Introduction : lyrisme et romantisme Les Contemplations, V. Hugo, 1856

Le romantisme étant l’expression du Je, du Moi, il est nécessairement lié au lyrisme (dont la définition depuis Platon est celle d’un chant produit par le Je). Mais le poète « romantique » est aussi celui qui est capable d’exprimer ce que les autres gardent en eux, dans la mesure où ce « moi » est toujours « écho » d’impressions, caisse de résonance (d’où la veine sociale du romantisme).

Ainsi cette voix lyrique est-elle à la fois celle des pensées les plus privées (côté autobiographie du lyrisme) et celle des pensées communes à tous, la voix se faisant la synthèse du plus intime avec le plus universel. Ce qui entraîne le problème de savoir comment se concilient extériorité et intériorité. Cette double visée explique le caractère instable et paradoxal du sujet lyrique ; donc il faut d’abord convaincre le lecteur que l’expérience du poète pourrait être la sienne (cf. préfaces de Baudelaire et de Hugo). Cette intériorité doit aussi être conciliée avec une autre extériorité, non plus celle du lecteur, mais celle de la nature : il y a chez ces poètes une prétention à être l’interlocuteur et l’interprète de la nature. Hugo formule de façon claire l’extension de l’intime aux dimensions cachées de toute chose : « la poésie est ce qu’il y a d’intime dans tout » (Préface des Odes 1822). Et ce sera du reste le premier sens de la Contemplation.

Enfin on peut se demander d’où vient cette voix exactement dans la mesure où elle ne se fait entendre que par à-coups, et que le poète ne semble pas la maîtriser : c’est qu’elle vient des quelque chose de plus intime encore, intimius intimo : traditionnellement  l’inspiration est donnée par la Muse, une instance extérieure pensée comme telle. Or en cherchant l’origine de la voix de l’intime, on va déboucher aussi sur une altérité : la voix de l’intimité du Moi conduit à ce qui n’est plus le moi ; le sujet lyrique est à la fois le moi et le non-moi, sujet clivé d’une énonciation qui échappe au vouloir personnel. Donc on aura trois types de communication selon que le Je est l’Autre, le Monde, ou le « ça » qui parle en lui, autrement dit le sujet d’énonciation se met « à la place » de la nature,  du « tu » (je suis toi) et enfin  d’un « il » ou d’un ça (Je est un autre), mais il n’occupe jamais tout à fait cette place, et donc il y a dialogue, ce qui explique le rôle de l’apostrophe, qui fait dialoguer ces différentes instances, ce qui permet un décentrement de la voix ; au départ, la parole vient du Moi, mais comme ce « moi » est l’interprète des autres instances, il va devenir l’interlocuteur des autres, à la place de qui il a pris la parole : « la figure du Moi se sépare pour parler » .

Quand il s’agit d’un dialogue JE/TU il n’y a pas tellement de problèmes, car il y a le sentiment d’une communion, d’une fraternité, d’une langue commune : par ex le « tu » représente souvent un ami.

Un peu plus de problème,  quand le dialogue se fait avec l’Univers, le poète étant l’allocutaire d’un message qu’il transmet, mais  aussi qu’il interprète : cette voix de l’univers n’est ni la voix de la Muse, ni celle de l’autre, celle de l’intime ; c’est un ensemble de sonorités résonnant dans une gigantesque chambre d’échos, où le moi peut se perdre : Hugo dialogue avec « l’infini bruissement de paroles » et à la limite, s’identifie avec l’un des éléments du monde (Je suis l’océan…) et le Je lyrique devient mythique, l’analogie identificatrice étant porteuse de vérité.

Mais il y a aussi un moment où le poète s’interroge sur la voix qu’il entend en lui. Les poètes ont toujours évoqué cette voix comme si elle venait d’en haut, celle de la Muse « La perspective d’une intimité dans la poésie n’est possible que par la certitude d’une transcendance ». Mais cette voix intime venue d’ailleurs peut devenir incontrôlable : un poète en délire, « pensif et effaré » face au mystère : le poète s’éprouve comme « autre », et perd tous ses repères (c’est surtout le cas pour le second romantisme, obscurci par les désillusions de l’histoire) ; alors, c’en sera fini de la poésie céleste (Apollon) et Lamartine, mais ce sera la poésie mauvaise, qui implique le contraire du lyrisme romantique : marginalité fatale du sujet, son exclusion du monde civilisé, la démence, l’étrangeté, Dionysos, qui invite le poétique à se reconnaître comme expérience ou épreuve de l’impersonnalité, dans une relation anticipée avec la mort. C’est encore le mythe d’Orphée (et dans les Contemplations, Hugo est cet Orphée, qui cherche à retrouver l’amour dans la mort, rencontre vouée à l’échec, mais dont il ne restera qu’un chant.)

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