : le souverain est une nécessité, une naturalité sociale, une norme en aucun cas remise en cause dans son principe. La reconnaissance d’une hiérarchie dans les rapports sociaux est une reconnaissance de fait, stable et moralement neutre. La hiérarchie sociale dérive de l’alliance entre la violence et la raison et se stabilise dans la personne du roi. La monarchie serait alors le seul gouvernement qui permettrait de limiter le désir de violence en le rapportant au désir de raison.

Ainsi, puisque la société est fondée sur cette hiérarchie, la tentation de sortir de sa condition s’apparenterait à une folie, à un retour à la force brutale, à l’état de nature en tant qu’il exclut la raison, et ceux qui veulent s’étendre hors de leur aire sont ceux que le désir brutal envahit au point qu’ils doivent être détruits, car ils risquent de menacer la société tout entière : la grenouille qui se prend pour le bœuf ou le rat qui se prend pour un éléphant (VIII, 15), la tortue se voulant reine des airs, la souris métamorphosée en fille (IX, 7) et le berger ministre (X, 9) en sont de brillants exemples. La société hiérarchique ne permet pas qu’on entre dans le rêve et le merveilleux au risque de compromettre l’ordre social et qu’on s’engage sur les voies dangereuses de l’anarchie ou de la tyrannie.

C’est pourquoi La Fontaine ne prend parti ni pour les plus forts ni pour les plus faibles, il constate simplement la chaîne qui fait que tout individu est à la fois mangé et mangeur, que dans les couches les plus basses, les mangeurs s’entre-déchirent avec entrain qu’ils soient croquants, enfants, oisillons ou faibles animaux. La question n’est pas de critiquer un système pour le mettre à bas, mais de l’interroger, premièrement en dégageant des cibles pour la satire, deuxièmement en mettant en question, à l’intérieur des récits et des moralités, les notions sur lesquelles la société repose. C’est là que la légitimité du souverain est, sinon mise en cause, du moins interrogée.

Il faut, pour laisser une chance à la société de trouver un recours raisonnable, désigner ceux qui font écran : les parasites détenteurs d’un pouvoir usurpé. La satire, loin de compromettre le conservatisme social et le règlement possible de la violence sociale, les renforce. Pour laisser une chance au philosophe scythe (XII, 20) ou au sage (IX, 11) de corriger la nature en l’émondant, il faut bien supprimer le parasitisme social qui s’est naturellement installé. Ainsi, le roi-juge pourrait être sauvé et son image serait préservée puisque les parasites prennent toute la responsabilité d’une faute possible (VIII, 20). La question sera bien évidemment de savoir si la satire des parasites est suffisante pour que le pouvoir monarchique échappe aux questions de fond qui minent son exercice, si le pouvoir du lion ou de Louis, puisqu’il faut l’appeler par son nom, échappent à l’érosion et à la dégradation que lui font subir les boulimiques de tout poil, les rhéteurs impénitents et les questions du fabuliste.

Les parasites

Les maîtres, les “barbacoles” (IX, 5) sont détenteurs d’un faux pouvoir culturel, et les courtisans (XII, 13), en surnombre, faussent l’équilibre social : on trouve trop de mangeurs ici-bas. Les parasites sont surtout les moines et les juges, pièces maîtresses du déséquilibre de l’ordre social.

Les juges (VII, 15) sont condamnés parce qu’ils mangent trop, aussi bien les requérants (la belette et le petit lapin) que l’objet du litige (IX, 9), parce qu’ils participent à la boulimie sociale : nous sommes trop nombreux à nous partager le gâteau et chacun veut beaucoup plus que sa part. Les magistrats, eux aussi fort vénaux (VIII, 7; X, 14; XII, 13), s’associent aux courtisans pour toujours manger et faire en sorte qu’il ne reste plus rien, ni pour eux, ni pour l’ensemble du corps social. L’homme mange l’homme, l’homme est un loup pour l’homme, et plus encore, l’homme, parasite absolu, mange la gent animale (IX, 11), superbe mise en abîme du parasitisme social. La gloutonnerie universelle envahit les Fables et se résume à celle du juge qui gruge l’huître et les plaideurs (IX, 9). Associée à l’image de la boulimie humaine (que l’on retrouve, entre autres auteurs, chez La Bruyère comme une des constantes de cette société de famine -le peuple -et d’excès -la cour), la dénonciation du pouvoir de l’argent prend alors toute sa dimension. Mais La Fontaine n’est pas sociologue, il a d’autres préoccupations et veut s’attacher au fond, et observer, interroger les valeurs morales, philosophiques et politiques de la société. C’est là que la connaissance du droit de cette époque nous paraît particulièrement intéressante1.

De la dénonciation des parasites injustes aux questions sur la justice

C’est à partir de la satire des juges et des magistrats parasites que La Fontaine étend non plus sa cri¬ tique mais son questionnement, et travaille sur la notion de justice appliquée aux “gens”, à l’État tout entier, roi compris et aux relations entre les États. L’interrogation porte sur la justice et plus particulièrement sur le “droit des gens” tel qu’il se constitue au XVIIe siècle.

La notion, ambiguë à l’époque, de droit des gens, “celui que la raison naturelle a établi parmi tous les hommes, et qui est communément reçu et observé par toutes les nations” (Claude-Joseph de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, 1740), est alors un véritable débat. On distingue encore mal droit des gens et droit naturel, droit des gens et droit universel, et ce n’est que plus tard (malgré les textes antérieurs de Suarez et de Vitoria, de Grotius et de Pufendorf, traduits par Barbeyrac au XVIIIe siècle) qu’on donnera au “droit des gens”, au contraire de sa valeur romaine, celle de “droit interétatique”. La Fontaine, dans nombre de ses Fables, se fait l’écho de ces questions. Dans Le Chat, la belette et le petit lapin (VII, 15) , le fabuliste réfléchit sur cette justice qui fait qu’on possède telle ou telle terre, tel ou tel droit, qu’il soit d’héritage ou de propriété.

