La gigantomachie comme cosmogénèse  Entre spatium mythicum et spatium historicum

Cet article inédit constitue la version remaniée d’une conférence.

Journée d’études sur le temps, organisée le 30 mars 2018 par Johana Augier, Professeur de CPGE au lycée Louis Barthou (Pau, France)

Le mythe1 est un objet d’étude très ambivalent dans le monde antique car il est situé à la lisière du réel et de l’irréel, de la pensée et de l’histoire, de la fiction et du véridique. Inventé et fantasmé, le mythe fait pourtant signe du côté d’une réalité car, comme un conte raconté aux enfants pour les mettre en garde, le mythe comporte une part de sous-entendu révélatrice quant aux réalités ou aux origines. Le mythe de la gigantomachie, lui, s’inscrit dans la cosmogénèse2 hellénique, comme le montre la Théogonie d’Hésiode3. En effet, ce mythe est à la fois inscrit dans la temporalité longue d’un récit - tel que l’aborde Hésiode - et à la fois dans une temporalité plus resserrée, dans la mesure où il est un récit à lui seul. La temporalité longue est celle de la naissance du monde, des différentes étapes accomplies et des orientations que prennent les dieux pour régir le cosmos et asseoir leur légitimité. A contrario, la temporalité courte est celle qui consiste à considérer le mythe comme un tout indépendant et à résumer l’épisode mythologique de la manière suivante :

Tout d’abord, les Muses chantent les dieux et les Géants, il est par ailleurs bon de signaler que cet élément n’a lieu qu’en poésie. En effet, l’invocation à la muse est un topos poétique et ne se retrouve pas dans les textes en prose4. Ensuite, la colère de la Terre se déchaîne contre Ouranos et naissent les Géants qui mènent une guerre latente contre les dieux pendant une dizaine d’années5. Ces années écoulées, Zeus prend la parole et décide d’en découdre avec ses adversaires afin de résoudre la situation. Alors, pour aider ses fils, la Terre enfante la Gorgone, qui leur servira d’alliée. On note à ce titre que le lieu privilégié de l’enfantement de la Terre est Phlègres. Les Géants lancent alors de nombreux projectiles contre le ciel. Les dieux souhaitent riposter, mais une prédiction leur indique qu’ils ne peuvent faire périr aucun Géant si ce n’est avec une aide mortelle. Héraclès intervient alors auprès des dieux pour les aider dans leur combat. La Terre cherche par la suite une herbe médicinale pour protéger les Géants, mais Zeus la cueille avant elle ; ce dernier met également en place une ruse afin de faire tomber celui qui est présenté comme le roi des Géants, Porphyrion : il lui inspire du désir pour Héra, ce qui perdra ce dernier. Alors, les dieux terrassent les Géants : Zeus use du foudre, Athéna de son égide à tête de Gorgone. C’est ainsi que les Géants sont soit ensevelis, soit enfermés dans le Tartare. Cependant une fois les Géants achevés, la Terre s’unit au Tartare et enfante Typhée, ennemi plus redoutable encore de par sa taille. Zeus le combat, mais Typhée lui sectionne les tendons et l’enlève, puis le garde dans une grotte protégée par un dragon. Enfin, après une lutte acharnée, Typhée est achevé : c’est la victoire de l’ordre sur le chaos.

Ainsi, si l’on peut concevoir l’épisode mythologique comme le résultat d’un récit reflétant la longue temporalité de formation cosmogonique, le considérer comme un récit en tant que tel permet de mener une réflexion analytique sur la temporalité mythique en tant que reflet du temps historique dans la mesure où le spatium mythicum, en ce qui concerne le mythe de la gigantomachie, se veut le miroir complet du spatium historicum6, ce qui revient à dire qu’il reproduit la réalité en tout en faisant signe du côté d’un temps reculé, possiblement inexistant, et ce pour mettre en lumière certaines réalités présentes. En parallèle d’une réflexion analytique, la dimension diachronique du mythe, du fait de ses nombreuses réécritures entre le VIIIe siècle avant J.-C. et le IVe siècle après J.-C., et même jusqu’au XVIIe siècle, permet de se rendre compte du retentissement du mythe et donc de la capacité qu’ont les ἀρχαῖα à dire l’indicible en projetant sur une temporalité reculée et incertaine les problèmes du temps présent. Ainsi, avec le mythe de la gigantomachie particulièrement mais également avec d’autres mythes, le hiatus établi par Thucydide entre une temporalité historique certaine et une temporalité mythique7 et reculée n’est presque plus de mise si on considère le mythe comme le miroir du réel.

Pour saisir la manière dont le mythe de la gigantomachie est un pont entre deux temporalités bien différentes et ce que cette union révèle des approches gréco-latines des temps historiques et mythiques, nous verrons tout d’abord les biais par lesquels la gigantomachie s’inscrit entre le spatium mythicum et le spatium historicum. Toutefois, en observant ensuite l’évolution du mythe au fil des réécritures, apparaît une immobilité du spatium mythicum qui n’est pas en concordance avec l’évolution du spatium historicum, ce qui revient à dire que la temporalité contemporaine à l’écriture du mythe rejaillit sur son récit originel, ce qui nous conduira à étudier le mythe à travers sa dimension protéiforme. Cette réflexion sur le mythe de la gigantomachie permettra, en conclusion, de s’interroger sur la cosmogénèse qui oscille entre reflet du présent et invention du passé ; nous étudierons donc la vérité temporelle renvoyée par une telle conception cosmogonique.

La gigantomachie : réceptacle d’un temps historique

Nous allons nous livrer ici à un exposé analytique du mythe de la gigantomachie afin de le présenter comme le reflet de la réalité politique de l’époque à laquelle il est écrit, et ce pour illustrer le fait que le spatium historicum envahit le spatium mythicum. Le mythe de la gigantomachie est ancien ; il tire son origine de récits bien antérieurs au monde grec ce qui explique que, comme le note Francis Vian8, on retrouve des récits analogues dans les mythologies égyptiennes et hittites ou bien encore dans la mythologie védique, avec la lutte des Deva et des Asura9. De fait, de par son origine, il semble que le mythe soit adapté aux univers qui lui sont contemporains, et c’est cette thèse d’un mythe malléable au gré des époques et influencé par les événements contemporains que nous souhaitons ici défendre en partant de la thèse platonicienne d’une gigantomachie politique. Cela nous permettra de montrer que ce mythe, sous la plume de deux auteurs différents que sont Hésiode et Claudien, a subi l’influence du spatium historicum et s’est transformé.

