La conversation Juan José Saer, L’Enquête (1994)

Notes

1- Juan José Saer, L’Enquête (1994), Paris : Éditions du Seuil, coll. Cadre vert, traduit de l’espagnol (Argentine) par Philippe Bataillon, 1996 ; rééd. Paris : Le Tripode, 2019 ; c’est cette dernière édition qui sert ici de référence.

2- Op. cit., p. 36.

3- Op. cit., p. 39.

4- Roberto Bolaño, « Littérature + maladie = maladie » dans Le Gaucho insupportable (2003), Paris : Christian Bourgois Éditeur, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, 2004.

5- Op. cit., p. 58.

6- Op. cit., p. 131.

7- Op. cit., p. 132.

8- Op. cit., p. 133.

9- Op. cit., pp. 133-134.

10- Op. cit., p. 29.

11- Op. cit., p. 28.

12- Roberto Bolaño, Le Secret du mal (2007), Paris : Christian Bourgois Éditeur, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, 2009.

Dans L’Enquête1, Juan José Saer raconte comment une brigade spéciale de la police judiciaire, dirigée par le commissaire Morvan et représentée en public par le commissaire Lautret, recherche un homme qui a assassiné vingt-sept vieilles dames dans le dixième puis dans le onzième arrondissement de Paris ; qui les a violées avec une obstination délirante et qui les a mutilées avec un emportement de « démiurge qui n’existe qu’à travers l’univers qu’il crée »2, qui les a dépecées avec l’acharnement brutal de l’équarrisseur plutôt qu’avec la minutie scrupuleuse du chirurgien, un homme assez maniaque et assez fou pour ne laisser aucun indice qui permettrait seulement de le nommer ou de l’identifier, un grand ordonnateur de rituels infernaux qui défait l’humanité par le sperme et par le sang avec une régularité de métronome démentiel.

À l’ouverture du roman, alors que la neige commence à tomber sur le boulevard Voltaire, le commissaire Morvan réfléchit qu’il y a « quelque chose de scandaleux »dans l’impunité d’un tel assassin et le lecteur, pris à la gorge par la violence outrancière des sacrifices, asphyxié par la brutalité grandiloquente d’une telle hécatombe, espère avec lui que les forces de l’ordre mèneront à bien leur investigation ; mais Juan José Saer n’a pas pour vocation de rassurer la littérature. Comme Roberto Bolaño lorsqu’il raconte dans 2666 les meurtres des femmes à Ciudad Juárez parce que l’horreur est « la maladie de l’homme moderne »4, le grand écrivain argentin veut inquiéter l’écriture en montrant combien elle se nourrit d’une violence pandémoniaque par laquelle le sens ne trouve plus aucune stabilité. À rebours des romans de Georges Simenon dont il s’amuse à exploiter la lenteur minutieuse, au point que le lecteur croit reconnaître dans la torpeur du commissaire Morvan la silhouette massive du commissaire Maigret, mais un Maigret beaucoup plus inquiet et beaucoup plus anxieux, un Maigret traversé de cauchemars mythologiques qui perturbent sa perception de la réalité, un Maigret désespérément hallucinatoire, Juan José Saer agresse le lecteur en interrompant brusquement son histoire : loin d’être racontée par un narrateur omniscient qui pénétrerait également les circonvolutions psychologiques de ses personnages et promettrait au lecteur une réparation qui annulerait la peur, c’est Pigeon Garay qui expose la litanie des crimes, c’est Pigeon Garay, à la faveur d’un interminable dîner sur les rives du fleuve Paraná, non loin de la frontière avec l’Uruguay et le Brésil, dans une atmosphère d’orage cataclysmique, qui rapporte l’une après l’autre toutes les étapes de l’enquête à Soldi et à Tomatis, vingt ans après avoir quitté l’Argentine pour la France, en assurant que l’histoire est exactement véridique et qu’elle a fait la une de tous les journaux ; et, sans que soit jamais explicitée la relation entre ces deux lignes narratives, comme s’il y avait entre elles une blessure essentielle que la pensée ne peut pas cicatriser, le lecteur apprend que les trois amis ont visité ensemble la fille de Washington Noriega à Rincón-Nord afin d’enquêter sur un mystérieux « dactylogramme » retrouvé dans les papiers du poète après sa mort, et qui se présente comme un tapuscrit de huit cent quinze pages intitulé Sous les tentes grecques, rédigé en un seul paragraphe dans un geste étonnant de rigueur et de ténacité.