La Fontaine, La Harpe, Taine et Couton

Nous débuterons l’analyse de la fable, Le Chat, la belette et le petit lapin , par l’emprunt de trois remarques critiques :

La Harpe : “Écoutez la Belette et le Lapin plaidant pour un terrier; est-il possible de mieux discuter une cause ? Tout y est mis en usage, coutume, autorité, droit naturel, généalogie” (Cours de littérature, H. Agasse, an VII, 1799, t. VI, p. 335).

Taine : “[La] Belette [est] aussi révolutionnaire que Rousseau, elle met l’hérédité en question en disant que la propriété n’a pour tout fondement qu’une coutume, ou bien c’est la possession qui fait la propriété” {La Fontaine et ses Fables, Hachette 1903, p. 342).

Georges Couton : la question de droit civil est ici mêlée à une question de droit constitutionnel, héritage d’un terrier et héritage d’un royaume, c’est une seule et même question, c’est le même problème qui est posé en droit {La politique de La Fontaine , Paris, 1959, Les Belles Lettres, p. 60).

Cette fable est en effet un récit qui, sous ses dehors simples et plaisants, met en question à la fois le concept de propriété et celui, ambigu, de droit des gens en le faisant passer de la sphère privée à la sphère publique et internationale. On le voit, les questions évoquées ne sont ni minces ni intemporelles. Ce récit, selon la méthode des gassendistes, est une expérimentation du plus ou moins probable, de solutions plus ou moins véritables, un exposé de questions plus ou moins solubles. Et la poésie est, en cette matière un bon instrument de connaissance. En outre, à une période où la France vient de gagner dans la souffrance la guerre de Hollande, où l’Angleterre, restée neutre, affiche sa raison et son pouvoir économique et scientifique, La Fontaine s’interroge et nous interroge sur les rouages qui font la justice des États et sur la justice des rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres, en paix comme en guerre.

Principes juridiques de la propriété

Avant de nous engager dans l’analyse de cette fable, il faut rappeler quelques principes juridiques fondamentaux qui nous aideront ensuite.

A l’origine, la propriété est déterminée par le “droit du premier occupant”, le premier propriétaire s’attribue la terre si elle n’est possédée par personne d’autre : c’est l’attribution d’un bien qui n’appartient à personne. Ce droit vient du droit romain et n’a jamais été remis en question sur son principe. Le “droit du premier occupant” ne peut apparaître que la toute première fois où la propriété est attribuée (au XVIIe siècle la question se pose pour l’attribution des terres dans les colonies). Ainsi le “droit du premier occupant” dérive de l’acquisition primitive2. Ce droit est “la seule acquisition naturelle et primitive”3 d’un territoire, et la question est alors de savoir s’il est possible d’adopter le droit du premier occupant pour les choses ou les territoires qui ont été abandonnés par leur propriétaire. C’est la distinction entre la prescription et l’usurpation, distinction qui, différemment interprétée, fait la guerre entre les États et les conflits entre les personnes4. Il faut donc, pour légitimer l’occupation d’un territoire ou d’une chose abandonnés que le précédent propriétaire se déclare comme abandonnant ses droits sur ce territoire ou cette chose auprès de l’ acquéreur5. Cependant, il arrive que le territoire ou la chose soient abandonnés depuis longtemps, ou que le propriétaire précédent laisse “écouler un long espace de temps sans le réclamer”6, et qu’il fasse silence lorsqu’un autre s’attribue son bien. Le précédent propriétaire (ou son héritier, s’il est hé et compte tenu des lois qui protègent son héritage) doit parler, se faire connaître pour récupérer sa terre, même s’il craint l’usurpateur7.

Les législateurs les plus en pointe à cette époque affirment qu’il est légitime de s’attribuer le territoire d’un autre si l’autre l’a abandonné “un long espace de temps” et s’il fait silence sur cette occupation. Cependant, dans les relations interétatiques, il faudrait que les souverains retiennent ce principe et que des “juges” ou des “arbitres” internationaux existent et soient respectés. Dans le droit civil, la question est la même à ceci près que les juges existent bien, mais, dans les faits, on est en droit de se demander s’ils exercent sereinement leur justice et s’ils font bien respecter la loi. Face au “droit des gens” qu’instituent les juristes de cette époque, à travers la reconnaissance du “droit naturel”, n’existe-t-il pas d’autres règles, plus sauvages et plus réelles aussi, qui régissent aussi bien les rapports entre les États que les rap¬ ports entre les personnes, et qu’il est urgent de dénoncer ? C’est bien la question que pose La Fontaine dans sa fable, comme en d’autres endroits de son œuvre, et même s’il n’a lu ni Grotius, ni Pufendorf, le fabuliste ex-juriste sait bien qu’il faut pallier par des lois la sauvagerie des hommes.

A ce principe de droit du premier occupant s’accole un mythe fondateur sur la propriété féodale. L’origine mythique de la propriété des terres est celle des Francs vainqueurs qui auraient “confisqué” l’ensemble du territoire. Le Roi des Francs, alors seul propriétaire légitime, aurait ensuite redistribué les terres à ses capitaines en en gardant la maîtrise générale, les capitaines les auraient redistribuées à leurs subordonnés, en gardant une certaine maîtrise qui se traduit par certains droits, et ainsi de suite jusqu’aux derniers tenanciers. Les domaines particuliers résulteraient donc de la division d’un domaine originaire et collectif, division opérée en cascade où, à chaque degré, le concédant retient à lui sur le bien concédé un ensemble de droits qui lui permettent à la fois de s’en faire “servir”, et de rendre lui-même le service qu’il doit pour la concession qu’il a reçue. Le seigneur féodal est ainsi propriétaire de son domaine mais reste soumis au seigneur justicier (titulaire d’un droit sur l’universalité des terres de sa justice), qui reste lui-même soumis au Roi à qui la plupart des jurisconsultes continuent d’accorder un droit universel sur l’ensemble du royaume8.

