Madame de La Fayette : Faire taire le désir Portraits croisés de l’amour (et des amants) dans l’œuvre historique et romanesque de Mme de Lafayette

Paru dans Les portraits dans les récits factuels et fictionnels de l’époque classique, édité par Marc Hersant et Catherine Ramond, Brill Rodopi, Leiden / Boston, 2019, p. 25 sq.

Notes

1. Cf. cette notation du Journal des Faux-monnayeurs de Gide : « Coxyde, 6 juillet [1924]. Profitendieu est à redessiner complètement. Je ne le connaissais pas suffisamment, quand il s’est lancé dans mon livre. Il est beaucoup plus intéressant que je ne le savais. » (André Gide, Journal des Faux-monnayeurs, Paris, Gallimard, « Nrf », 1927, p. 77).  
2. Pour une suspicion raisonnée sur ces deux attributions, voir Geneviève Mouligneau, Mme de Lafayette romancière ? Bruxelles, éd. de l’Université Libre de Bruxelles, 1980 et Mme de Lafayette historienne ? Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature française de Bruxelles, 1990.
3. La première édition en est parue en 1720 seulement à Amsterdam sous le titre : Histoire de Madame Henriette d'Angleterre: premiére femme de Philippe de France, duc d’Orléans, par dame Marie de La Vergne, comtesse de La Fayette, A Amsterdam, chez Michel Charles Le Cene, M.D.CCXX, un vol. in-8°. De ce texte incertain, on connaît diverses versions imprimées (voir Harry Ashton, Mme de Lafayette, sa vie et ses œuvres, Cambridge, U.P., 1922) et huit manuscrites (voir Marie-Thérèse Hipp, éd. crit. de : Mme de Lafayette, Vie de la Princesse d'Angleterre. Texte établi d'après un manuscrit contemporain inédit, avec une introduction et des notes, Genève, Droz, Paris, Minard, « TLF », 1967. Et Camille Esmein-Sarrazin, éd. crit de : Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 1391-1404). M.-Th. Hipp édite un manuscrit privé (Georges Haumont, Sèvres), C. Esmein un manuscrit de la B.M. de Nîmes. Les attendus du compte rendu sévère de Geneviève Mouligneau sur l’édition Hipp (Revue belge de philologie et d'histoire, tome 47, fasc. 1, 1969, p. 118-125.) et la date de 1728 portée par le ms de Nîmes qui, de fait, offre une version de La Comtesse de Tende plus proche de sa réédition de 1724 que de son originale imprimée de 1718, nous conduisent à privilégier par sûreté la version imprimée de l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre parue en 1720, comme après bien d’autres l’avait fait sagement Roger Duchêne en 1990 pour son édition des Œuvres complètes de Mme de Lafayette chez François Bourin.
4. Elle désigne en effet la fille que Madame mit au monde en 1669 sous le titre de « la duchesse de Savoye aujourd’hui regnante » (f° 3 v°) : comme le note l’éd. Charavay (Paris, 1882, préf. Anatole France, repr. Gallic, 1962, note 1, p. 7), Anne-Marie d’Orléans n’étant devenue duchesse de Savoie qu’en 1684 par son mariage avec Victor-Amédée, « si ces mots… n’ont point été rajoutés au texte, il faut faire descendre la rédaction de cette préface jusques après 1684 ». Ces hésitations de date et de texte ne plaident guère en faveur de l’authenticité du livre. C. Esmein-Sarrazin croit pouvoir la fonder sur le fait que Mme de Lafayette « se nomme elle-même à l’intérieur de son texte » et que « contrairement aux textes de fiction, l’œuvre est véritablement revendiquée par son auteur » (éd. cit., p. 1373). Elle ajoute entre ces deux phrases, sans percevoir quelle fragilité elle donne par là à cette faible preuve : «  Ce préambule constitue un aveu étonnant de la part d’un auteur qui n’a jamais signé ni reconnu officiellement les œuvres qu’on lui attribue ». De fait, il y a là de quoi s’étonner, et même pire : de quoi soupçonner un faux tardif, trop bruyamment signé pour être vrai. Cela dit, comme nous n’avons pas de preuves à fournir au dossier d’accusation, nous en resterons à la doctrine communément reçue.
5. Op. cit. (Amsterdam, 1720), f° 3 v° de la Préface.  
6. On verra une version de ce pamphlet, intitulé Histoire galante de Madame et du comte de Guiche dans l’éd. C. Esmein-Sarrazin citée des Œuvres complètes de Mme de Lafayette (p. 814-828).
7. Histoire de Madame, op. cit., f° 3 v°-4 r°.
