Historique : les crises de la fin du V° siècle

A la fin du V° siècle et au IV° siècle, la démocratie athénienne traverse de graves crises, dues pour l'essentiel à la situation extérieure. Le fonctionnement des institutions se trouve parfois interrompu mais la démocratie parvient toujours à se rétablir.

La guerre du Péloponnèse

Pendant l'âge d'or du V° siècle, le rayonnement politique économique et culturel d'Athènes est tel que seule Sparte peut contester son hégémonie. Les deux cités, que tout oppose, entrent en conflit en 431. Fidèles à la stratégie qui avait assuré leur triomphe sur les Perses, les Athéniens comptent sur leurs navires pour l'emporter, d'autant qu'ils disposent maintenant d'un empire maritime et de l'appui de leurs alliés confédérés dans la ligue de Délos. Comme il l'avaient fait lors des guerres médiques, ils renoncent à combattre sur terre et abandonnent donc aux Spartiates les campagnes de l'Attique. Mais une épidémie de peste décime la population et l'empêche de préparer sa riposte. Périclès, désavoué, n'est pas réélu stratège en 430 et meurt, peut-être victime de la maladie, en 429. La guerre n'est pas encore perdue mais deux erreurs stratégiques majeures vont précipiter le destin de la cité.

  • l'expédition de Sicile : après la mort de Périclès, les Athéniens ne renoncent pas à vaincre sur mer. Après le bref intermède de la paix de Nicias, ils se lancent en 415 dans une aventure militaire en Sicile. Commandée par Alcibiade, cette expédition s'achève en 413 sur un désastre et son chef discrédité passe à l'ennemi.
  • le procès des généraux des Arginuses : en 406, Athènes remporte enfin une victoire navale sur Sparte mais les stratèges chefs de l'expédition, pris par la tempête abandonnent les marins naufragés à leur sort. Beaucoup de ces derniers meurent noyés. A l'instigation de Théramène, l'Assemblée entame contre eux une action d' eisangélie et six d'entre eux sont condamnés à mort. La victoire se transforme en tragédie.

Ces deux décisions ont sans aucun doute contribué à la défaite finale mais elles vont surtout servir d'argument aux adversaires du régime pour remettre en question les principes mêmes de la démocratie directe. Pour beaucoup, ces votes malencontreux de l'Ecclesia prouvent que la foule, en situation de crise, poussée par la passion et manipulée par d'habiles démagogues, est incapable de prendre les décisions raisonnables qu'une analyse lucide commanderait. On pourrait objecter que l'envoi de l'expédition de Sicile n'a pas été arraché par les vociférations d'une foule hystérique et irresponsable (M.I. Finley rappelle opportunément qu'à cette occasion beaucoup de citoyens votaient leur propre départ en campagne !) mais a donné lieu à de longs débats et à un vote conforme à la constitution. Le procès des statrèges pose un autre problème. Il n'est certes pas anormal que les dix aient fait l'objet d'une mise en accusation collective car ils constituaient un collège et étaient à ce titre collectivement responsables de l'exécution de leur charge. Cependant, la procédure du jugement collectif était, en principe, anti-constitutionnelle, chacun devant répondre personnellement de ses actes et faire l'objet d'un verdict individuel. Il semble donc qu'en ce cas la Boulè n'ait pas rempli son rôle, sans doute sous la pression de l'Ecclesia.

Cela suffit-il à condamner définitivement la démocratie directe ? On trouvera dans l'histoire bien des entreprises désastreuses à l'origine desquelles on trouve non la foule mais des spécialistes éminents de l'art politique ou militaire.

Les coups d'État oligarchiques

A l'occasion de la guerre du Péloponnèse, les adversaires de la démocratie tentent à deux reprises de remplacer le régime démocratique par un pouvoir oligarchique. Les deux entreprises échouent mais marqueront profondément les esprits. La brutalité des mesures prises révèle la haine et les frustrations accumulées par les oligarques tout au long du V° siècle. Les réductions et suppressions mises en oeuvre permettent par contrecoup de mettre en évidence les points forts des acquis démocratiques. Surtout, elles vont donner aux Athéniens l'occasion de montrer leur attachement profond au régime qu'ils ont inventé.

  • Les coups d'État oligarchiques

En 411 un premier groupe profite de la mauvaise situation militaire pour s'emparer du pouvoir. C'est la première révolution anti-démocratique, dite des Quatre-Cents. Le coup de force se déroule dans le dème de Colone, à la faveur d'une assemblée convoquée pendant que la plupart des thètes sont encore mobilisés sur les trières, au large de Samos. Les mesures prises reviennent sur les principaux acquis du régime démocratique.