Platon mentionne la gigantomachie comme exemple de récit mythologique qu’il ne faut pas transmettre, dans la mesure où elle confère une vision fallacieuse du régime politique10. En effet, il faut bien voir que si la gigantomachie symbolise une lutte entre l’ordre et le chaos, tous peuvent voir ce qu’ils veulent derrière l’ordre et le chaos. De fait, ce mythe serait susceptible de conduire à la στάσις, contraire à l’ὁμόνοια athénienne défendue par Platon. Ce mythe ne répond pas d’une pensée ou d’une philosophie particulière et est donc entièrement modulable et adaptable, ce que l’on constate d’ailleurs bien à travers les différentes réécritures qu’en ont proposé les auteurs. Ainsi, si le mythe n’est pas borné à une signification particulière, on comprend nécessairement en quoi, selon Platon, il est dangereux : il peut être adapté pour illustrer aussi bien une idée que son contraire. En cela, le spatium mythicum peut être modelé au gré du spatium historicum.

C’est exactement ce que semble faire Hésiode avec la gigantomachie qu’il met en scène dans sa Théogonie. À l’époque d’Hésiode, c’est principalement la royauté qui régit le monde grec11, mais il faut toutefois bien voir que ce type de royauté n’est plus le même que la royauté mycénienne, durant laquelle d’immenses palais sont construits et un ἄναξ règne sur un grand peuple. En effet, en Grèce archaïque - et notamment en Béotie - les grandes aires d’influences ont éclaté, et l’organisation politique ressemble davantage à celle de l’Odyssée, à savoir de petits territoires gérés par des roitelets mineurs et sans grande importance tant pour la population – on sait avec quelle facilité le pouvoir d’Ulysse a failli être renversé – que sur le plan des relations extérieures. Le modèle du grand roi est donc révolu, et on peut presque deviner, à travers cette progression chronologique, l’arrivée progressive de la démocratie dans la mesure où les βασιλεῖς locaux sont aidés et secondés dans leur tâche du fait de leur importance mineure12, ce qui induit déjà une première modification temporelle par rapport à une supposée version originelle de la gigantomachie : si dans le spatium mythicum Zeus est un ἄναξ tout-puissant, il ne semble plus tant l’être chez Hésiode car il a besoin de ses ministres pour combattre.

Il convient donc de se demander à quel type de royauté correspond la gigantomachie telle que l’aborde Hésiode. On constate que dans la Théogonie, Hésiode présente la victoire des Olympiens sur les Chtoniens, de l’ordre sur le chaos car, si les dieux ordonnent le monde et ont pour but qu’il soit organisé au mieux - à l’image du spatium historicum vécu par Hésiode - l’apparence monstrueuse des Géants laisse bien supposer que leur nature n’est pas glorieuse, de sorte que leur monstruosité laisse transparaître les valeurs qu’ils incarnent. Ainsi, présenter leur défaite revient à défendre la victoire des valeurs positives. Chez Hésiode, ces valeurs positives sont principalement incarnées par celui qui rythme la lutte et intervient comme maître de l’armée divine, Zeus. Ce personnage est particulièrement intéressant car il possède le foudre, l’attribut divin par excellence, qui pourrait en quelque sorte équivaloir au sceptre royal, ce sceptre étant sa principale arme, la plus terrible et celle qui lui permet d’emporter la victoire sur ses ennemis.

Ainsi, si Zeus est présenté comme le grand adversaire des Géants dans la gigantomachie d’Hésiode et si sa victoire a connu un tel renom littéraire et artistique, c’est sans doute du fait de la signification qu’elle renferme. En effet, le mythe présente la victoire du roi des dieux sur les Géants qui, chez Hésiode, n’ont pas une telle organisation : ce sont des êtres dépourvus de hiérarchie et qui mènent le combat en masse. Ce sont en outre des êtres vils et inégaux - comme on le voit avec Typhée, dont la condition physique dépasse celle de ses congénères, le présentant ainsi comme un géant plus important que les autres. De fait, la victoire de Zeus semble symboliser celle de la royauté sur ce qu’on pourrait nommer, de manière anachronique, l’anarchie et ainsi aborder le mythe de la gigantomachie dans la Théogonie serait une manière d’écrire une ode à la royauté et de présenter le régime politique contemporain comme le meilleur qui soit. Cependant, il s’agit de s’interroger sur un point crucial : de quel type de royauté est-il question ? Hésiode fait-il référence à la royauté mycénienne, passée et révolue, ou bien à celle qui lui est davantage contemporaine et qu’il connaît ? Dans la mesure où, dans la gigantomachie, Zeus combat surtout seul et va à la guerre en roi éclairé et puissant, on pourrait supposer qu’Hésiode penche du côté de la royauté mycénienne, puisque c’est le propre du roi mycénien que d’être roi, d’abord parce qu’il est puissant physiquement et ensuite parce que c’est un grand guerrier, par opposition au roi archaïque qui doit davantage sa puissance à sa richesse13. Une telle perspective reviendrait à dire qu’Hésiode s’oppose au régime qui lui est contemporain, car il considère que celui-ci n’est pas le plus abouti, ce qui n’est pas cohérent par rapport à la manière de penser d’Hésiode qui, au contraire, semble insister, à travers sa cosmogénèse, sur le fait que les événements mythiques et archaïques se sont déroulés et ont abouti à la période qui lui est contemporaine.

Toutefois, le roi archaïque n’est pas dépourvu de forces : on le voit chez Homère lorsque Ulysse remporte le concours organisé pour reconquérir son royaume14. De fait, si certains rois ont eu tendance à faire reposer leur légitimité davantage sur l’argent davantage que sur la force, ce n’est pas le cas de tous, et ainsi, la manière dont est présenté Zeus n’est pas totalement antinomique avec le modèle du roi archaïque. En outre, Zeus est entouré d’une assemblée de dieux qui l’écoutent, le conseillent et peuvent prendre place à ses côtés, organisation qui rattacherait cette fois plutôt Zeus au roi archaïque par excellence.

Il s’agit toutefois de s’interroger sur ce qu’Hésiode souhaite laisser transparaître à travers sa narration de la gigantomachie. On pourrait lire dans le mythe une volonté de la part d’Hésiode d’exposer le meilleur régime politique et de le défendre, toutefois, dans la mesure où la Théogonie vise à retracer le cheminement de l’établissement de l’ordonnancement du monde dans une perspective historique, n’est-il pas vain de se fier à cette première lecture et ne devrait-on pas davantage voir derrière la gigantomachie un miroir des situations politiques présentes et passées, sans supposer qu’Hésiode mette en avant une sorte de royauté par rapport à une autre15 ?

En effet, si la gigantomachie apparaît, dans la Théogonie, comme le reflet des organisations politiques contemporaines de l’auteur, cela est naturel dans la mesure où Hésiode décrit ce qu’il connaît et cherche à présenter la manière dont l’organisation divine s’est formée et épouse au mieux l’ordonnancement terrestre. De fait, si la gigantomachie prend un sens politique avec Hésiode, elle est davantage un moyen de refléter la réalité et l’ordre politique qu’un moyen d’expression personnelle. En définitive, il semble que, dans sa volonté de refléter le réel, Hésiode est fidèle au récit gigantomachique tout en exploitant certains de ses aspects qui permettent de déceler l’influence du spatium historicum sur le spatium mythicum. L’aspect malléable du mythe est alors encore discret.

