Hypatia d’Alexandrie, « Le vacillement d’une civilisation »

Une silhouette discrète, celle d’une femme parcourant seule les rues d’Alexandrie, enveloppée du manteau des philosophes…

Le personnage historique

 

Elle vécut dans l’Antiquité tardive : sa vie commence en 370 après J.-C., dans la brillance d’une perle blanche. Elle naquit en effet dans la ville d’Alexandrie que les Anciens appelaient « la perle de la Méditerranée ». Sa famille était riche et célèbre : son père, Théon d’Alexandrie, mathématicien renommé et directeur de la grande Bibliothèque, fut son premier maître et l’initia très tôt aux spéculations les plus hautes des sciences mathématiques et de la philosophie. Elle fréquentait les milieux où s’élaboraient les savoirs les plus pointus dans ces domaines. Intelligente et cultivée, elle avait, de plus, la beauté d’Aphrodite… Elle occupa la chaire de philosophie à l’Université. Ses admirateurs, nombreux, étaient fascinés par sa beauté, sa culture et le charme de sa parole, et, lorsqu’elle sortait dans les rues, enveloppée dans le tribon, - c’est ainsi que l’on nommait le manteau des philosophes dans l’Antiquité -, ses étudiants lui faisaient escorte.

Tout cela ressemble au début d’une légende, placée sous le signe de la brillance comme le Phare de la ville…

Sa vie se brisa pourtant en 415. Elle avait 45 ans. L’historien Socrate le Scolastique, contemporain d’Hypatia (il vécut de 380 à 450), écrivit dans son Histoire ecclésiastique : « Cette femme fut la victime de sombres machinations. Parce qu’elle rencontrait souvent Oreste, le gouverneur, le bruit courut parmi les chrétiens que c’était elle qui l’empêchait d’entretenir des relations amicales avec Cyrille, l’évêque d’Alexandrie. Plusieurs excités, conduits par le lecteur Petrus, fomentèrent un complot et attaquèrent Hypatia alors qu’elle rentrait chez elle. Ils la tirèrent de sa litière et l’entraînèrent dans l’église connue sous le nom de Césarion. Là, ils lui ôtèrent ses vêtements et la massacrèrent » - le massacre consista à lui écorcher le corps avec des coquillages -. « Ils lui arrachèrent membre après membre, puis transportèrent ses restes au Cinaron pour les brûler. Ce crime rejaillit sur Cyrille et l’Eglise d’Alexandrie. »

Hypatia fut donc une martyre païenne : d’ordinaire, quand, à Rome, on contourne le Colisée, ce sont les noms des martyrs chrétiens que l’on peut lire sur les plaques de marbre, non ceux des païens… Mais sa singularité est d’une autre nature : quelle préoccupation, supérieure à tout autre, cette femme de culture grecque, passionnée d’algèbre, de géométrie et d’astronomie, titulaire d’une chaire de philosophie, a-t-elle dû poursuivre pour lui consacrer ainsi toute sa vie ?

On ne pourra répondre à cette question qu’en examinant la signification des mathématiques dans l’Antiquité grecque ; on ne comprendra sa volonté déterminante qu’en analysant le cadre géopolitique et religieux qui constitua son environnement immédiat. On ne mesurera enfin la force de son combat qu’en rendant compte de son statut de femme.

Une figure emblématique dans l’Empire d’Orient

 

• Les mathématiques dans la spiritualité grecque

 

Il nous faut donc remonter aux origines des mathématiques en Grèce, c’est-à-dire au VIe siècle av. J.-C. et rencontrer le personnage de Pythagore, Pythagore le voyageur qui, au terme d’une vingtaine d’années de pérégrinations, avait assimilé toutes les règles mathématiques du monde connu.

A cette époque, les hommes - en particulier les Egyptiens et les Babyloniens - étaient capables d’élaborer des calculs complexes. Pourquoi dit-on, alors, que ce sont les Grecs et Pythagore, qui ont inventé les mathématiques ? La réponse, comme souvent, est à chercher dans le mot lui-même : τὰ μαθήματα en Grec, est le substantif du verbe μανθάνειν, « apprendre, enseigner ». Dans cette expression, τὰ est un article neutre pluriel que l’on traduit par « les choses ». L’ensemble, τὰ μαθήματα, signifie donc : « les choses apprises, ce qui est enseigné, les connaissances ».