- Réduction du corps des citoyens. Les seuls admis à l'Ecclesia sont désormais les citoyens capables d'entretenir leur armement, autrement dit les membres des trois classes censitaires supérieures : les pentacosiomédimnes, les cavaliers et les zeugites. Les thètes, qui composent le corps des marins et des rameurs, sont exclus du demos.

- Suppression du misthos : les fonctions de bouleute et d'héliaste ne sont plus subventionnées, ce qui ôte toute possibilité aux citoyens qui ne peuvent pas se permettre de quitter leur travail d'exercer des fonctions politiques ou judiciaires.

- Suppression de la graphè para nomon et de l'eisangélie : la possibilité qui était donnée à chaque citoyen de dénoncer une atteinte à la loi dans le domaine public ou privé est désormais interdite, sous le prétexte d'en finir avec les actions abusives des sycophantes.

Le coup d'état ne dure pas. En 410, les marins, de retour à Athènes, renversent le régime illégitime et rétablissent la constitution démocratique.

    • Les "Trente tyrans" (404)

    En 405, la flotte est vaincue à Aigos Potamos. Athènes capitule, les marins sont démobilisés, le reste des vaisseaux livré, les Longs Murs détruits. Après la défaite, les exilés reviennent et les anti-démocrates se montrent à nouveau entreprenants. Un groupe de trente oligarques, avec à leur leur tête Critias, disciple de Socrate et oncle de Platon, profite de l'occupation de la ville par les troupes lacédémoniennes pour fomenter un nouveau coup d'état. Les mesures prises sont encore plus réactionnaires que celles des Quatre-Cents :

    -Réduction drastique de la citoyenneté : le corps des citoyens est limité à 3000 hommes, membres exclusivement des deux classes censitaires supérieures. Les autres sont privés non seulement de leurs droits politiques mais aussi d'une partie de leurs droits civils. L'arbitraire le plus total se met en place, les exactions, les meurtres et les spoliations se multiplient, accompagnant la régression politique que vit la cité.

    - Suppression de l'Ecclesia et de l'Héliée : les Trente assurent désormais directement le gouvernement. Les 3000 ne sont qu'épisodiquement convoqués pour consultation à l'initiative des Trente. Quant au tribunal du peuple, il est purement et simplement supprimé.

    - Modification de la composition et du rôle de la Boulè : les Cinq-Cents sont désormais directement nommés par les Trente et choisis exclusivement dans la classe censitaire des Cavaliers. Le Conseil n'a plus aucune fonction politique mais hérite d'une partie des fonctions judiciaires de l'Héliée.

    - Restauration du pouvoir de l'Aréopage : la vieille assemblée, objet de la nostalgie de tous les oligarques, retrouve les privilèges dont l'avaient privée les réformes de Clisthène et d'Ephialtès et en particulier ses prérogatives judiciaires et le pouvoir de nommer et de contrôler les magistrats.

    La radicalité des mesures est révélatrice du mépris dans lequel les oligarques continuent de tenir le peuple. Les injustices et les exactions sont cependant si nombreuses que le régime ne peut survivre à l'évacuation de la ville par les troupes ennemies. Sitôt les Spartiates partis, le peuple d'Athènes se révolte, chasse ceux qu'on n'appellera plus désormais que "les Trente tyrans" et rétablit une nouvelle fois la démocratie.

    • L'appauvrissement de la cité

    Athènes a perdu sa puissance économique et financière. La guerre et les épidémies ont décimé la population. Beaucoup d'esclaves ont été vendus ou confisqués, d'autres se sont enfuis et les mines du Laurion manquent de bras. Plus grave, la ligue de Délos est dissoute et la cité ne dispose plus du phoros  (impôt) que lui versaient ses alliés. Les campagnes sont dévastées et les classes paysannes moyennes qui s'étaient développées depuis l'époque des Pisistratides en sont les premières victimes. Le fossé se creuse à nouveau entre les plus riches et les plus pauvres.
    Pourtant, les tentatives de restauration oligarchique cessent, on n'assiste à aucun trouble civil majeur et la démocratie athénienne va trouver les ressources suffisantes pour survivre encore, avec les mêmes institutions, pendant plus de la moitié du siècle suivant.