Claudien, lui, écrit sa Gigantomachie - déclinée en deux volets, une version latine et une version grecque, toutes deux supposées inachevées - dans un contexte politique troublé du fait de plusieurs guerres qui lui sont contemporaines16, et ce contexte politique transparaît dans les différents poèmes épiques qu’il écrit à la gloire de l’empereur ou de son général victorieux, car à l’époque chrétienne il faut interpréter les poèmes encomiastiques pour en saisir le sens parfois sous-jacent : en effet, lorsque le régime est fort, toute œuvre vise à montrer la perfection du régime, et donc la manière dont il s’inscrit dans une continuité qui présente le personnage au pouvoir comme une évidence ; de fait, dans ce cas de figure, lorsque les poèmes encomiastiques s’appuient sur des mythes, le spatium historicum envahit le spatium mythicum pour se faire miroir du présent et présenter la situation historique comme une évidence et ce dès les origines. Par le biais littéraire, Claudien vise en effet à louer la gloire de celui qui l’a choisi comme poète officiel et sous la protection duquel il se trouve. C’est à la lumière de cette position de poète officiel qu’il convient d’observer la gigantomachie telle que l’a écrite Claudien, d’autant que ce sujet est particulièrement surprenant pour l’époque, même s’il semble que la décennie qui marque l’écriture de la Gigantomachie a connu des temps plus paisibles en ce qui concerne la répression des chrétiens17. Malgré tout, l’écriture d’une œuvre d’apparence profane demeure étonnante pour l’époque ce qui est un élément indicateur du caractère particulier de l’œuvre et nous permet d’en dresser une interprétation politique. À ce titre, l’exhortation de la Terre adressée à ses enfants au début de l’œuvre pourrait symboliser l’union qu’Alaric a réussi à mettre en place entre les différents peuples Barbares. En outre, la proximité de Phlégra avec le mont Olympe et le fait que les Géants aient presque réussi à envahir le territoire des dieux visent à montrer que les Barbares étaient aux portes de Rome et ont presque réussi à s’en emparer ; on peut également lire derrière l’action in extremis des dieux, avant que leur domaine propre ne soit totalement envahi par leur ennemi, une figuration de la difficulté que les Romains ont eue à mobiliser leur armée et à intervenir dans la mesure où Alaric a réussi à parcourir une large distance dans l’Empire avant d’être arrêté18.

En ce qui concerne les relations extérieures de l’Empire, Claudien ne cherche pas à faire illusion sur les difficultés rencontrées par un Empire réduit à son noyau dur du fait d’une partition récente : du point de vue territorial, la partition de l’empire a rejailli sur la concurrence entre les deux aires et leurs influences respectives ; la mise en concurrence et les difficultés rencontrées par Rome pour maintenir son influence poussent l’empire d’Occident diminué, du fait de la perte de certains alliés par exemple, à reconquérir des territoires perdus. Ainsi, si Claudien insiste sur la gloire qui est en passe d’être retrouvée grâce à la lutte, il ne cache pas l’ardeur du combat et les perturbations pour une part intérieures au régime. Il est vrai que l’époque contemporaine de Claudien est marquée par les dissensions internes au régime19. À ce titre, écrire au sujet d’une guerre qui met en scène des dieux et des Géants issus de la même mère n’est pas anodin. Il semble que Claudien veuille par ce biais représenter un affrontement fraternel et interne à une même communauté, celle des fils de la Terre. Or, que pourrait symboliser cet affrontement sinon celui des luttes politiques internes à l’Empire d’Occident ? En définitive, la victoire des dieux reviendrait à présenter la victoire d’Honorius qui, par sa puissance et celle de sa cour, réussit à s’imposer comme un dirigeant légitime. Le seul problème est que la Gigantomachie n’est pas achevée et qu’il n’est donc pas possible de savoir si cette vision était celle que souhaitait présenter Claudien. La victoire d’Honorius est malgré tout importante parce qu’elle permet de maintenir Rome dans son statut d’éternité. Ainsi rien ne change, le temps politique rejoint alors le temps du mythe.

Toutefois, il est encore possible de lire derrière l’affrontement celui des deux frères qui règnent à l’époque de l’écriture de l’épopée, à savoir Honorius et Arcadius, dans la mesure où l’un et l’autre ne cessent de contester la légitimité de leur homologue, si bien qu’une opposition majoritairement non armée - hormis dans quelques zones comme celle du Danube - davantage intellectuelle naît entre les deux zones géographiques. Cette opposition marque une scission dans l’entente des deux dirigeants et revient à véritablement séparer en deux l’Empire romain : après la rupture géographique, c’est la rupture idéologique qui est consommée, et c’est bien ce que semble traduire la Gigantomachie si on considère que son inachèvement est volontaire. En effet, la Terre représenterait aussi bien le territoire romain que Théodose – et on note à ce titre que dans ses autres œuvres, et notamment la Guerre contre Gildon, Claudien est accoutumé du fait de donner la parole à Théodose – dans la mesure où elle symbolise à la fois le père et la patrie qui ont enfanté ceux qui se sont brouillés. L’affrontement matérialisé par les dieux et les Géants semble renvoyer à celui auquel se livrent les deux camps, et l’inachèvement montrerait que la scission est définitive et que tout espoir de réconcilier les deux empires est vain.