8.  « Elle prit tant de goût à ce que j’écrivois, que pendant un voyage de deux jours, que je fis à Paris, elle écrivit elle-même ce que j’ai marqué pour être de sa main, et que j’ai encore. » (ibid. f° 4 v°) Lesdites marques, si ce récit est vrai, ont été perdues avec le manuscrit original : les éditions non plus que les copies manuscrites n’en portent plus la trace. On analyse parfois comme trace affleurante des « mémoires » fournis par la princesse à Mme de Lafayette cette incise : « Il envoya Montalais de lui dire la vérité, vous saurez ce détail d’elle […] » (op. cit., p. 162, nous soulignons).
9. Que les deux récits procèdent l’un de l’autre, c’est tellement évident par leur structure, leurs thèmes, leurs personnages ou leurs enjeux qu’il ne vaut pas la peine de le montrer en détail. Simplement, selon que l’on considère la chronique historique comme authentique ou apocryphe, l’ordre de préséance entre les deux œuvres s’inverse : dans le premier cas, Mme de Lafayette aura procédé à une démarche par étapes vers la sublimation. Dans le second, un imitateur licencieux aura dégradé la sublimité en réalité plus prosaïque et galante, au sens moderne.
10. « Le peu de part que j’ai eu[e] dans celles [les affaires] dont il s’agit en ce lieu me pourrait peut-être donner la liberté d’ajouter ici mon portrait ; mais outre que l’on ne se connaît jamais assez bien pour se peindre raisonnablement soi-même, je vous confesse que je trouve une satisfaction si sensible à vous soumettre uniquement et absolument le jugement de tout ce qui me regarde, que je ne puis pas seulement me résoudre à m’en former, dans le plus intérieur de mon esprit, la moindre idée. » Cardinal de Retz, Mémoires, éd. crit. Simone Bertière, Paris, Classiques Garnier (1987), « La Pochothèque », 1988, p. 409. Cependant La Rochefoucauld n’éprouva pas ce scrupule.
11. Histoire de Madame, op. cit., p. 38.
12. Op. cit., p. 86.
13. Op. cit., p. 120.
14. Op. cit., p. 44.
15. « Le comte de Guiche est à la cour tout seul de son air et de sa manière, écrit Mme de Sévigné le 7 octobre 1671, un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes ». Et un marquis de théâtre aussi, car il affecte volontiers le ton de fausset. Elle ajoute dans une lettre du 16 mars 1672 que lui et Mme de Brissac, auprès de qui il jouait l’amoureux durant cet hiver-là, étaient « tellement sophistiqués qu’ils auraient besoin d’un truchement pour s’entendre eux-mêmes ». (Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 3 vol., t. I, 1972, p. 361 et 461).
16. Dès 1661, « on commença à dire qu’il aimait Madame, et peut-être même qu’on le dît avant qu’il en eût la pensée, mais ce bruit ne fut pas desagréable à sa vanité » (Mme de Lafayette, Histoire de Madame, op. cit., p. 60-61). Mme de Motteville lui fait écho : « La passion qu’il a eue pour Madame lui avoit attiré de grands malheurs ; mais la vanité dont il ne paroissoit que trop susceptible, lui en avoit sans doute ôté toute l’amertume. » (Mémoires, éd. Michaud-Poujoulat, « Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l'Histoire de France », 2e Série, Tome X, 1838, p. 546).
17. Entre l’exil de Guiche et la mort de Madame, il se passe
18. Encore qu’en surprenant l’aveu de Mme de Clèves à son mari et en s’y reconnaissant, M. de Nemours éprouvât « un plaisir sensible de l’avoir réduite à cette extrémité : il trouva de la gloire à s’être fait aimer d’une femme si différente de toutes celles de son sexe » (La Princesse de Clèves, éd. C. Esmein-Sarrazin des Œuvres complètes, p. 423). De la vanité de Guiche à la gloire de Nemours, y a-t-il tant de distance ?  
19. Op. cit., p. 333-334.
20. Ibid.
21. Op. cit., p. 337.
22. Op. cit., p. 338.
23. Op. cit., p. 337.
24. Op. cit., p. 337-338.
25. Op. cit., p. 339-340.
26. Op. cit., p.  351.
27. Déjà, par rapport à des chroniqueurs et mémorialistes contemporains comme Cosnac ou Mme de Motteville, qui savent donner de Madame une image plus précise et physiquement identifiée, les portraits historiques d’elle et de Guiche par Mme de Lafayette paraissent bien délavés et contaminés par l’idéalisation romanesque. À dire vrai, ils semblent ne constituer que le tremplin pour l’envol du roman de nouvelle fonte vers une abstraction plus rigoureuse encore.
28. Voir la note 15 ci-dessus.
29. Histoire de Madame, op. cit., p. 153.
30. Op. cit., p. 161-162.
31. Sur la distinction entre rite et jeu, voir Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 44 sq.
32. La Princesse de Clèves, op. cit., p. 352.
33. Op. cit., p. 419-423.
34. Op. cit., p. 451.
35. Op. cit., p. 477-478.