    Malheureusement, Athènes s'appauvrit aussi sur le plan culturel et intellectuel. Les philosophes, étrangers ou citoyens, qui avaient fait des décennies précédentes un véritable "siècle des Lumières", sont désormais considérés comme suspects par le demos traumatisé par les errements politiques et stratégiques qui l'ont conduit à la défaite. Anaxagore est chassé en 432 et Protagoras en 416 ; c'est en exil que Thucydide écrit sa Guerre du Péloponnèse. Mais c'est surtout la condamnation de Socrate qui marquera les esprits. En 399, une action en justice est lancée contre le philosophe sous prétexte qu'il ne croit pas aux dieux de la cité et corrompt la jeunesse. L'accusation publique n'aurait probablement jamais été instruite par la Boulè si une crise de confiance ne s'était instaurée entre le peuple et ses élites. Socrate, au comportement par ailleurs irréprochable sur la plan de la citoyenneté, avait effectivement eu parmi ses élèves Alcibiade et Critias, tenus à juste titre pour responsables des malheurs récents. Il est condamné à mort et son exécution ternira pour toujours la réputation de tolérance de la démocratie athénienne.
    Sur le plan de la production artistique et littéraire, il faut cependant relativiser cet appauvrissement. Aristophane nous montre bien que la cité est entrée dans une période de défiance généralisée et nous dépeint une populace présentée comme vindicative et revancharde et des démagogues arrivistes et corrompus. Son théâtre nous propose pourtant quelques-unes des plus pages de la littérature grecque. Quant à l'éloquence, elle ne s'est jamais mieux portée et atteindra son apogée au IV° siècle.

    Le jugement des généraux des Arginuses, Xénophon, Helléniques, I,7

    Οἱ δ΄ ἐν οἴκῳ τούτους μὲν τοὺς στρατηγοὺς ἔπαυσαν πλὴν Κόνωνος· πρὸς δὲ τούτῳ εἵλοντο Ἀδείμαντον καὶ τρίτον Φιλοκλέα. τῶν δὲ ναυμαχησάντων στρατηγῶν Πρωτόμαχος μὲν καὶ Ἀριστογένης οὐκ ἀπῆλθον εἰς Ἀθήνας͵ τῶν δὲ ἓξ καταπλευσάντων͵ Περικλέους καὶ Διομέδοντος καὶ Λυσίου καὶ Ἀριστοκράτους καὶ Θρασύλλου καὶ Ἐρασινίδου͵ Ἀρχέ δημος ὁ τοῦ δήμου τότε προεστηκὼς ἐν Ἀθήναις καὶ τῆς διωβελίας ἐπιμελόμενος Ἐρασινίδῃ ἐπιβολὴν ἐπιβαλὼν κατηγόρει ἐν δικαστηρίῳ͵ φάσκων ἐξ Ἑλλησπόντου αὐτὸν ἔχειν χρήματα ὄντα τοῦ δήμου· κατηγόρει δὲ καὶ περὶ τῆς στρατηγίας. καὶ ἔδοξε τῷ δικαστηρίῳ δῆσαι τὸν Ἐρασινίδην. Μετὰ δὲ ταῦτα ἐν τῇ βουλῇ διηγοῦντο οἱ στρατηγοὶ περί τε τῆς ναυμαχίας καὶ τοῦ μεγέθους τοῦ χειμῶνος. Τιμοκράτους δ΄ εἰπόντος ὅτι καὶ τοὺς ἄλλους χρὴ δεθέντας εἰς τὸν δῆμον παραδοθῆναι͵ ἡ βουλὴ ἔδησε. μετὰ δὲ ταῦτα ἐκκλησία ἐγένετο͵ ἐν ᾗ τῶν στρατηγῶν κατηγόρουν ἄλλοι τε καὶ Θηραμένης μάλιστα͵ δικαίους εἶναι λόγον ὑποσχεῖν διότι οὐκ ἀνείλοντο τοὺς ναυαγούς. ὅτι μὲν γὰρ οὐδενὸς ἄλλου καθήπτοντο͵ ἐπιστολὴν ἐπεδείκνυε μαρτύριον ἣν ἔπεμψαν οἱ στρατηγοὶ εἰς τὴν βουλὴν καὶ εἰς τὸν δῆμον͵ ἄλλο οὐδὲν αἰτιώμενοι ἢ τὸν χειμῶνα. μετὰ ταῦτα δὲ οἱ στρατηγοὶ βραχέως ἕκαστος ἀπελογήσατο (οὐ γὰρ προυτέθη σφίσι λόγος κατὰ τὸν νόμον)͵ καὶ τὰ πεπραγμένα διηγοῦντο͵ ὅτι αὐτοὶ μὲν ἐπὶ τοὺς πολεμίους πλέοιεν͵ τὴν δὲ ἀναίρεσιν τῶν ναυαγῶν προστάξαιεν τῶν τριηράρχων ἀνδράσιν ἱκανοῖς καὶ ἐστρατηγηκόσιν ἤδη͵ Θηραμένει καὶ Θρασυβούλῳ καὶ ἄλλοις τοιούτοις· καὶ εἴπερ γέ τινας δέοι͵ περὶ τῆς ἀναιρέσεως οὐδένα ἄλλον ἔχειν αὐτοὺς αἰτιάσασθαι ἢ τούτους οἷς προσετάχθη. καὶ οὐχ ὅτι γε κατηγοροῦσιν ἡμῶν͵ ἔφασαν͵ ψευσόμεθα φάσκοντες αὐτοὺς αἰτίους εἶναι͵ ἀλλὰ τὸ μέγεθος τοῦ χειμῶνος εἶναι τὸ κωλῦσαν τὴν ἀναίρεσιν. τούτων δὲ μάρτυρας παρείχοντο τοὺς κυβερνήτας καὶ ἄλλους τῶν συμπλεόντων πολλούς. τοιαῦτα λέγοντες ἔπειθον τὸν δῆμον· ἐβούλοντο δὲ πολλοὶ τῶν ἰδιωτῶν ἐγγυᾶσθαι ἀνιστάμενοι· ἔδοξε δὲ ἀναβαλέσθαι εἰς ἑτέραν ἐκκλησίαν (τότε γὰρ ὀψὲ ἦν καὶ τὰς χεῖρας οὐκ ἂν καθεώρων)͵ τὴν δὲ βουλὴν προ βουλεύσασαν εἰσενεγκεῖν ὅτῳ τρόπῳ οἱ ἄνδρες κρίνοιντο.