Au XVIIe siècle, la propriété est donc une réalité multiforme, les biens immeubles sont l’objet d’une multiplicité de maîtrises, considérées comme autant de propriétés qui se superposent, s’enchevêtrent et se limitent. La plupart des règles féodales qui marquent encore fortement le régime des biens au XVIIe siècle sont présentées comme la conséquence du mythe originel de la répartition franque du royaume. D’où le fait, par exemple, qu’une seigneurie privée laissée vacante est immédiatement réunie à la seigneurie dont elle est issue, et par là la couronne de manière plus directe9. Mais ce qui est essentiel alors est l’insistance que le pouvoir royal met à se servir du mythe franc en utilisant les principes de la propriété au profit du roi et de l’intérêt public incarné par lui : la seigneurie publique est censée en droit “conserver et augmenter” la seigneurie privée mais en fait elle est de plus en plus, et légitimement grâce au mythe, une “seigneurie universelle”, “un domaine suprême” , qui porte sur la totalité du royaume et per¬ met au roi, lorsque l’intérêt de tous l’exige, d’utiliser les biens des particuliers et d’en réglementer la gestion. C’est ce qu’on appelle la “directe universelle” du roi10 : l’affectation privée des biens ne peut jamais effacer leur destination première au public et à son chef11.

La propriété selon Janot, et selon la belette

Revenons maintenant à nos lapins. . . Le cas est a priori fort simple. Le lieu est inoccupé : Janot lapin est allé faire à l’Aurore sa cour. La belette, naturel prédateur du lapin, s’empare du terrier. Janot revient et revendique son bien : le lapin et la belette plaident alors l’un contre l’autre en l’absence de tout juge. Enfin, les plaignants s’en remettent à la cour (de justice) qui les dévore.

Le lieu de Janot est hérité. Janot a le droit de l’occuper par la simple force du droit du lignage (“paternel logis”) qui relaie le droit du premier occupant. Mais Janot peut sembler avoir abandonné son territoire. Longtemps? une journée? La question est bien relative lorsqu’il s’agit d’animaux. La Fontaine, en bon moraliste de la modération, indique par là qu’il ne faut jamais partir de chez soi, même pour faire sa cour, même pour la Cour, même pour folâtrer, au ris¬ que de se perdre, au risque de tout perdre... Toute¬ fois, Janot parle et se défend, c’est ce qui le rend, a priori, légitime. Devant le coup de force de la belette relevant du dicton populaire “qui va à la chasse perd sa place”, sa première remarque est d’en appeler lui-même à la force (tous les rats du pays). Les rats pour¬ raient être les représentants de la force du droit, des gens d’armes, alors qu’ils ne sont décrits que comme les substituts d’un droit individuel. Janot est pourtant fort de son droit hérité, sans conteste, mais semble se méfier de l’exercice de la justice puisqu’il n’y a pas immédiatement recours : il essaie de régler seul (ou avec une sorte de milice) ses affaires personnelles.

Janot est donc tenté par le règlement des différents “entre soi” (cf. la fable du Prince et du jardinier ) puisqu’il ne semble pas faire confiance -et l’on verra qu’il a raison -aux juges et aux arbitres que l’État a mis en place. C’est la première ambiguïté, double¬ ment notée avec l’exemple de la belette et la réaction du lapin, de l’application du droit des gens à la propriété : si l’on considère, dans les affaires privées que le droit des gens est soumis au droit du premier occupant relayé par l’héritage, la belette est fautive, et le lapin est en droit de convoquer la justice, non de s’en tirer par lui-même, ce qui serait recourir à une justice privée et “naturelle” relevant non du droit civil mais du droit des gens au sens large, voire de la sauvagerie soumise au pur rapport de force.

Néanmoins, il y a une opposition entre le droit du premier occupant transmis par la coutume, l’usage, le droit civil, transmis de père en fils (Janot), et le droit du premier occupant sauvage, violent, mais encore d’actualité puisque bien réel dans les relations internationales (la belette). En droit civil, la belette n’a aucune légitimité puisqu’il ne saurait être question de contester la loi que le terrier, dès lors qu’il a un premier occupant, même absent, est de toute manière possédé, et par conséquent non occupable (par un squatter quelconque fût-il plus fort). Tout cela est donc fondé en droit (romain) et en coutume qui reconnaît l’occupation originelle d’une première terre quand elle est vierge. Et même si le lapin avait quitté sa terre depuis longtemps, elle serait restée sienne. Cependant La Fontaine pose le problème de la morale de ce droit, dans la mesure où une terre peut n’être ni adéquate au possesseur, relativement à ceux qui pourraient en avoir l’usage, ni nécessaire au possesseur, alors qu’elle est nécessaire à ceux qui ne la possèdent pas, mais là, il met en question le concept de propriété et laisse, comme à son habitude, la question simplement posée.

Janot, fort de son bon droit, ne développe donc pas d’argument et en appelle à la force (individuelle ou commune?). La belette, qui utilise indûment le droit du premier occupant, minore le débat : le terrier ne vaut pas la peine qu’on se batte pour lui et ne convient pas au lapin. Elle fait intervenir une considération qui ne relève pas du droit civil mais qui est employée dans les relations sauvages, naturelles et internationales. Le palais initial devient, dans l’argumentation de la belette un lieu sans intérêt, comme les revendications territoriales se font en général en minorant l’ampleur de l’acte de prise de possession; elle place donc d’abord le débat stratégiquement et en toute mauvaise foi sur une question de principe fondamental, le droit du premier occupant, puis place en corrolaire l’idée qu’il n’est pas même pas nécessaire de recourir au principe (évidemment puisqu’elle serait perdante) pour traiter la question et qu’il s’agit simplement de se fier aux contingences et à la morale commune. Revenant ensuite au premier argument, elle évoque le droit du premier occupant en le plaçant, cette fois au style direct, sur le plan du droit international. Plaidoierie efficace : majoration, “et quand ce serait un royaume...”, puis question de fond, quelle loi a fait des ancêtres de Janot les possé¬ dants du domaine? Évidemment, si Janot est détenteur d’un État et non d’une propriété privée, les choses changent... Il est dès lors facile à la belette de jouer sur les prénoms qu’on peut échanger (Pierre = Jean = Guillaume = Paul= moi) pour insister sur la précarité des liens de parenté (fils = neveu)12. La relation de parenté civile est détournée par la relation complexe des parentés des maisons royales placées sur le terrain international : c’est ici toute la structure généalogique de l’héritage royal qui est mise en cause.