 

     Les portraits des principaux personnages groupés en galerie à l’entrée d’un récit historique ou romanesque sont en situation de pivot entre écriture et lecture. Anticipant et orientant la découverte du texte par le lecteur, ils constituent pour lui la donne à partir de quoi se jouera la partie. Mais l’auteur, lui, les aura déduits a posteriori, au terme de la narration au cours de laquelle les personnages portraiturés auront fait briller les facettes de leurs caractères : sommant l’éparpillement des actions et des réactions, le portrait les parachève en dégageant leur principe1. Quoi qu’il en soit, antérieur à la lecture ou postérieur à l’écriture, le portrait donne de toute façon la clef du récit. Mais différemment selon que la narration est historique ou fictionnelle : autre articulation qui croise la distinction entre situation d’écriture et de lecture. En effet, le portrait d’histoire, parce que référentiel, tend à dégager les traits singuliers qui identifient les personnages ; alors que le portrait de roman, parce que fictionnel, tend à les confondre dans une perfection hyperbolique qui amenuise leurs différences si même elle ne les annule. Pourtant, durant la seconde moitié du XVIIe siècle, l’évolution d’une partie des récits historiques en chroniques galantes et d’une partie des romans en « nouvelles historiques » tendit à la confusion des deux veines. On peut en observer l’effet dans un parallèle fortuit qui s’offre comme un cas d’école : celui de l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre et de La Princesse de Clèves, deux œuvres que Mme de Lafayette aurait composées à moins de dix ans d’intervalle, si elle est bien l’auteur de la première dont on suspecte l’authenticité, et de la seconde, qui s’est masquée d’anonymat2. Mais si l’on veut bien lever cette double hypothèque, ce parallèle fortuit offre à l’analyse un cas tout particulier : au lieu du traitement comparé d’un ou plusieurs personnages historiques portraiturés par deux auteurs ou selon l’une et l’autre technique, romanesque et historique, on trouve là un couple de protagonistes comparables (une princesse mariée éprise d’un grand seigneur très galant mais se refusant à lui), d’abord dans une chronique en forme d’apologie de Madame, ensuite dans un roman érigeant la conduite de la princesse de Clèves en modèle de vertu sublime.