Rien ne permet de prouver que ce roman a été écrit par Washington Noriega ; rien ne permet non plus d’assurer qu’il ne l’a pas écrit. Ils ne savent pas. Ils ne peuvent pas savoir. La vérité existe mais elle est inaccessible et c’est précisément l’inaccessibilité fondamentale de la vérité que raconte ce roman apocryphe, rédigé sur une machine à écrire entre 1918 et 1939, dont « le thème est la guerre de Troie et le cadre la plaine du Scamandre, sous les murs de cité assiégée, où est installé le camp des Grecs »5, jusqu’à l’entrée du Cheval dans la cité. Il ne se passe rien, sinon le conflit herméneutique entre deux soldats qui ont une expérience très dissemblable du siège de Troie : pour le Jeune Soldat qui est arrivé de Sparte quelques jours auparavant, la guerre de Troie est un événement lumineux dont la signification est absolument évidente parce que les récits des voyageurs l’ont familiarisé depuis toujours avec les événements, « jusqu’au plus insignifiant, qui étaient survenus depuis le début du siège » et que « chacun des faits qui concernaient la guerre était familier pour tous les Grecs »6. Pour le Vieux Soldat qui vit depuis dix ans dans la plaine de Scamandre, au contraire, la guerre de Troie est un événement obscur dont la signification est impénétrable, au point que dans son esprit « tous ces noms de héros se mélangeaient parce qu’il avait très peu de contact avec eux et qu’il ignorait la plupart des exploits qui semblaient si glorieux au Jeune Soldat »7. Comme tout fait majeur dans l’élaboration de la pensée, comme tout geste primordial dans l’édification de la culture, la guerre de Troie ne peut être récitée comme une kyrielle d’événements qui finiraient par posséder un sens univoque et que la pensée pourrait enclore dans une interprétation rassurante et panoramique ; plus gravement encore, si Pâris a emmené avec lui à Troie « un simulacre d’Hélène »8, selon ce que le Jeune Soldat croit avoir entendu dire dans le flot de rumeurs et d’hypothèses suscitées par la guerre, alors pour le Vieux Soldat qui confond entre eux les héros déjà légendaires et ne reconnaîtrait pas Ulysse ou Agamemnon s’il les croisait dans le camp, « la cause de la guerre [est] un simulacre, ce qui en un sens ne changeait rien pour lui parce que, en tenant compte du peu qu’il savait, il n’y avait pas que la cause de la guerre qui était un simulacre, mais bien aussi la guerre elle-même »9. Dure leçon, âpre enseignement : les événements sont opaques ; les événements sont violemment obscurs ; les événements dissimulent leur signification et c’est la parole qui constitue le seul moyen de l’approcher, ou plus précisément la capacité de la parole à fabriquer du dialogue, son aptitude à provoquer du débat. Le Jeune Soldat et le Vieux Soldat ont tort tous les deux, ou ils ont raison tous les deux, peu importe : c’est dans leur échange, et donc dans leur différence, à l’intérieur de leur divergence, que quelque chose surgit qui relève de la vérité. C’est dans leur conversation que surgit quelque chose de très humain qui est le besoin d’exprimer de la pensée pour donner du sens à la réalité. Non pas pour avoir raison ; non pas pour convaincre : pour témoigner de soi en se confrontant à la parole de l’autre. Débattre de la guerre de Troie dans la plaine du Scamandre, mesurer la quantité de simulacre et la quantité de véridicité, prendre la parole, la donner, changer, échanger, c’est dans ce mouvement perpétuel, c’est dans cette circulation permanente de la pensée que l’être existe pleinement. Juan José Saer, avec une intelligence narrative qui a peu d’exemples dans la littérature contemporaine, montre combien le sujet advient par la parole et combien il est constitué dans la conversation par le jeu exégétique, et combien tout roman digne de ce nom doit relever d’une maïeutique qui relance les antiques débats de l’humanité.