Ces questions mettent en cause le droit civil en tant qu’il est relié au droit des gens, donc le droit constitutionnel et le “non-droit” international... d’autant qu’il est clairement noté que l’on doit étendre ces questions aux droits considérés. La stratégie de la Fontaine est de lier en la matière le privé et le public en se fondant sur le fait qu’à l’époque la distinction n’est pas toujours très claire. La belette sou¬ tient que le droit n’est qu’un contrat passé entre les hommes et ne pouvant fonctionner qu’avec l’accord des parties. Elle ne reconnaît ni le véritable droit du premier occupant donc l’Histoire, ni l’idée que la propriété est reconnue par Dieu. Or, sans transcendance, pas de légitimité de la propriété, sinon celle qui serait légitimement consentie par tous les sujets. Dès lors, puisqu’elle refuse la loi initiale, la transcendance, et qu’elle remet en question le contrat, elle ne se réfère qu’à la force qui, parée d’une fausse morale, régit les conflits humains13.

La sagesse consisterait à accepter par contrat entre les sujets que le droit du lignage s’effectue par une coutume et un usage communs à tous, sans autre fondement que la volonté de paix. Pour édifier une paix civile, institutionnelle et internationale, il suffi¬ rait que l’on considère arbitrairement que la généalogie prime sur tout autre droit. A ceci près que la généalogie n’est pas sûre, selon la belette, et surtout que l’origine de la propriété, en ce cas, n’est pas générée par un don ou une volonté divine mais par la force de l’occupation du terrain, comme la belette vient de le faire. Comme il n’y a pas de consensus, il ne peut y avoir de loi. La paix entre les sujets, entre les sujets et le roi, entre les pays, ne peut donc être décrétée que si tout le monde a la sagesse de ne rien vouloir changer dans le monde, sans qu’il y ait pour cela d’autre raison que la paix, le calme et la tranquillité. En d’autres termes, selon La Fontaine et bien d’autres, la loi ne peut s’édifier et s’opérer qu’en période de paix. Or, la situation qui oppose la belette au lapin le montre, nous sommes en guerre.

Le "règlement juridique"

Janot invoque alors la coutume et l’usage et veut absolument en rester au domaine civil. Et là, Janot a toutes les armes : il a Dieu comme ordonnateur de la propriété 14 et il a pour lui l’histoire de sa propriété personnelle elle-même incluse dans le domaine de l’État. Janot va donc accepter, malgré qu’il en ait, de se référer à l’État, à un système qui le tue, même s’il détient, en principe, le droit. Et, en acceptant aussi ce principe, la belette fait une grossière erreur : alors qu’elle avait la force et qu’elle occupait la place, alors qu’elle avait brisé les arguments de Janot en refusant le contrat et le consensus, qu’elle se référait à la sauvagerie et à la nature, au droit des gens posé comme un droit international, alors que l’usage et la coutume n’avaient plus aucune autre légitimité que la paix qui n’était plus acceptée ni par la belette ni donc par Janot puisque leurs intérêts s’opposaient, la belette s’en remet à l’État et à la loi. En supposant que la loi va lui donner raison, en analysant le pouvoir comme celui qui autorise le principe de la violence, elle a raison, mais elle ignore qu’en empruntant cette logique, elle en fera nécessairement les frais. Dévoratrice et sauvage, elle trouvera dans l’État une entité plus dévoratrice et plus sauvage encore. Elle sera, à proprement parler, avalée. Le lapin, c’est évident, a eu le tort de bouger, de sortir de chez lui -topique lafontainienne -, mais la belette, nouvelle topique de La Fontaine, veut trop posséder -la terre et la légitimité -et se prend à rêver qu’elle peut atteindre ce but. En fait, elle se heurte à une force qui a déjà la terre et la légitimité.

L’État et l’apparence de la loi, Grippeminaud, va donc s’attribuer le domaine. Dans la mesure où le Juge représente le roi et l’État, l’action de dépouiller les deux plaignants (en les mangeant) correspond à l’action du roi qui met ses sujets d’accord en exerçant la “directe universelle”, son droit à posséder toutes les terres de la couronne. Mais qui fonde ce droit sinon la sauvagerie? La question est repoussée sur l’État mais reste posée. La Fontaine ne répond pas, il désigne le problème et par la même occasion la violence de l’État, bien plus forte que celle des particuliers entre eux puisqu’elle s’exerce sur tous les particuliers, sans distinction. Or, rien n’est dit sur le fait que cet État-là est légitimé par Dieu... La Fontaine indique plutôt qu’il se donne l’apparence de l’être : “dévot ermite”, “bon apôtre”... L’État et sa justice sont donc sourds, affamés, désireux de s’étendre, et ils en ont la force 15. On le voit, la critique de fond de La Fontaine est ici particulièrement efficace : elle déstabilise la justice royale, son procès et ses fondements. En mettant en question jusqu’au principe de la propriété, comme en passant, La Fontaine fait perdre à cette justice toute légitimité. C’est l’adéquation faite par le fabuliste entre le droit civil et le droit international qui ruine l’ensemble et renvoie cet ensemble à la sauvagerie.

La justice du roi et des États, comme justices introuvables

Car si le droit civil existe, ou cherche à exister, le droit des gens n’existe pas encore. Comme le droit interseigneurial et le droit international, il n’est pas créé et ne repose que sur un rapport de force. Seule la force existe, même si, à l’époque, on cherche à réglementer les choses. Et si le droit international peu à peu s’élabore à la suite des traités passés d’État à État après chaque guerre, ce droit ne peut vivre que tant que la paix se poursuit, tant qu’un roi ne décide pas d’intervenir par la force armée, au nom d’une rai¬ son plus ou moins juste ou plus ou moins morale. Il y a donc contradiction entre le droit que les hommes ont édifié pour gérer leur vie commune -fondé sur la propriété, l’hérédité et cautionné par Dieu, un droit que le lapin produit, mais qui ne convainc pas face à la force -, et le mode de règlement par la force que produit la belette. Le droit international est donc un non-droit, une sauvagerie fondée sur une nature bru¬ tale et violente, nombreux sont les exemples, tant dans les Fables (« Les Deux coqs » par exemple)16 que dans la réalité.