     Cette relation particulière entre les deux textes invite à former l’hypothèse que la passion non consommée entre Mme de Clèves et M. de Nemours, qui fait le sujet d’un roman qualifié d’« Histoire » et paru sans nom d’auteur en 1678, constitue le prolongement, la projection ou pour mieux dire le tombeau des amours de deux personnages historiques, la duchesse d’Orléans (†1670) et le comte de Guiche (†1672) dont l’Histoire de Madame avait conté le récit sans doute euphémisé, composé pour l’essentiel entre 1664 et 1665, puis repris en 1669 et complété enfin par le récit de la mort de Madame survenue en 16703. La préface de ce texte, peut-être rédigée après-coup4, raconte que la princesse aurait « fourni… de bons mémoires » à Mme de Lafayette sur « tout ce qui [lui] est arrivé, et les choses qui y ont relation5 », dans le cadre de cette idylle qui se trouvait fâcheusement publiée par un pamphlet goguenard dont on connaît plusieurs versions manuscrites ou imprimées6. La raison de cette commande aurait donc pu être apologétique, si le texte est bien authentique et si l’on accorde crédit au récit qu’il offre de sa propre genèse. Instruite par la conversation de la princesse qui lui « contoit des choses particuliéres que j’ignorois », écrit la supposée Mme de Lafayette, cette chronique « bientôt » interrompue aurait été reprise en 1669 par l’habile ouvrière : « c’étoit un ouvrage assez difficile que de tourner la vérité, en de certains endroits d’une manière qui la fit connoître, et qui ne fût pas néantmoins offensante ni desagreable à la Princesse », confie-t-elle dans sa Préface7. Cette entreprise d’édulcoration et d’idéalisation vraisemblable sinon véridique fut alors menée jusqu’au récit du départ de Guiche pour la Hollande (au printemps 1665). À quoi le codicille contant la mort de Madame aurait été rajouté après le 30 juin 1670, date de son décès prématuré.

     Si les choses se sont bel et bien passées ainsi, on peut penser que sur ce premier travail d’édulcoration de la réalité au profit d’une vraisemblance acceptable, le roman des amours impossibles de Mme de Clèves et M. de Nemours a opéré une dizaine années plus tard un travail de transposition, de métamorphose et de maquillage, surenchérissant en idéalisation par rapport à l’euphémisation de la chronique : le double objectif de l’Histoire de Madame  — chroniquer une histoire galante et défendre la réputation de son héroïne — se reconnaît en transparence dans sa métamorphose en un récit romanesque qui se recommande de l’histoire à travers la fiction et hisse la perfection morale du personnage éponyme en modèle de sublimité. La relation d’antériorité probable et, dès lors, de dérivation plausible entre les deux ouvrages transforme leur parallèle en filiation et la filiation en une transfiguration par étapes d’une intrigue galante réelle en une chronique édulcorée, de celle-ci en une peinture de l’amour dominé, en dépit de la cour, des hommes et du désir ; et, par ce biais édifiant, en une image sublimée de la vertu dominant et éteignant la passion. Parallèle, filiation et transfiguration se combinent donc dans cette relation complexe et retorse entre les deux couples d’amants sans l’être, inégaux et même doublement inégaux : car l’homme est toujours en retard d’une étape dans la marche vers le portrait idéalisé du sentiment dont la chronique montre la difficile conciliation avec la vertu et les périls auxquels il mène, justifiant dans le roman sa nécessaire sublimation par un renoncement héroïque.