Pour aller plus loin, il faut se rappeler que le verbe apprendre a, en français, un double sens : un sens subjectif, « acquérir la connaissance de » et un sens objectif, « donner à quelqu’un la connaissance de ».

On remarque donc d’abord que l’expression « les choses apprises », à l’origine, s’appliquait à des connaissances beaucoup plus larges que celles des seuls nombres et calculs ; ensuite qu’elle implique une passation de savoir d’un homme à un autre, un peu, puisque nous sommes en Grèce, comme la passation d’un relais à la course ; enfin, que c’est cette passation qui va permettre le progrès du savoir humain.

Les mathématiques, intrinsèquement, ne sont pas seulement des calculs permettant des opérations concrètes comme les transactions commerciales ou encore la mesure de l’étendue de la crue du Nil ; elles sont d’abord un savoir transmissible et, en tant que tel, de nature à être développé et enrichi par les idées nouvelles que chaque nouveau venu pourra ajouter à travers le temps, pour le progrès de l’humanité.

La question est essentielle quand on connaît la nature de ce savoir pythagoricien. N’oublions pas que c’est Pythagore qui a créé le mot « philosophie ». Pour Pythagore, le philosophe est celui qui cherche à découvrir les secrets du monde et, pour lui, les secrets du monde résident dans l’harmonie des nombres. – Au terme de ses voyages, et grâce à la générosité du célèbre Milon, Pythagore avait fini par fonder sa propre école, une école ouverte aux femmes. –

Dix siècles plus tard, voici donc Hypatia, qui étudie l’arithmétique et travaille sur l’œuvre de Diophante (il vécut à Alexandrie au III-IVe siècle et son œuvre, nommée Les Arithmétiques , comportait treize livres). Cette femme qui, dans la pure tradition grecque, a ajouté sa pierre à la somme des savoirs de l’humanité et apporté une contribution active à la transmission du savoir, a travaillé, énormément, mais ses travaux ont péri, dit-on, dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Outre l’arithmétique, elle a aussi étudié la géométrie : deux noms illustres sont associés à ses travaux : celui d’Apollonius de Perge, qui avait écrit un Traité des sections coniques, l’une des grandes œuvres mathématiques grecques. Et, celui, plus connu, d’Euclide, puisque c’est à lui que la tradition rattache les débuts de l’Ecole d’Alexandrie ; ses Eléments de géométrie comportent également treize volumes.

Si l’on veut comprendre la passion que cette femme vouait à ces deux mathématiciens et l’intérêt qu’elle portait à l’étude des cônes, il faut chercher… du côté des secteurs angulaires, savoir qu’un cône est défini par son secteur angulaire et, surtout, connaître l’utilité du secteur angulaire dans l’Antiquité.

Car tout se tient quand on entre dans la vision antique du monde : l’application des secteurs angulaires a trait, en effet, à l’observation du ciel : les Anciens avaient remarqué que les planètes étaient en mouvement ; pensaient-ils trouver là une réponse à leur interrogation métaphysique ? L’Histoire de l’homme peut apparaître comme une énorme interrogation sur sa condition, dont témoignent les arts à travers les siècles et les civilisations. Émouvante interrogation universelle…

Les Anciens se sont donc mis à observer le déplacement des planètes, intensément, indéfiniment. Le mot « planète » vient du verbe grec πλάνειν qui signifie « errer, s’éloigner de sa trajectoire, de la ligne droite ». On s’est demandé comment ils ont pu apprécier ce déplacement, car un déplacement ne peut s’évaluer que par rapport à un point fixe. Ce point fixe, c’est précisément le secteur angulaire : concrètement, cela revient à tracer un cercle et à inscrire, à partir de son centre deux rayons d’un angle donné qui constituent les deux côtés d’un triangle nécessairement isocèle, puisque les deux rayons sont égaux. On observe donc le ciel par rapport à ce secteur angulaire ainsi défini… Et, étant donné la transmissibilité de la matière mathématique, plus on affine l’étude des cônes, plus on a de chance d’affiner aussi l’examen des déplacements des planètes, et plus on peut espérer ajouter des propositions sur le sujet qui pourront permettre de comprendre peut-être un jour le monde, « comme il va »…