La question des relations internationales vue sous cet angle, et grâce à l’ambiguïté fondamentale de la notion de “droit des gens”, peut être aussi posée au droit que le souverain exerce ou délègue. Non seulement Raminagrobis est une caricature du juge dévorant, du parasite boulimique, et c’est le premier niveau d’analyse, mais il est aussi le pouvoir royal illustré par cette violence d’État. Une violence d’État qui pourrait être “la directe universelle”, mais qui est surtout l’image de la violence pure, plus forte que tous les sujets, supérieure à tous par sa dimension sauvage et naturelle, exempte de toute raison, déterminée à tout vouloir, à trop vouloir.

Il reste de tout cela qu’il n’est pas possible de s’en remettre à une justice et à un pouvoir fût-il royal, qui n’est pas plus légitime que les individus et qui emploie les mêmes méthodes, en plus fort, pour s’établir. Puisque le droit civil, en principe souverain, même s’il est séculaire (venu du droit romain), ne fonctionne pas lorsqu’un citoyen décide simplement de ne pas le reconnaître et de faire usage de la force jusqu’ici dévolue aux relations internationales, la sagesse serait de rester chez soi pour ne pas voir ses biens disparaître au profit des autres. La seconde sagesse consiste à garder les rapports de force institués et ne pas s’en remettre à une force supérieure, par essence dangereuse, puisque force semblable, mais plus violente encore, à celle dont on s’est soi-même investi.

Dans ces conditions, peut-on soutenir encore que le roi est sauf? Peut-on encore penser qu’il reste juste quand ses juges-parasites ne le sont pas? En le voyant exercer lui-même sa justice, on pourrait en douter. On pourrait même douter de son efficacité. Les Animaux malades de la peste, première fable du livre VII, montre clairement que la justice du roi ne sert à rien au regard du fléau, qu’il soit peste ou guerre, même si elle est rendue, même si elle sait tuer17, et la justice du roi devient un exercice vain et redoutable. Le roi, s’il est destiné à rester roi puis¬ que la stabilité du monde l’exige, ne peut décidément pas se parer de la vertu de justice et seuls s’en tirent ceux qui font silence et déclarent qu’ils ne sentent rien de cette réalité, comme le renard dans La Cour du lion, (VII, 6)18. Bien rares sont ceux, en effet, qui peuvent installer, même pour un moment, la raison au sein même de la Cour, comme le renard vizir (XI, 1).

Peut-on sauver le roi ?

Doit-on alors juger le roi incapable d’être juste et raisonnable? Doit-on l’imaginer lion et sauvage à tout jamais? En fait, il reste une chance au roi d’entrer en sagesse, de produire et d’observer des lois justes, c’est de faire la paix. Ce n’est pas un hasard si la dernière fable du livre VII, Un Animal dans la lune, définit à la fois une sorte de philosophie et un principe de bon gouvernement. Il y est posé, conformément à la logique et à la réflexion commune sur la pensée (LAstrée ), que l’apparence des sens reste sauvage et trompeuse dès lors qu’elle ne prend pas en compte la naturelle raison (c’est le topos du bâton dans l’eau). La question est donc de faire intervenir la raison comme élément naturel stabilisateur au sein du comportement social. Les individus et les groupes, menés par la nature excessive, par les sens, ne peuvent redevenir naturels et stables que s’ils font preuve de raison, et il en est de même pour le roi. Charles II en monarque éclairé, admet qu’on peut corriger l’illusion par l’exercice de la raison et sait rire avec son peuple des tours que la nature peut jouer à l’homme. Heureux peuple, heureux roi. Le souverain est juste parce qu’il sait rire comme les autres hommes, comme il est bon parce qu’il sait être généreux et pardonner à ses sujets (cf. Le Milan, le roi et le chasseur, XII, 12). Or, la condition nécessaire de cet exercice, c’est la paix, et les sujets de France ainsi que Louis, leur souverain célèbre et victorieux après la guerre de Hollande à laquelle l’Angleterre n’a pas pris part, pourrait y réfléchir (guerre qu’on retrouve maintes fois citée, VII, 3, 17; VII, 1, etc.). Après avoir joui de la guerre, il serait temps de savoir jouir de la paix, comme les Anglais. Car si la guerre est du côté de l’héroïsme, elle est aussi soumise au monde des sens, de l’illusion, du regard et on l’a vu du non-droit, de l’erreur, des croyances, de l’imagination et de la tromperie qui la justifient. L’exercice de la raison fait qu’on doit préférer la paix qui peut mener à la vérité, au repos, aux beaux-arts et aux sciences et, pourquoi pas, au bonheur. .

La justice ne peut donc se faire, s’élaborer et être rendue correctement qu’en temps de paix : en d’autres temps, c’est la violence qui triomphe. En France, la justice royale est bien relative, même si elle demande à être préservée. La règle est en effet que rien ne change, de peur que tout soit pire encore. La seule régulation possible, c’est le respect individuel de la stabilité hiérarchique joint au retrait de soi. L’important c’est de ne pas trop participer. Et c’est peut-être là que la véritable justice, tenant compte de la violence naturelle mais l’emprisonnant dans la rai¬ son, pourra être évoquée. “Rien de trop”, ce doit être la devise du sage et du jardinier, ceux qui rejettent les excès naturels ou les mettent à distance en construisant une morale de la modération, de la médiocrité au nom de la stabilité. Non point une modération hypocrite, ce serait celle du renard (dans La Cour du lion ) ou de Tartuffe, ce serait à nouveau un excès de modération, mais une modération sage, possible en théorie, difficile en pratique dans un monde où la justice est une parodie d’équilibre, un outil inefficace fondé sur les puissances trompeuses de l’apparence.