     Voilà donc deux couples embarqués dans une métamorphose textuelle et morale (qu’on n’ose dire, par jeu de mots, sexuelle). La métamorphose textuelle se déroule en cinq étapes génétiques. C’est d’abord la réalité vécue d’une « galanterie » entre Madame et Guiche qui aura fourni des lettres, billets et autres archives jalousement gardées, étourdiment divulguées ou savamment fabriquées, dont certaines sont livrées dans le récit. Puis seraient venus les mémoires rédigés par Henriette d’Angleterre elle-même pour éclairer cette documentation et la rédaction de son amie et avocate8 : elles affleurent parfois à la surface de son texte, semble-t-il. S’ensuivit le récit apologétique édulcoré qu’en a tiré Mme de Lafayette. D’où sera sorti le roman épuré qui a nom La Princesse de Clèves. Enfin, virtuelle et transparente, une leçon sur l’amour impossible, délivrée par bribes et maximes au fil de ce roman, se projette en point de fuite de ces épures successives et en filigrane de l’écriture romanesque9. Quant à la métamorphose morale, elle est figurée par la dénivellation de valeur entre les deux couples et au sein de chacun, laquelle est non seulement enregistrée, mais subtilement annoncée et déjà presque opérée dès les portraits des quatre protagonistes.

     À dire vrai, dans la galerie de portraits historiques qui ouvre la chronique portant son nom, celui d’Henriette d’Angleterre fait défaut. C’est qu’elle est le sujet, l’objet mais aussi l’auteur par contumace et par fiction du récit dont Mme de Lafayette est censée ne tenir que la plume. Il n’y a que Montaigne alors pour s’auto-portraiturer : même Retz ne s’y hasardera pas dans ses Mémoires quelque dix ans plus tard10. Pourtant, au fil du récit, un remords d’écriture nous apprendra que
"c’étoit principalement ce que la Princesse d’Angleterre possedoit au souverain degré que le don de plaire et ce qu’on appelle grâces, et les charmes étoient répandus en toute sa personne, dans ses actions, et dans son esprit ; et jamais Princesse n’a été si également capable de se faire aimer des hommes, et adorer des dames11."

     Si ce n’est un portrait, c’en est la miniature. Le modèle y semble outrageusement avantagé. Serait-ce que l’idéalisation hyperbolique du roman aurait saturé la singularisation attendue d’un récit d’histoire ? Pas tout à fait. Si court soit ce jugement, l’approbation sans nuances qu’y méritent le charme et la grâce du modèle y est imperceptiblement nuancée par les suggestions que livrent ses attendus : les grâces de son esprit annoncent notamment le penchant de la princesse au badinage et à l’insouciance ; sa capacité de se faire aimer de tous murmure son penchant à la galanterie. En présence de Guiche, au lieu de se laisser aller à de coupables amours, elle badine avec lui sur son mari ridicule : « et ces entreveües si périlleuses se passoient à se moquer de Monsieur et à d'autres plaisanteries semblables, enfin à des choses fort éloignées de la violente passion qui sembloit les faire entreprendre12 ». En l’absence de Guiche, elle verra sans déplaisir Vardes passer du rôle de confident à celui de soupirant, en vertu du principe tout à fait galant qu’« il est difficile de maltraiter un Confident aimable quand l’Amant est absent13 ». L’idéalisation romanesque et l’hyperbole des qualificatifs qui auraient pu décolorer tout à fait le portrait contenaient en germe ces deux éléments de caractérisation sous l’apparente fadeur de la perfection hyperbolique. Ils esquissent l’image d’une jeune femme enjouée et joueuse dont la légèreté d’esprit ne suffit pas à faire une femme de mœurs légères.