Voilà pourquoi Hypatia s’est passionnée pour les cônes d’Apollonius et les Eléments d’Euclide. Elle avait, dit-on, dessiné un instrument pour déterminer l’altitude des étoiles et des planètes, dénommé « astrolabe ». On le mesure maintenant, les préoccupations de cette femme - arithmétique, géométrie, astronomie -, loin d’être desséchantes, apparaissent au contraire comme le degré extrême de l’activité spirituelle. La « spiritualité » toujours cette racine indo-européenne - men - qui désigne l’esprit et qui est constitutive du nom des Muses. La beauté physique d’Hypatia s’illuminait de la beauté de ses préoccupations, c’est pourquoi elle devint légendaire. On s’est demandé pourquoi cette jeune femme si belle et donc si courtisée ne s’était pas mariée. Sans doute l’élévation de ses recherches ne lui permettait pas de s’attacher à la seule préoccupation d’un amour humain. N’est-ce pas ainsi qu’il faut comprendre l’anecdote que cite la Souda, une encyclopédie byzantine du Xe siècle, à son sujet : un étudiant était tombé amoureux d’elle ; elle avait tenté de le dissuader en lui rappelant qu’il y avait des choses plus nobles à faire que de courir après les filles. L’étudiant ne voulait rien entendre et continuait de la harceler. Elle prit alors une serviette hygiénique et la lui lança pour le ramener à la réalité.

Cette volonté de se consacrer exclusivement au progrès du savoir de l’humanité afin de repousser encore et toujours les limites de l’inconnu intellectuel, suscite notre admiration. Mais si l’on veut prendre la véritable mesure d’une telle personnalité, il faut aussi analyser son environnement.

• Un cadre géopolitique et religieux en mutation

 

En 331 av. J.-C., au moment où Alexandre le Grand décida de la fonder, cette « grande ville » - c’était l’épithète la plus employée pour la désigner - n’était, qu’une sombre bande de terre séparant la mer et le lac Mariout, avec un littoral inhospitalier, très ouvert aux vents du large et un arrière-pays tout à fait infertile occupé par des bergers vivant dans les marécages en dehors des lois. Des tesselles noires dans ce pavement, pourrait-on dire.

L’audace d’Alexandre a été de parier sur cet emplacement et ses successeurs, par les monuments que l’on connaît, en ont fait un magnifique motif blanc qui justifie sa dénomination de « perle de la Méditerranée », attirant et rassemblant tous les savoir-faire du monde. Son phare, par ses caractéristiques, a bien mérité de compter parmi les sept merveilles du monde. Son musée, où travaillaient écrivains et savants entretenus aux frais de l’Etat, assura la réputation artistique et scientifique de la ville. Quant à sa Grande Bibliothèque, elle comptait 50000 volumes ; c’est là que l’on traduisit la Bible hébraïque en grec, puisque le grec était, à cette époque, la langue officielle de l’Empire romain d’Orient, une sorte de « koinè » intermédiaire entre le grec de Platon et le grec moderne. La fameuse « Bible des Septante », à la demande de Ptolémée II, en 270 av. J.-C.

À l’époque d’Hypatia la ville était le centre artistique, intellectuel et commercial par excellence du monde méditerranéen. Elle était composée d’une mosaïque de peuples : les trois plus importants étaient l’élément gréco-macédonien - auquel appartenait Hypatia et qui constituait une communauté puissante -, la communauté juive - qui formait une minorité importante (Ils étaient venus comme soldats, et Alexandre, pour rendre hommage à leur loyauté, leur avait attribué un quartier particulier, le quartier delta sur la côte au Nord-Est de la ville), la population indigène constituait le troisième élément. Les derniers arrivés étaient les conquérants romains, attirés par ce « comptoir du monde » au centre du commerce méditerranéen.