Malgré tout, nous pouvons voir derrière la Terre soit une représentation de l’Empire soit la figure de Théodose du fait du caractère paternel qu’incarne cette figure, et qui rappelle de fait le rôle de père de Théodose. En outre, il semble que la figure qui puisse représenter l’empereur Honorius soit Jupiter. Or, s’il est présent de manière sporadique dans la gigantomachie grecque, il n’est presque pas présent dans la version latine, ce qui peut être une manière pour Claudien de dire le manque de légitimité du dirigeant. De fait, à l’inverse de ce à quoi le récit de la gigantomachie nous a habitués, ce sont à la fois Mars et Minerve qui occupent les rôles principaux. Il est possible d’établir une analogie entre Mars et le personnage de Stilichon dans la Guerre contre les Gètes du fait des qualificatifs employés pour décrire l’apparence des deux figures : « Splendentior igni / aureus ardescit clipeus, galeamque nitentes / arrexere iubae. » (Gigantomachie, v. 77-79) ; « emicuit Stilichonis apex et cognita fulsit / canities. » (Guerre contre les Gètes, v. 459-460) ; on constate en effet, en comparant les descriptions des aigrettes des deux personnages, qu’un parallèle peut être dressé et que les deux figures sont présentées à travers les deux œuvres comme équivalents. Il n’est en outre pas étonnant que Mars soit présenté comme une figure prépondérante par Claudien dans la mesure où le rôle de Stilichon n’est plus à démontrer dans l’Empire : c’est lui qui contribue à le maintenir sur le trône en prenant des décisions, en conseillant Honorius, mais également en remportant des guerres qui auraient pu renverser l’Empire tout entier. De fait, l’insistance particulière sur Mars vise sans doute à rehausser encore davantage le caractère glorieux de Stilichon, qu’il n’est pas étonnant de retrouver identifié au dieu de la guerre puisque Stilichon est lui-même le général victorieux d’Honorius. Ainsi, s’il est aisé de faire une interprétation du personnage de Mars, il n’est pas évident d’en faire de même avec Minerve, d’une part car il n’existe pas vraiment de personnage féminin de renom interne à l’empire, et d’autre part car il n’est pas évident de trouver d’autre figure qui ait contribué de la sorte à la gloire de l’Empire au-delà de Stilichon. De fait, peut-être peut-on lire derrière Minerve la représentation de l’espoir romain et de Rome elle-même qui, se souvenant de ses beaux jours passés, reprend des forces et se trouve prête à affronter ses détracteurs.

En définitive, il semble que les choix stylistiques et narratifs de Claudien aient contribué à répondre à la crainte de Platon et à faire de la gigantomachie un véritable mythe politique, inscrit dans l’époque qui lui est contemporaine afin d’exprimer une vision d’ensemble de l’Empire à travers un mythe longtemps exploité. Il est toutefois étonnant que le mythe ne soit pas tout tourné vers la glorification de l’Empire mais vise par certains aspects à présenter les problèmes qui lui sont internes. En effet, Claudien en tant que poète officiel révèle à ses lecteurs des détails qui entachent la puissance romaine pour donner un caractère d’objectivité à son récit sur des points mineurs afin de rendre véridiques des points majeurs dès lors présentés comme incontestables.

Claudien semble outrepasser sa fonction de poète officiel à travers sa Gigantomachie : si l’on considère que le poème est volontairement inachevé, alors c’est une vision assez pessimiste que le poète offre au lecteur ; malgré les efforts de Stilichon et des Romains, l’affrontement des puissances est insoluble et vise à conduire à la ruine20. C’est d’ailleurs ce que laisse supposer la fin de ce que nous possédons de l’œuvre de Claudien, lorsque Delphes s’apprête à sombrer sous les coups des Géants.

En outre, il est intéressant de noter l’ambiance oppressante que met en place Claudien au fil de l’œuvre à travers l’idée d’un monde petit par rapport à la taille des ennemis, ce qui confère l’idée d’un monde clos et à la merci des protagonistes. En outre, si on voit naître le chaos dans les paroles de la Terre, la destruction du monde n’en est pas empêchée, ce qui laisse à penser qu’elle est inéluctable et que rien n’y peut changer. C’est comme si, par ce biais, Claudien visait à amplifier le caractère angoissant de la scène pour insister sur l’atmosphère qu’il connaît et vit au quotidien21. Dans cette optique, il est en outre important de voir que, dans la version latine du mythe, les prises de parole se situent principalement du côté des Géants22. En effet, si Jupiter fait une brève apparition pour s’exprimer en quelques lignes afin de rassurer ses troupes, son intervention est tardive et n’est que peu marquante en raison de sa brièveté. En revanche, l’intervention de la Terre, placée du côté des Géants, est bien davantage mise en avant, et ce notamment en raison de la position que cette intervention occupe dans le récit. De fait, le récit ne semble pas être particulièrement situé du côté des dieux et, à travers cette analyse, il serait même plus juste de dire que Claudien se place davantage du côté des Géants, en montrant également la manière cruelle dont ils sont terrassés. Ainsi, cette position quelque peu particulière par rapport à celle que l’on attend d’un poète officiel reflète les libertés que prend Claudien mais également le conflit dans lequel est le poète entre sa fidélité à Stilichon et la confrontation à la réalité.

Il n’est pas impensable qu’à travers la Gigantomachie, Claudien ait choisi d’exprimer une pensée davantage personnelle par le biais mythologique qui masque davantage le propos grâce à une expression symbolique. Cela est, en outre, justifié par les éléments que nous avons mis en lumière et qui soulignent l’idée que Claudien outrepasse son rôle de poète officiel pour transcrire la situation de l’Empire dans son ensemble, tel qu’il la vit et la perçoit. Ainsi, Claudien souhaiterait refléter l’atmosphère du monde qui lui est contemporain mais également aborder son mal de l’Empire, et ce dans une optique cathartique. De fait, au-delà d’un poème politique, la Gigantomachie apparaîtrait comme un témoignage moral et particulier engageant à une refonte complète de cet Empire qui ne satisfait pas Claudien, la thématique de la lutte se présente alors comme une manière d’encourager à une refonte complète de l’ordre établi et d’intellectualiser cet ordre souhaité : c’est toute la force que semble prendre l’inachèvement de la Gigantomachie, inachèvement présent dans les deux versions proposées. Toutefois, l’inachèvement n’a pas les mêmes implications dans les deux écrits. S’il est noir et laisse entrevoir de grandes incertitudes dans la version latine23, la version grecque est plus lumineuse et le dernier événement mis en scène, la lutte de Minerve, mis en parallèle avec la version latine, laisse espérer l’ordre plutôt que le chaos, ordre qui viserait à redonner à l’empire son aspect immuable, l’inscrivant par là même dans l’éternité ; ainsi, le spatium historicum se superposerait au spatium mythicum en faisant entrer l’histoire dans l’éternité du mythe. De fait, l’existence de deux versions, soulignant toutes deux des sentiments différents de Claudien, donne à voir l’incertitude dans laquelle se trouve l’auteur dans l’époque qui est la sienne, et ce du fait d’une grande déstabilisation mise en œuvre par les changements inhérents à l’Empire. Ainsi, le mythe de la gigantomachie, au-delà d’un mythe politique ou d’un témoignage d’époque pourrait apparaître, sous la plume de Claudien, comme un moyen de retracer le chemin qu’a connu l’Empire tout en essayant, par cet exercice de retranscription et de compilation, de le comprendre et de l’appréhender.