 

Conclusion : il faut bien des rois

La Fontaine ne dit pas les choses clairement, on le sait. Les leçons d’une fable, multiples et parfois même contradictoires, ne sont pas autonomes. En choisissant le genre de la fable, La Fontaine impose à la fois au lecteur de ne jamais conclure sur un seul texte et de ne jamais trouver une seule réponse aux problèmes qui sont traités. La Fontaine pose des questions, met en cause les notions fondamentales, laisse le lecteur répondre ou poser lui-même des questions en lui fournissant les suspens nécessaires à son raisonnement.

Ainsi, lorsqu’il traite de la justice dans ses Fables, La Fontaine ne se cantonne pas à une critique, par ailleurs sévère, des juges et des magistrats, il en vient, derrière le voile du récit, à poser les questions de fond qu’on voit traitées chez les philosophes du droit de son temps. La mise en récit des concepts de propriété et de droit des gens permet de lancer une réflexion sur la justice, et plus particulièrement sur la justice de l’État, donc du roi. La connaissance que nous avons de ces questions nous permet, comme cri¬ tiques, de comprendre que cet ex-juriste corrode, par le recours au droit, une vision d’ensemble de la société qu’on aurait pu, au premier abord, estimer fixe et immuable. La hiérarchie est, sinon mise en cause, du moins interrogée. De ces interrogations, le roi, les juges, les notions qui sous-tendent l’État tel qu’il est, ne sortent pas grandis. Cependant, en considérant non plus une seule fable ou une série de fables mais l’ensemble du recueil, on peut affirmer que La Fontaine n’a rien d’un révolutionnaire : il n’est pas question pour lui de saper les valeurs qui sous-tendent l’État et la monarchie et d’en proposer de nouvelles. La Fontaine évoque, il est vrai, et à diverses reprises, la possibilité d’une monarchie raisonnable et pacifique, voire d’une monarchie élue par le peuple (“on m’élit roi, mon peuple m’aime”, VII, 9). Mais l’horizon n’est pas le despotisme éclairé, il est bien trop tôt pour penser cela, La Fontaine pense à l’Angleterre, à Charles II, mais surtout à un amont idéal, mythique et préservé où le roi aurait été facteur d’équilibre et de raison plutôt qu’un gage de sauvagerie. Pourtant, là encore, La Fontaine ne propose rien, il laisse en suspens après avoir questionné, fable oblige. C’est cette intrication entre la théorie juridique et le récit qui nous intéresse, sans résolution, sans radicalisme, mais sans compromis non plus.

Il faut donc bien des juges, des médecins, des rois et toute une hiérarchie sociale qu’il n’est pas question de voir changer. Ces juges, ces médecins, ces rois, ces hommes voudront toujours avaler le reste de l’univers, manger l’autre, manger tout, trop, et iront souvent jusqu’à se détruire : l’excès les régit, la violence instruit leurs rapports et une fausse justice les maintient à leur place. Ils sont dans l’apparence et participent de la nature brutale, engagés dans la grande chaîne des êtres, animaux ou humains.

A leur contact, certains écrivent, d’autres fuient, quelques-uns agissent. Épris de raison, autre élément qui fait que l’homme est homme, les sages cherchent à se connaître, à connaître le monde et à donner aux autres l’idée de se connaître soi-même, sans grande illusion, puisqu’ils sont sages. Il y a donc, dans la nature humaine, une raison qui corrige la nature bru¬ tale mais qui l’admet pourtant. La question n’est pas d’édifier un droit juste, mais de constater qu’il peut être injuste et inopérant. Un autre droit est-il possible? Est-il nécessaire? La Fontaine ne répond qu’en indiquant les lacunes du présent. La question n’est pas non plus d’édifier une morale anti-naturelle mais une morale qui allie les sens à la raison, et toute solution ne peut qu’être individuelle. Mais pour cela, il faut être en paix, avec soi-même d’abord, et dans un lieu de paix, de repos. La méditation, comme l’écriture, ne suppose pas le mouvement. La morale elle non plus, ne peut entrer dans un monde en mouvement : on se contentera de la stabilité décevante que le sage voit et observe19. L’essentiel sera le lieu et l’esprit, le jardin et la gaieté, le lieu qui allie l’œil et l’oreille, en harmonie, qui allie les sens et la raison : le jardin, donc la fable. Le reste n’est que jeu d’illusions avec les pièges que la nature et l’écriture tendent conjointement au lecteur pour qu’il réponde aux questions posées et à celles qui ne le sont pas, pour qu’il construise sa vision du monde en exerçant sa sagacité dans l’intimité de sa lecture. Mais qu’il ne lise pas s’il ne s’arrête pas un moment (XII, 29), qu’il ne cède pas à l’illusion des choses, à la violence qu’il croit comprendre, il n’aboutirait à rien de bon. Car, de même qu’il est périlleux d’écrire sans être en repos, il est dangereux de lire hors du jardin.

 

 

Biet Christian. La justice dans les Fables : La Fontaine et le «droit des gens». In: Le Fablier. Revue des Amis de Jean de La Fontaine, n°4, 1992. Actes de la journée : La Fontaine en Sorbonne (1er février 1992) pp. 17-24

 

Cet article est en partie repris dans Christian Biet,   Droit et littérature sous l’Ancien Régime, Le Jeu de la valeur et de la loi, Champion, 2002.

Confrontation : littératures et cultures antiques/littératures et cultures française et étrangère.

"L’ouverture vers le monde moderne et contemporain constitue l’un des principes essentiels des programmes de langues et cultures de l’Antiquité, dont l’étude, constitutive d’une solide et indispensable culture générale, n’est pas réservée aux seuls élèves qui se destinent à des études littéraires." 

"Travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, conduit à développer une conscience humaniste ouverte à la fois aux constantes et aux variables culturelles."

Programmes LCA et LLCA, Préambule.