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    Cependant Athènes avait cassé tous ses généraux, excepté Conon, qui eut pour adjoints Adimante et Philoclès. Entre les généraux qui avaient combattu la flotte de Callicratidas, Protomachus et Aristogéne ne revinrent point à Athènes ; six autres, Périclès, Diomédon, Lysias, Aristocrate, Thrasyle, Érasinide, n’y furent pas plutôt arrivés, qu’Archédème, gouverneur de Décélie, et jouissant alors d’un grand crédit dans Athènes, proposa une amende contre Érasinide, à qui il en voulait : il l’accusa dans le tribunal d’avoir détourné l’argent des tributs de l’Hellespont ; il l’accusait encore d’autres mal­versations commises pendant son généralat. Les juges ordonnèrent d’emprisonner Érasinide.
    Les autres généraux entretinrent ensuite le sénat (1) du combat naval et de la violence de la tempête. Timocrate opine à les livrer au peuple chargés de chaînes: le sénat (1) se rend à son avis ; le peuple s’assemble. Théramène, entre autres, les accuse, demande qu’ils expliquent pourquoi ils n’ont point enlevé les corps de ceux qui étaient naufragés ; et pour preuve que ces généraux ne chargeaient aucun de leurs collègues, il lut la lettre qu’ils avaient adressée au sénat (1) et au peuple, où ils ne s’en prenaient qu’à la tempête.
    On refuse à ces infortunés, pour leur défense, le temps accordé par la loi chacun d’eux en particulier raconte le fait en peu de mots. Occupés à la poursuite de l’ennemi, ils avaient confié l’enlèvement des naufragés à d’habiles triérarques, à des hommes qui venaient de commander, à Théramène, Thrasybule et autres principaux officiers; que s’il fallait accuser quelqu’un, c’était sans doute ceux qu’on avait chargés de ce soin. Cependant, ajoutèrent-ils ils ont beau nous dénoncer, nous ne trahirons point la vérité, nous ne prétendrons pas qu’ils soient coupables la violence seule de la tempète a empêché l’enlèvement des morts. lis pre­naient à témoin de ce qu’ils disaient les pilotes et d’autres compagnons d’armes. Ce discours persuada si bien le peuple, que plusieurs par­ticuliers se levèrent et s’offrirent pour cautions. Mais on fut d’avis de renvoyer l’affaire à une autre assemblée, parce qu’il se faisait tard et qu’on ne distinguait plus de quel côté était la pluralité le sénat (1) tracerait par un décret pré­paratoire la marche à suivre dans le jugement des prévenus.

    (Traduction J.A.C. BUCHON, Paris, R. Sabe, 1848)

    (1) Le Conseil des Cinq Cents

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