En définitive, avec Claudien, le mythe de la gigantomachie reprend certes les éléments préfigurés par Platon en devenant tout à fait politique, mais dépasse par bien des aspects les prévisions du philosophe en devenant un écrit inscrit dans son époque et représentant la pensée et les convictions de son auteur. Ainsi, si les perspectives politiques et morales du mythe littéraire n’avaient été jusqu’alors que pensées, Claudien exploite le potentiel que le mythe semblait déjà contenir à l’époque classique pour en faire un objet littéraire très particulier qui ne soit pas voué à simplement vanter le général victorieux de l’époque, mais se présente davantage comme un texte personnel. Avec Claudien, le spatium historicum envahit totalement le spatium mythicum et influence sa narration et son organisation sans pour autant bouleverser les grandes étapes et les attendus tels que nous les avons définis, illustrant bien l’adaptabilité du mythe et donc l’écart finalement peu marqué en termes de réflexion entre le présent des auteurs et les temps mythiques.

Immobilité du spatium mythicum et évolution du spatium historicum : un mythe protéiforme

Si le spatium mythicum semble s’adapter aux différents contextes historiques au cours desquels il est exploité, il apparaît pourtant immuable dans le sens où, malgré l’évolution du spatium historicum et donc des usages et interprétations divers du mythe, le cœur du mythe reste inchangé. C’est bien ce que l’on constate avec le récit du mythe tel que le fait Apollodore, car on pourrait supposer qu’au IIe siècle après J.-C., le mythe aurait pu connaître des amendements du fait des différents spatia historica traversés. Or, il n’en est rien et Apollodore établit une compilation gigantomachique entièrement centrée sur le spatium mythicum, ce qui illustre bien que le spatium historicum se surajoute au mythe sans pour autant en changer la trame originelle. L’objectif d’Apollodore est de recouper les différentes sources gigantomachiques et de proposer, à leur lumière, un récit complet du mythe ; ainsi il reproduit des étapes et fait figurer des éléments structurants du mythe, et ce dès son origine. Les Géants sont par exemple représentés comme anguipèdes, et le serpent est un motif récurrent du mythe. Il accorde encore une importance toute particulière à la géographie du combat qui se déroule à Phlégra, sur la presqu’île de Pallène, et qui s’étend encore davantage puisqu’il envahit la Sicile, Cos, la Cilicie, l’Égypte, le mont Casios, la grotte Corycos, le mont Nysa, la Thrace et l’Haemos. Dès lors, si les racines géographiques du mythe sont bien présentes, contribuant à l’inscrire dans une certaine continuité, elles sont élargies, tout d’abord pour montrer l’ampleur du conflit qui semble avoir touché tout le monde grec connu, mais également pour illustrer la renommée du mythe car, en bon compilateur, Apollodore reprend le mythe tel qu’il a pu être narré.

En outre, l’inscription d’Apollodore dans la tradition se manifeste par la violence qui résonne à travers toute la narration : écorchements, personnages éborgnés, tendons sectionnés, sang, tout le récit est orienté vers un ébranlement total du monde, une dévastation et une violence sans nom qui vont dans le même sens que le récit proposé par Hésiode. Apollodore perpétue encore la tradition en faisant correspondre une large part d’étiologie au mythe de la gigantomachie, notamment en justifiant de la formation de l’Etna par le corps de Typhée terrassé, s’inscrivant ainsi dans le sillage de Pindare. Le lecteur, s’il apprend, au cours de la narration, des éléments qui se rattachent à un patrimoine commun, n’est pas surpris dans la mesure où l’œuvre d’Apollodore ne manifeste pas d’innovation.

En définitive, il apparaît que la diversité dont fait preuve Apollodore dans sa Bibliothèque en ce qui concerne la gigantomachie et les autres mythes qu’il aborde n’est pas liée à une innovation de sa part, mais bien aux différentes sources qu’il compile et qui ont pu innover et proposer des lectures différentes du mythe. La dimension de compilation transparaît bien à travers son œuvre dans la mesure où il reproduit et retranscrit les éléments que nous avons pu observer chez les auteurs précédemment cités. De fait, cette reproduction du récit mythique manifeste bien ce que nous notions, à savoir que malgré l’influence du spatium historicum sur la spatium mythicum, ce dernier est en quelque sorte immuable aux changements non substantiels ; si le mythe peut être adapté aux différentes époques, sa nature n’en semble pour autant pas changée.

Une telle affirmation est cependant fragile lorsque l’on examine la Psychomachie de Prudence en la considérant comme fille de la gigantomachie. Avec Prudence, les éléments fondamentaux de la gigantomachie disparaissent : les personnages, les lieux et les actions. Un seul élément nous permet de considérer le projet de Prudence comme fils de la gigantomachie : la thématique de la lutte. Cette lutte prégnante, opposant les Vices et les Vertus, présente une victoire du Bien sur le Mal, de l’ordre sur le chaos, et vise à faire régner celui qui est le véritable Dieu pour les chrétiens, inscrivant ainsi un ordre éternel dans le temps mythique. Comment ne pas lire à travers cet épisode mythique une imitatio du mythe de la gigantomachie ? Car le mythe, tel que l’aborde Hésiode, par exemple, vise bien à une victoire du bien sur le mal qui contribue à asseoir Zeus sur le trône comme bon roi24. De fait, chez Prudence, ce n’est pas le détail gigantomachique qui suscite l’intérêt mais plutôt les thématiques héritées qui contribuent à mettre en lumière des éléments particuliers du récit. On voit, par ailleurs, qu’à partir de sa systématisation par Apollodore, le mythe - peu présent entre les IIe et IVe siècles après J.-C. - a dû connaître des évolutions pour s’adapter au contexte et aux mentalités d’une ère culturellement bouleversée et en transition.

Ainsi, en choisissant une forme qui n’est pas en elle-même plébiscitée par les Chrétiens, Prudence, auteur chrétien et reconnu presque au même titre que les Pères de l’Église, semble avoir fait le choix d’écrire une œuvre dont la forme et le fond – inspirés de la littérature profane – s’imbriquent pour vanter la morale chrétienne car si l’aspect politique n’est pas crucial dans le cadre religieux, l’aspect moral importe d’autant plus dans une période de profonds changements de valeurs et de dogmes. Ainsi, la transformation du mythe est justifiée par les profondes modifications socio-culturelles du IVe siècle, et la gigantomachie en tant que mythe politique ne répond plus aux attentes et aux tourments de la période. Avec Claudien, on voit bien que le mythe a déjà pris une teinte personnelle en comparaison de l’aspect laudatif qu’il aurait pu revêtir. La portée du mythe s’en trouve modifiée et le basculement dans l’ère chrétienne le teinte d’un aspect moral qui vise à montrer la victoire des Vertus sur les Vices et donc d’engager par l’allégorèse au respect des dogmes du christianisme, afin que l’âme se plie aux préceptes vantés. C’est d’ailleurs le sens que prend la construction du temple de l’âme à la fin de la Psychomachie car, après avoir vaincu les Vices, il est nécessaire que les Vertus s’unissent pour mener l’âme sur le bon chemin. Dès lors, le mythe de la gigantomachie, déjà transformé et intériorisé par Claudien, prend une signification personnelle et reflète le passage d’un monde culturel à un autre qu’il est nécessaire d’accompagner par une épopée d’un genre nouveau.