Notes 

  1. Cet article est à replacer dans le cadre du séminaire “Droit et littérature” tenu à l’École Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. L’article de Patrick Goujon, dans ce même numéro du Fablier, en est aussi partie prenante.
  2. “L’acquisition primitive, dans le temps que le genre humain était encore réduit à un nombre de personnes assez petit pour pouvoir s’assembler en un même lieu, a pu se faire par le droit de premier occupant, et par un partage, [...] mais aujourd’hui elle ne peut se faire que par le droit de premier occupant.” (Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix. De l’acquisition primitive de choses, liv. II, ch. 3, p. 245, trad. Barbeyrac, 1724, repris par les Publications de l’Université de Caen, Centre de philosophie politique et juridique, 1984).
  3. Ibid. p. 246.
  4. “Si on admet un tel principe, il en résultera un très grand inconvénient, c’est qu’il n’y aura jamais de fin aux disputes touchant les royaumes, ou leurs limites ; ce qui est non seulement une source d’inquiétudes, de troubles et de guerres parmi les hommes, mais encore une maxime contraire au sentiment commun des peuples” (ibid. liv. II, ch. 4, p. 264).
  5. “Si un homme, sachant bien qu’une chose lui appartient, traite avec le possesseur de cette chose, d’une manière qui suppose que celui-ci est le véritable propriétaire, on peut avec raison le regarder dès lors comme ayant renoncé à son droit. Et je ne vois pas pourquoi cela n’aurait pas lieu aussi de roi à roi, et entre deux peuples libres” (ibid. p. 266).
  6. Ibid. p. 267.
  7. “La crainte peut bien avoir empêché pendant quelque temps qu’on ne redemandât son bien, mais on ne conçoit pas qu’elle dure toujours ; la longueur du temps fournissant plusieurs occasions de se mettre à couvert de cette crainte, ou par soi-même, ou par autrui, en quittant même le pays de celui que l’on craint ; en sorte du moins que l’on puisse protester de son droit, ou, ce qui est plus avantageux, en appeler à des juges ou à des arbitres” (ibid. p. 268).
  8. A partir de là, un certain nombre de droits collectifs peuvent se mettre en place (la vaine pâture, les usages, etc.).
  9. Autre exemple, le seigneur féodal peut rentrer dans son bien quand il n’en est pas “servi”, c’est-à-dire quand il n’obtient pas les prélèvements qu’il est en droit d’attendre.
  10. La reprise des avis des jurisconsultes médiévaux dans les tex¬ tes fameux de janvier 1629 (Le code Michau [qu’on appelle ainsi par dérision du prénom de son rédacteur Michel de Marillac] prend parti pour une centralisation par renforce¬ ment de l’autorité monarchique. Art. 383 : toutes les terres du royaume sont soumises à la directe universelle du roi sauf preuve expresse de leur allodialité. Tollé général, en particulier dans le sud de la France, d’où le fait qu’il n’ait pas été appliqué) et de 1692 par lesquels la royauté affirme détenir la directe universelle de toutes les terres du royaume. Cependant, il est important de noter que l’État a éprouvé le besoin de réitérer sa possession dans des textes juridiques.
  11. L’alleu, ou franc-alleu, désigne une certaine catégorie de biens généralement immeubles qui ne sont soumis à aucun droit, fût-il royal. Il y a des alleux “nobles” quand la terre comporte une mouvance (supériorité d’un fief dominant à l’égard d’un autre qui en relève) et éventuellement une justice, sinon ces alleux sont “roturiers”. Ils échappent au système de partage de la propriété qu’impliquent la censive et le fief. La monarchie essaie de les réduire (avec souplesse dans les dispositions, mais la tendance est là) au profit de la propriété éminente du roi si l’alleutier ne peut fournir aucun titre. Ces usages provinciaux sont donc battus en brèche durant tout le XVIIe siècle avec plus ou moins de succès : plus dans les pays de droit coutumier, moins dans le sud de la France.
  12. Devant le dévoiement de la structure généalogique, Janot nie les rapports d’équivalence en exprimant précisément sa généalogie dans laquelle Guillaume (nom commun de paysan roturier sans valeur) est remplacé par Simon qui, au contact de Pierre prend un tout autre sens, bien plus fondateur... Simon-Pierre/Jean face à Guillaume, la transmission s’autorise une légitimité testamentaire. Mais Janot n’en profite pas, puisque ce “Jean” n’est qu’un “Janot” et, loin de profiter d’un nouvel argument d’autorité, il en revient à la sagesse de la loi en abandonnant, une fois de plus, la dimension métaphysique.
  13. En cela, elle n’est pas “révolutionnaire”. Elle souligne à la fois la brutalité originelle des rapports humains et la sauvagerie civilisée qui régit son discours, et nulle part la mise en cause de la propriété ne débouche sur l’idée qu’il faut changer la société.
  14. La propriété est avant tout considérée comme un “droit naturel”, non pas une nécessaire extension de la liberté humaine comme le penseront les jurisconsultes modernes, mais comme une destination générale voulue par Dieu, de l’ensemble des biens à l’ensemble des hommes. Le fondement du régime des biens issu de la féodalité prend sa source dans la volonté divine (Domat), de là leur transmission généalogique.
  15. L’État et sa justice sont vieux : l’histoire a consacré leur pouvoir sans que ce pouvoir ait pu être remis en question, l’État est stable, n’a pas bougé (de peur qu’un autre premier occupant prenne la place à ses commandes).