C’est la raison pour laquelle, au fur et à mesure du récit de Pigeon Garay, les deux lignes narratives partagent les mêmes incertitudes et conservent jusqu’au bout les mêmes énigmes ; de même que les personnages ne détermineront jamais si Washington Noriega a écrit ou n’a pas écrit Sous les tentes grecques, le lecteur ne saura jamais si c’est le commissaire Morvan ou si c’est le commissaire Lautret qui est l’Ogre de la Bastille. L’un ou l’autre forcément mais lequel ? Peut-être le premier qui souffre d’hallucinations schizoïdes ou peut-être le deuxième qui veut immoler l’humanité dans le temple de sa folie. Dans les deux cas la résolution est indifférente et le lecteur choisit à sa guise entre deux hypothèses également vraisemblables. À bien des égards le commissaire Lautret constitue le simulacre insipide de son supérieur, un double fade, un degré moindre de l’intelligence et de la raison, mais il faut noter combien le monde du commissaire Morvan, ou du moins la représentation fiévreuse qu’il s’en fait, est envahi par des visions effarantes et obsessionnelles « dont l’atrocité implicite ne manquait pas d’être ressentie vaguement comme une menace »10 : la Gorgone et la Chimère, Charybde et Scylla remplacent sur les billets de banque les effigies traditionnelles des hommes illustres. Dans un tel contexte narratif il n’est évidemment pas indifférent que les monstres de la mythologie rejaillissent dans l’espace contemporain et que, dans ses rêves récurrents, le commissaire Morvan voie au milieu de la ville envahie de statues étranges des « bâtiments rectilignes, géométriques, longs et aplatis, assez nombreux et semblables entre eux »11, qui obligent leurs fidèles à se courber pour leur inculquer l’humilité par la mortification et par la peur. Car, si les deux lignes narratives restent parallèles, Juan José Saer leur donne une origine commune et un fonctionnement identique : face à la violence antique qui persécute les esprits, devant la brutalité primordiale qui martyrise les hommes, nous n’avons d’autres solutions que la parole, nous n’avons d’autres recours que la conversation, avec toute sa puissance d’échange et de confrontation.

Le but de la littérature, selon Juan José Saer, n’est pas d’exhumer des vérités solennelles ou d’imposer des significations. Comme Pigeon Garay et ses amis, nous devons accepter que la langue soit une instance incertaine et que l’écriture constitue une enquête, c’est-à-dire une procédure qui assigne à la parole le pouvoir d’opposer des interprétations contradictoires de la réalité et de maintenir ce conflit herméneutique comme garant du bon usage de la raison. Ce roman implacable, dont on sait combien il a épuisé son auteur pendant sa rédaction, nous enseigne finalement que la parole n’est rien d’autre qu’une délibération perpétuelle, un recommencement infini de la pensée, et que c’est par le devisement que nous affrontons le « secret du mal »12 dans lequel Roberto Bolaño voit le grand secret de l’humanité, et par conséquent le secret de notre nécessaire obstination à nous préserver du pire par le dialogue des idées.

 

Julien de Kerviler

 

 

Notes

1- Juan José Saer, L’Enquête (1994), Paris : Éditions du Seuil, coll. Cadre vert, traduit de l’espagnol (Argentine) par Philippe Bataillon, 1996 ; rééd. Paris : Le Tripode, 2019 ; c’est cette dernière édition qui sert ici de référence.

2- Op. cit., p. 36.

3- Op. cit., p. 39.

4- Roberto Bolaño, « Littérature + maladie = maladie » dans Le Gaucho insupportable (2003), Paris : Christian Bourgois Éditeur, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, 2004.

5- Op. cit., p. 58.

6- Op. cit., p. 131.

7- Op. cit., p. 132.

8- Op. cit., p. 133.

9- Op. cit., pp. 133-134.

10- Op. cit., p. 29.

11- Op. cit., p. 28.

12- Roberto Bolaño, Le Secret du mal (2007), Paris : Christian Bourgois Éditeur, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, 2009.

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