Ainsi, la gigantomachie apparaît comme un mythe protéiforme modelé au gré des époques, et ce même si le spatium historicum s’adapte au spatium mythicum sans en changer véritablement le cœur. En effet, la dimension de cosmogénèse construit le mythe de la gigantomachie comme un récit intemporel des origines qui s’adapte à toutes les époques, ce qui se manifeste notamment par le fait que les mots tempus et χρόνος sont totalement absents des récits gigantomachiques, absence qui insiste sur l’intemporalité d’un mythe qui n’est pas cloisonné à une époque mais toujours en lien avec l’histoire et les mentalités évolutives.

Conclusion : la cosmogénèse, reflet du présent, invention du passé ?

L’étude du mythe de la gigantomachie nous montre bien qu’il existe un écart entre deux temporalités qui renvoient tous deux à des conceptions différentes de l’histoire humaine ; la première, la spatium mythicum, est un temps ancien, le temps du mythe et des légendes et qui correspond à une invention anthropologique dans le but de retracer une histoire inconnue ; la seconde, la spatium historicum, renvoie au temps connu et abordé par les historiens dans leurs œuvres, c’est un temps d’un mémorable commun. La difficulté pour les historiens antiques - et notamment Hérodote - est d’établir un lien entre ces deux temporalités afin d’historiciser et de rationnaliser le passé mythique. De fait, de prime abord, ces deux temporalités sont totalement dissociables et n’ont rien en commun, la cosmogénèse renvoyant à une conception fantasmée de la fondation du monde, à un passé lointain et inventé.

Toutefois, la dimension anthropologique du mythe, et surtout celle de la gigantomachie en ce qu’elle est inscrite dans un récit cosmogonique - ce qui rattache profondément le mythe a une dimension humaine, tend à faire disparaître le hiatus qui peut exister entre les deux spatia. Ainsi, les auteurs projettent leur représentation du présent sur les récits mythiques, ce qui tend à les actualiser et à produire une superposition de deux temporalités. Cependant, plutôt que de considérer que ces deux spatia renvoient à deux temporalités différentes, l’une passée et l’autre présente, au vu de notre étude et de leur rencontre manifeste dans la gigantomachie, peut-être serait-il plus juste de considérer que le spatium mythicum et le spatium historicum ne renvoient pas véritablement à deux moments temporels, mais bien davantage à deux états de la pensée. En effet, le temps historique est un temps du réel et du véridique, contrairement au temps mythique qui part sa dimension anthropologique comble certes les racines invérifiées de l’histoire humaine, mais il est également un moyen pour l’homme de justifier, par la cosmogénèse, de son origine et en cela de la choisir afin qu’elle épouse au mieux le chemin qu’il se souvient s’être tracé. De facto, l’homme projette par nature le spatium historicum sur le spatium mythicum. Ainsi, plutôt que deux états du temps, peut-être s’agit-il plutôt de deux états de la pensée ?

Cet article inédit constitue la version remaniée d’une conférence.

Journée d’études sur le temps, organisée le 30 mars 2018 par Johana Augier, Professeur de CPGE au lycée Louis Barthou (Pau, France)