Or si l’on examine la chronologie, on est troublé par la symétrie de certaines dates et de certains événements :

En 323 av. J.-C. : Alexandre meurt à Babylone et ses généraux en feront une ville grecque royale.

En 323 ap. J.-C. : Constantin se convertit au christianisme.

Une symétrie qui pourrait exprimer le vacillement d’une civilisation.

D’autres balancements : si en 290 av. J.-C. on construit le Phare, la Bibliothèque ; en 380 ap. J.-C., en revanche l’empereur Théodose Ier publie un édit qui instaure le christianisme comme religion officielle dans tout l’empire romain, interdisant et proclamant hérétique tout culte des dieux autres que le dieu chrétien. C’est dans le cadre de cette campagne pour l’éradication de tout ce qui n’est pas chrétien qu’en 393, les jeux olympiques seront interdits. L’année 393 marquera la dernière Olympiade, la première datait de 716 av. J.-C. et c’est Apollon qui en avait été le vainqueur. Un monde s’éteignait…, celui auquel appartenait Hypatia.

Dans l’Alexandrie de son environnement, politique et religion étaient ainsi le théâtre de graves tensions. Deux pouvoirs s’affrontaient : le pouvoir politique, représenté par le préfet grec Oreste et le pouvoir religieux, aux mains de Cyrille, qui devint évêque d’Alexandrie en 412 et qui le resta pendant trente deux ans. Cyrille fit occuper les synagogues par des moines organisés en bandes fanatiques, il extermina et chassa les juifs d’Alexandrie. Ces mêmes moines lors d’une émeute qu’ils avaient eux-mêmes suscitée, s’en prirent à Oreste et le blessèrent à la tête. Or Hypatia était l’amie d’Oreste ; elle resta sans faiblir à ses côtés et fut soupçonnée d’entraver la volonté de l’évêque. C’est dans ce climat d’extrême tension qu’un jour de carême, en mars 415, elle fut massacrée. Avec elle disparaissait la pensée libre et créative du monde classique.

• Un phare de l’humanité

 

Mais le destin d’Hypatia ne se termine pas sur cette pierre noire de l’année 415. Son histoire a traversé les siècles et a transformé le personnage historique qu’elle fut en un puissant symbole humain.

D’abord sa volonté irréfragable de reculer les frontières du savoir force l’admiration de tous, hommes ou femmes.

Mais, justement, c’était une femme et elle fut la seule à avoir été appelée de son temps : « la philosophe », avec un article au féminin. Or être femme dans l’Antiquité, même tardive, même en Egypte où la liberté des mœurs était un peu plus avancée, c’était, quoi qu’on dise, être femme dans un monde patriarcal et l’on comprend tout ce que cela représente puisque l’on n’en a pas encore fini avec tout cela au moment même où j’écris. Elle avait réussi, par sa persévérance, à placer la femme dans une position plus favorable que celle que l’on peut observer aujourd’hui dans certains pays contemporains.

Ensuite, en tenant ainsi allumée, jusqu’au terme de sa vie, la flamme de l’esprit, en aiguisant sa pensée dans des sentiers complexes, elle montre à tous le vrai chemin de la liberté, celui de la résistance à la pensée pré-formatée, quelle que soit sa forme. Et son message est, hélas, on ne peut plus actuel.

Enfin, puisque son œuvre a disparu, comme celle de tant d’autres, puisque, de ce fait, elle est devenue anonyme, elle porte le flambeau de ces milliers d’autres femmes anonymes, qu’il devient essentiel de ne pas effacer de l’Histoire, pour briser le non-dit qui a longtemps régné sur les femmes.

Sa silhouette, enveloppée du tribon des philosophes parcourt à jamais dans nos esprits les rues d’Alexandrie. Sa façon d’œuvrer pour le bien de l’humanité a consisté à se consacrer exclusivement au savoir et à la pensée afin de les faire progresser. Son domaine était la connaissance, sa générosité, celle de la développer pour la société humaine. Elle eut le courage d’y parvenir, en dépit de tout.

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