  16. Quand deux États se combattent, c’est souvent un troisième, plus fort que les deux autres qui triomphe, Les Deux coqs (VII, 12) s’attache ainsi au gouvernement des nations et à la gestion de la guerre et de la paix en discréditant la force comme règlement des conflits. Car la guerre n’est pas pour La Fontaine un bon moyen de traiter les conflits car elle ne donne pas de solution radicale : les vaincus continuent à préparer la guerre et leur revanche, la victoire affaiblit les victorieux au profit des tiers. Aussi bien pour les guerres extérieures que pour les guerres internes à la conquête du pouvoir, c’est une des leçons de l’Histoire. Là-dedans aucune justice puisqu’il s’agit seulement de possession de territoire ou de femmes ou de poules : le droit de l’un et de l’autre coq n’est pas en question ici, chacun d’entre eux a simplement besoin de posséder. Or, le pouvoir, le désir de possession, le désir du trop pour tout individu et pour tout État, c’est s’approcher plus vite de la ruine et de la mort. En s’écartant de la réflexion, en voulant posséder toutes les femmes, toute la basse-cour, tous les pays, en gagnant les combats, on arrive simplement à tout perdre parce que l’on vise l’excès. La nature des animaux est la même que celle des hommes et c’est en allant contre cette nature-là qu’on retarde la mort. Toute autre action ne consiste qu’à rapprocher celui qui agit par excès, de la mort en laissant la fortune intervenir contre lui. La question est donc de ne pas laisser intervenir la fortune : devant la modération, le repos, la stabilité, le refus de l’ambition, elle n’a pas de prise. Les désirs doivent donc être maîtrisés puisque c’est sur ces désirs que la fortune intervient : celui qui n’a pas d’autre désir que de rester comme il est est moins en butte aux coups de la fortune que celui qui compte sur elle pour évoluer.
  17. On a beaucoup dit que le lion des "Animaux malades de la peste" comme celui de "La Cour du lion" faisait finalement acte de violence afin de punir ceux de ses courtisans qui ne savent pas manier le langage de cour. C’est exact. Mais s’est-on demandé, après avoir conclu à la justice d’État ou de la cour, si cette justice avait un impact, si elle offrait une résolution à un problème posé au départ ? Car la fable 1 du livre VII débute sur une situation pour le moins essentielle : la peste règne sur le pays. Selon le motif traditionnel de la tragédie, la cité est a priori punie, et selon le motif traditionnel de la religion, les hommes sont au départ saisis par la Chute. Or, le jugement final du roi ne résout rien. On ne sait si, après la mort de l’âne, la peste disparaît : on en doute. C’est donc que les critères de la justice royale sont erronés et évoluent au gré de la justice politique, sociale, de l’argumentation des courtisans, en aucun cas de la justice morale, sans pour autant comprendre la raison de la punition divine ou le hasard des circonstances naturelles. Et sans pour autant y trouver remède. La relativité du juste et du bon dans la société de cour et dans les jugements royaux ne sont donc plus à démontrer. Mais existe-t-il ailleurs une justice, y a-t-il du juste quelque part ? En effet, pourquoi la cité est-elle punie ? Est-elle au moins punie par une force transcendante ou a-t-elle contracté la peste par la force des choses, par hasard ? Les questions sont posées, les solutions traditionnelles rejetées et le lecteur dans l’embarras. Le roi, en terme de justice ne sert à rien d’autre qu’à exercer une justice qui conserve le monde tel qu’il est sans le rendre meilleur ou simplement plus vivable. Qu’importe dès lors que la peste vienne de Dieu ou du hasard puisque rien ne viendra l’éteindre, et surtout pas les “jugements de cour.” Qu’importe qu’ils deviennent blancs ou noirs, les courtisans comme leur suzerain sont condamnés. Ce que dit le texte, c’est que la question de la faute, si elle existe, est insoluble pour l’homme, que devant elle les ânes et les lions sont aussi responsables ou irresponsables et que les hommes ne peuvent imputer la faute à l’un d’entre eux car leur justice n’est que force brutale et inefficace au regard des faits. La justice sociale, soumise à des règles précises qui peuvent être iniques si l’on considère la morale, la raison et la sagesse, ne sert qu’à préserver la justice relative des hommes et n’existe que pour être exercée et permettre qu’elle le soit toujours ainsi. Elle est fondamentalement hiérarchique, d’une hiérarchie fondée sur la violence reconnue du souverain, sans rapport avec un juste en soi, mais le juste en soi est-il au moins connaissable ? Et si oui, est-il applicable au sein de la cité ?
  18. Dans la "Cour du lion", (VII, 6,) le roi décide lui-même de “connaître de quelles nations le ciel l’avait fait maître”. Devant cette cour plénière, il fait acte de justice royale en tuant l’ours et le singe et en épargnant le renard, mais à quoi est-il arrivé ? Connaît-il ses sujets en fin de fable ? Le roi a puni, le roi s’est livré à ce qui le légitime comme roi, l’exercice du pouvoir violent au nom de la justice d’État qu’il détermine : aux courtisans d’en connaître le code. La tenue de sa cour lui a servi à tuer deux courtisans et être joué par le troisième en se laissant séduire par la technique rhétorique du renard. Ainsi, le roi, tout bien pesé n’est ni maître de la nation des ours -puisqu’il tue les ours, ils lui échappent -, ni maître de la nation des singes -pour les mêmes raisons -, ni maître de celle des renards. Il se laisse prendre au maniement d’un code qu’il a lui-même institué et que le renard utilise mieux qu’il ne le demande, doublement, puisque le rusé sujet joue à la fois du discours et du silence. Enfin et surtout, le roi n’est pas maître de sa propre odeur, de sa propre nature : en exerçant son pouvoir, sa “justice”, il n’est amené ni à connaître les autres (c’était son projet initial), ni à cacher sa nature profonde révélée par son type de justice et par son odeur de mort. La convocation des vassaux correspondait donc à une volonté d’évaluer leur allégeance, d’affermir le pouvoir royal et non de connaître la nature de ce pouvoir. Le roi a rendu la justice, certes, et toute la scène sert à tuer deux excès au nom de la permanence monarchique, mais ce qui triomphe n’est pas la morale de modération, c’est la violence du roi et la dissimulation de la vérité par le renard, par omission. Ainsi, bien qu’il compte, recense, interroge, réunisse en un seul lieu, le pouvoir ne peut se connaître lui-même et ne peut connaître ses vassaux, il n’en connaît que le nombre. Il ne connaît que la peur d’être découvert pour ce qu’il est. Et seul celui qui s’affiche comme incapable de sentir et de goûter, seul celui qui fait silence et sait parler, peut échapper à la justice du roi : la question n’est ni de critiquer ni de renforcer le pouvoir mais d’être présent et insensible à ce qui fait le roi.
  19. D’autres et particulièrement Montaigne, très présent dans les Fables, s’en sont bien contentés.
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