Notes 

  1. Selon le Dictionnaire Étymologique de la Langue Grecque, le μῦθος désigne d’abord une « suite de paroles qui ont un sens, un propos, un discours ». Ce terme est souvent associé à ἔπος, qui désigne également un mot ou une parole. Par la suite, le nom μῦθος s’est précisé par rapport à ἔπος pour désigner par métonymie le contenu des paroles, l’avis, l’intention, la pensée. Autour du théâtre, chez les Tragiques ou encore chez Aristote et Platon, il prend le sens d’intrigue, de mythe, de fiction. En ce sens, il a un synonyme dans la poésie archaïque, αἶνος, la parole chargée de sens. Toutefois, malgré son origine grecque, le mot μῦθος ne correspond pas à une classification universellement reconnue dans l’Antiquité ; la seule mise au point se trouve chez Platon, le premier à conduire une analyse philosophique du mythe et à donner au terme sa signification actuelle. En effet, après Homère, les poètes et les historiens du Ve siècle emploient μῦθος pour désigner la forme traditionnelle des récits qui, ayant été transmis de génération en génération, concernent une forme de mémoire collective. Ainsi, μῦθος renvoie à des récits du passé qui relèvent des ἀρχαῖα, des παλαιά, des faits anciens et reculés qui peuvent toucher à l’origine des choses. Le mythe est en effet un récit à tradition collective, constitué par rapport à un passé reculé, transmis au sein d’une collectivité et qui perpétue le patrimoine moral et spirituel de ce groupe. De fait, dans From Myth to Reason ? (Richard Buxton, From Myth to reason? Studies in the Development of Greek Thought, Auckland, Oxford university press, 1999, p. 10-13) Richard Buxton définit le mythe comme un récit en insistant sur la très grande tradition orale avant Homère ainsi que sur la collectivité. En sus, explique Suzanne Saïd (Suzanne Saïd, Approches de la mythologie grecque, Paris, Nathan, 1993), Homère ne norme pas le mythe mais l’intègre à son poème en le rationnalisant par certains aspects afin que le monde des poèmes homériques soit empreint du monde contemporain d’Homère, notamment en ce qui concerne la conception politique de l’Iliade. Dès lors, le mythe, qui pouvait à l’origine faire signe du côté d’un imaginaire irréel, s’inscrit bien en réalité dans le cadre d’une parole performative chargée de sens
  2. Voir Pierre Theillard de Chardin, Du cosmos à la cosmogénèse, France, S.I, 1951, p.1-16. D’après cette étude, toute cosmogénèse est propre à la manière dont une société particulière se représente le monde ; elle est le reflet d’une conception de la formation du monde, en lien avec la manière dont les sociétés se sont établies. Ainsi, plus qu’un récit véridique, elles sont un discours sur les origines qui agit en tant que miroir du réel.
  3. Hésiode, Théogonie, v. 116-880. La Théogonie réunit trois épisodes mythologiques qui mettent en scène les divinités en lutte dont l’épisode le plus développé est la Titanomachie, mettant en scène le combat des dieux contre les Titans, et conduisant à une victoire définitive des dieux sur le monde. La Typhonomachie, qui oppose Zeus à Typhée dans une lutte finale et sanguinaire, fait suite à cet épisode et s’y rattache, concluant la supériorité olympienne. Enfin, la gigantomachie – qui n’est pas mentionnée en tant que tel – est suggérée mais n’est pas racontée de manière précise. On peut formuler deux interprétations quant à la raison de ces trois récits. Tout d’abord, on peut considérer que les trois récits coexistaient et qu’Hésiode a choisi de les replacer successivement dans son écrit cosmogonique. Toutefois, dans la mesure où la gigantomachie est censée prendre place après la Titanomachie – ce qui n’est pas le cas chez Hésiode – et entraîner la Typhonomachie, il semble plus juste de dire que le récit du mythe n’était pas encore assez précis chez Hésiode pour permettre de borner clairement le mythe de la gigantomachie, ce qui nous conduira parfois à considérer des éléments de la Titanomachie hésiodique comme faisant partie de la gigantomachie.
  4. Sur ce point, voir Antoine Foucher, Le rythme de l’invocation à la Muse, Presses de l’Université de Caen, 2011, p.26-39. Voir aussi Alain Deremetz, Le miroir des muses : poétiques de la réflexivité à Rome, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2017. Les deux auteurs insistent sur l’importance de l’invocation à la Muse qui présente une dimension métapoétique dans la mesure où le poème fait lui-même déjà signe du côté des Muses, mais également dans la mesure où dans la gigantomachie, chantée par le poète, les Muses elles-mêmes chantent les dieux. Ainsi, cette imbrication métapoétique, typique de la poésie, signale la grandeur du thème abordé.
  5. Le seul auteur à donner une véritable indication temporelle est Apollodore, et il suppose que la lutte a duré une dizaine d’années. Si on se fie aux autres auteurs qui abordent la gigantomachie dans une optique narrative, on ne sait pas véritablement combien de temps a duré cette première phase, mais tout laisse supposer qu’elle a été longue.
  6. Pour le concept de spatium historicum, voir Wolfgang von Leyden, Durham University Journal 11, 1949-1950, p. 89-104, qui attribue sa découverte à Hécatée. L’utilisation de ce concept par von Leyden pour décrire « une continuité totale entre le présent et des temps plus anciens » (p.103) ne correspond pas exactement au sens que nous lui donnerons dans cette étude. Nous suivrons plutôt l’opposition entre spatium mythicum et spatium historicum proposée par Max Pohlenz, Herodot, der erste Geschichtschreiber des Abendlandes, Leipzig, 1937, p.7 car c’est le choc, la confrontation des temps mythiques et des temps historiques qui tend à révéler davantage ce que projette l’homme sur les temps anciens, ce qu’il fantasme à l’époque qui est la sienne et donc ce qu’il imagine des réalités qu’il connaît moins.
  7. Les auteurs ont cherché à distinguer les récits avérés d’autres qui l’étaient moins, des récits πιθανοί et d’autres ἀπίθανοι. C’est Thucydide qui marque le point de rupture car il trace la frontière entre des faits vérifiables et des faits invérifiables : il place le μῦθος du côté de l’invérifiable, dans un passé tellement reculé qu’il n’y a pas de preuves. Voir Thucydide, Guerre du Péloponnèse, I, 1-29.
  8. Voir Francis Vian, La guerre des géants, le mythe avant l’époque hellénistique, Paris, Klincksieck, 1952, p.10.
  9. Voir Le Veda dans lequel les Deva sont présentés comme les divinités védiques, opposés aux Asura, divinités démoniaques.
  10. Platon, République, 378c : « ἐπιβουλεύουσι καὶ μάχονται—οὐδὲ γὰρ ἀληθῆ—εἴ γε δεῖ ἡμῖν τοὺς μέλλοντας τὴν πόλιν φυλάξειν αἴσχιστον νομίζειν τὸ ῥᾳδίως ἀλλήλοις ἀπεχθάνεσθαι—πολλοῦ δεῖ γιγαντομαχίας τε μυθολογητέον αὐτοῖς καὶ ποικιλτέον, καὶ ἄλλας ἔχθρας πολλὰς καὶ παντοδαπὰς θεῶν τε καὶ ἡρώων πρὸς συγγενεῖς τε καὶ οἰκείους αὐτῶν—ἀλλ᾽ εἴ πως μέλλομεν πείσειν ὡς οὐδεὶς πώποτε πολίτης ἕτερος ἑτέρῳ ἀπήχθετο οὐδ᾽ ἔστιν τοῦτο ὅσιον »
  11. Voir Robert Drews, Basileus : the evidence for kingship in Geometric Greece, Londres, Yale University Press, 1983.
  12. Voir Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962, p.96-117. Cette étude confirme que le passage d’un type de royauté à un autre, et donc du ἄναξ au βασιλεύς est reflété par les poèmes homériques et leur évolution entre l’Iliade et l’Odyssée.
  13. Voir Nicolas Richer, Le monde grec, Levallois-Perret, Bréal, 2017, p.25-38.
  14.  Homère, Odyssée, XXI, v. 275-402.
  15. Voir Stephen Scully, “Hesiod's Theogony”, in Near Eastern creation myths to « Paradise lost », Auckland, Oxford University Press, 2015.
  16. Voir Bertrand Lançon, Le monde romain tardif, Paris, Armand Collin, 1992, p.58-74. Cette étude retrace, pour une part, le contexte politique contemporain à Claudien. Tout d’abord, l’Empire est fragilisé par sa partition. Ensuite, la jeunesse d’Honorius rend ce personnage peu crédible, et c’est en réalité Stilichon, son général victorieux, qui prend en charge le gouvernement du pays. Ce mode de gouvernement est connu de tous et contribue à mettre à mal l’image d’un Empire romain d’Occident puissant et glorieux. Enfin, la guerre contre Gildon menée en Afrique en 397, suite à une sécession, ainsi que les poussées des Barbares d’Alaric entre 398 et 402 contribuent à déstabiliser le régime et à le remettre pour une part en cause dans son fonctionnement et dans ses institutions. Ces éléments illustrent le contexte politique troublé dans lequel vit Claudien.
  17. Voir Jacques Fontaine, Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien : esquisse d'une histoire de la poésie latine chrétienne du IIIe au VIe siècle, Paris, Études Augustiniennes, 1981.  L’étude montre tout d’abord qu’après 312, l’Empire romain est très tolérant en matière religieuse à condition de ne pas troubler l’ordre public. De fait, l’État tend à accepter la plupart des cultes, même si selon une loi de Gratien en 383 les subventions accordées à la religion traditionnelle sont coupées. Sous Théodose par la suite, et ce jusqu’en 395, les cultes profanes sont absolument interdits. Toutefois, lorsqu’Honorius parvient à régner sur l’Empire romain d’Occident, son ministre et général victorieux, Stilichon, assouplit la législation antipaïenne afin qu’Honorius puisse se maintenir sans affronter trop d’hostilités. De fait, jusqu’en 407, la liberté religieuse est assez grande, ce qui permet à Claudien de conduire ses écrits profanes en toute légalité.
  18. Voir Bertrand Lançon, Le monde romain tardif, op. cit. Le 12 juillet 400, les Goths sont expulsés de Constantinople après avoir été massacrés ; à l'annonce de cette nouvelle, Alaric s'allie avec le chef Ostrogoth Radagaise, il marche sur l'Italie, dévastant toute la partie nord, avant d'être arrêté par Stilicon, le 6 avril 402.
  19. Voir Bertrand Lançon, Le monde romain tardif, op. cit. Outre les fragilités de la politique extérieure, Théodose était un empereur puissant dont le pouvoir était établi et que personne ne contestait, or, à sa mort, son très jeune fille Honorius reprend l’Empire d’Occident, mais il n’est ni assez vieux ni assez mature pour imposer un pouvoir fixe et solide, de fait il a besoin de l’aide de Stilichon pour s’imposer.
  20. Sur l’inachèvement de la Gigantomachie, voir Marie-France Guipponi-Gineste, Claudien : poète du monde à la cour d’Occident, op. cit. p.235-239 qui suppose que derrière l’inachèvement de l’œuvre se cache l’expression d’une pensée personnelle de l’auteur.
  21. Claudien, Gigantomachie, v.96-97 : « ille procul subitis fixus sine vulnere nodis / ut se letifero sensit durescere visu ». La violence de ce passage, peu courante en récit gigantomachique et surtout rarement abordée en ces termes, traduit un changement de visée de la part de Claudien qui devient dès lors poète de son quotidien et projette le spatium historicum sur le spatium mythicum.
  22. On comptabilise en effet 23 vers de paroles pour le camp des Géants, v.14-35 et 98-100 contre 6 vers pour les dieux, v.53-59, écart qui illustre bien une différence dans la focalisation.
  23. L’un des derniers vers de la Gigantomachie, v.125-126, est : « implorat Paeana suum conterrita Deles / auxiliumque rogat ». L’imprécation de Délos et l’incertitude quant à son sort laisse voir toute la noirceur de l’écrit et le manque de foi que peut éprouver Claudien par rapport au destin de l’empire.
  24. Voir Kenneth R. Haworth, Deified virtues, demonic vices, and descriptive allegory in Prudentius’ Psychomachia, Amsterdam, A.M. Hakkert, 1980, p.49-72. Cette réflexion affirme bien que les racines de la Psychomachie ne sont pas strictement chrétiennes et qu’elles s’inscrivent dans une plus large tradition de luttes opposées, telle qu’elle est par exemple conçue dans la gigantomachie. Voir également Dale B. Martin & Patricia Cox Miller, The cultural turn in late ancient studies: gender, asceticism, and historiography, Durham, Duke University Press, 2005, p.14-29. Cet ouvrage confirme qu’à l’époque chrétienne, les éléments culturels hérités de périodes plus anciennes doivent nécessairement subir une adaptation pour perdurer. Il semble que ce soit le cas du substrat gigantomachique qui demeure chez Prudence.

Bibliographie indicative

Sources antiques

  • Apollodore, Bibliothèque, I, 6, 1-3, Paris, 1991, trad. Paul Schubert.
  • Claudien, Gigantomachie, in Claudianii Carmina, ed. J.-B. Hall, Teubner, Leipzig, 2010.
  • Hésiode, Théogonie, CUF, Paris, 2012, trad. Paul Mazon.
  • Platon, République, III, 377e – 378e, CUF, Paris, 1932, trad. Robert Baccou.
  • Prudence, Psychomachie, CUF, Paris, 2016, trad. Maurice Lavarenne.

Études modernes

  • Lucio Bertelli, « Des généalogies mythiques à la naissance de l’histoire : le cas d’Hécatée » in Philosophes et historiens anciens face aux mythes, D. Bouvier et C. Calame éds., Lausanne, Faculté des Lettres, 1998.
  • Fabienne Blaise, « L'épisode de Typhée dans la Théogonie d'Hésiode (v. 820-885) : la stabilisation du monde », in Revue des Études Grecques 105, 1992, p. 349-370.
  • Claude Calame, Poétique des mythes dans la Grèce antique, Paris, Hachette, 2000
  • Jean-Claude Carrière et Bertrand Massonie, La Bibliothèque d'Apollodore. Traduite, annotée et commentée. Besançon : Université de Franche-Comté, 1991.
  • Jenny Straus Clay, Hesiod’s cosmos, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
  • Antoine Contensou, La Bibliothèque d’Apollodore et les mythographes anciens, thèse de doctorat soutenue à l’École Normale Supérieure de Lyon en 2014 sous la direction de Christophe Cusset, http://www.theses.fr/2014ENSL0885.
  • Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1960.
  • Florence Garambois-Vasquez, Les invectives de Claudien : une poétique de la violence, Bruxelles, Latomus, 2007.
  • Florence Garambois-Vasquez éd., Claudien : mythe, histoire et science, Journée d'étude du jeudi 6 novembre 2008 organisée par l'Université Jean Monnet de Saint-Étienne, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011.
  • Isabella Gualandri, “La poesia di Claudiano tra mito e storia”, in Cultura Latina Pagana fra terzo e quinto secolo dopo cristo, Florence, Atti del Convegno, 1998.
  • Marie-France Guipponi-Gineste, Claudien : poète du monde à la cour d’Occident, Paris, De Boccard, 2010.
  • Kenneth R. Haworth, Deified virtues, demonic vices, and descriptive allegory in Prudentius’ Psychomachia, Amsterdam, A.M. Hakkert, 1980.
  • Reinhart Herzog, Die allegorische Dichtkunst des Prudentius, Munich, C. H. Beck, 1966.
  • Bernard Juillerat, Penser l’imaginaire : essais d’anthropologie psychanalytique, Lausanne, Payot Lausanne, 2001, p.135-138.
  • Wolfgang von Leyden, Durham University Journal 11, 1949-1950, p. 89-104
  • Glenn W. Most, « From Logos to Muthos », in From Myth to reason? Studies in the Development of Greek Thought, ed. Richard Buxton, Auckland, Oxford university press, 1999.
  • Georgia Nugent, Allegory and poetics: the structure and imagery of Prudentius' "Psychomachia", Francfort, Internationaler Verlag der Wissenschaften, 1985.
  • Max Pohlenz, Herodot, der erste Geschichtschreiber des Abendlandes, Leipzig, 1937, p. 7.
  • Suzanne Saïd, Approches de la mythologie grecque, Paris, Nathan, 1993.
  • Pierre Theillard De Chardin, Du cosmos à la cosmogénèse, France, S.I, 1951, p. 1-16.
  • Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962, p.96-117.
  • Francis Vian, La guerre des géants, le mythe avant l’époque hellénistique, Paris, Klincksieck, 1952.
  • Arnaud Zucker éd., Lire les mythes : formes, usages et visées des pratiques mythographiques de l'Antiquité à la Renaissance, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016.
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