     Le portrait de Guiche oscille, lui aussi, entre le tour euphémisant du roman historique et le tour particularisant de la chronique romanesque, mais en sacrifiant à la singularité au détriment de l’idéalisation plus que n’y consentait le portrait de Madame. Une gangue de banalité romanesque, dans la manière de Mlle de Scudéry, enveloppe en effet dans ce texte une pointe acérée de critique moralisée, dans le tour qui sera celui du cardinal de Retz. « C'étoit le jeune homme de la Cour le plus beau et le mieux fait, aimable de sa personne, galant, hardy, brave, rempli de grandeur et d'élevation » : voici pour le côté Artamène. « La vanité, que tant de bonnes qualités lui donnoient, et un air méprisant répandu dans toutes ses actions, ternissoient un peu tout ce mérite » : voilà pour le côté Artaban. « Mais il faut pourtant avouer qu'aucun homme de la Cour n'en avait autant que lui » : retour de l’hyperbole14. Il n’empêche : la ternissure introduite par l’accusation de vanité et de mépris atténue tout à fait l’éclat des qualités énumérées comme par devoir. La singularité qui émerge ici du flot de l’idéalisation romanesque est attestée par d’autres témoignages contemporains et concordants: on le sait, Guiche posait à l’extravagant et n’aimait que son image15. Mme de Lafayette laisse presque entendre que son idylle avec Madame flattait sa réputation plus qu’elle n’enchaînait son cœur16. C’est un argument qu’elle ne dédaigne pas pour dédouaner ces amants trop galants du péché de chair. Argument moins efficace mais assurément plus pudique que celui dont tout Paris se gaussait : à savoir que Guiche, du moins le disait-on, était d’autant plus attentif à son image de séducteur qu’il ne pouvait transformer ses séductions en réalités. À l’instar du récit de la vie de Madame laissé inachevé par son auteur, il se murmurait que Guiche non plus ne finissait pas ce qu’il entreprenait.

     Au demeurant, si éthérée que soient restées leurs galanteries, par vertu ou par nécessité, ces amants véritables sont bien en retard de perfection désincarnée sur le couple fictif dont le roman détaille davantage les portraits17. Le prince de Nemours, comme on le sait, portera à son comble le style superlatif : « chef-d’œuvre de la nature », lit-on dès le début du roman,
"ce qu'il avait de moins admirable, c’était d'être l'homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au-dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage, et dans ses actions, que l'on n'a jamais vu qu'à lui seul ; il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes, et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s'habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée ; et enfin un air dans toute sa personne, qui faisait qu'on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait18."
Aucune femme ne lui résiste donc : certaines même s’attachent à lui sans qu’il les courtise. Si bien que, de cœur aussi tendre que l’avait à la même époque le Dom Juan de Molière,
"il avait tant de douceur et tant de disposition à la galanterie, qu'il ne pouvait refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire : ainsi il avait plusieurs Maîtresses, mais il était difficile de deviner celle qu'il aimait véritablement19."
Venenum in cauda ? Dans ce long portrait soustractif, où la perfection du modèle vient de ne ressembler à personne (il est « incomparable ») et de s’absenter dans l’allégorisation des qualités du parfait galant (il éclipse tout le monde), on note que, tout comme Madame, Nemours plaît aux deux sexes par son charme sans pareil. Parfait comme elle, ce débordement de charme le voue à la galanterie qu’il conjugue, comme elle, au pluriel. Plus subtile et vénielle que la réserve apportée au portrait idéalisé de Guiche par sa vanité et son air méprisant, l’inflexion prend toute sa force quand on l’articule avec le portrait de Mlle de Chartres, future princesse de Clèves.

     Certes dans celui-ci également l’hyperbole et l’idéalisation menacent la caractérisation de tomber dans la banalité : « beauté parfaite, puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu [la cour] où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes20 », la jeune fille provoque la surprise des courtisans plus que celle du lecteur. Sauf lorsqu’on livre par exception à celui-ci un trait physique singularisant le modèle : la couleur de sa chevelure.
"La blancheur de son teint et ses cheveux blonds, lui donnaient un éclat que l'on n'a jamais vu qu'à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce, et de charmes21."
En réalité, cette singularité-la se résorbe dans la plus banale idéalisation. La blondeur s’absente dans la même indistinction que la blancheur : cheveux blonds et teint blanc sont les signes d’une perfection, non d’une singularité. La véritable originalité de ce portrait d’une encore toute jeune fille, c’est que son caractère soit évoqué par décalage et médiation, à travers les principes éducatifs de « défiance » envers les hommes, envers l’amour, envers la chair, que lui a inculqués sa mère :
"…elle avait donné ses soins à l'éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté ; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable22."
Ces principes vouent la jeune fille bien instruite à une vertu entendue comme éviction de la faute, des mensonges et des tromperies qui sont l’apanage des hommes (sauf les maris) et garantissant la tranquillité de l’âme et du corps. Bref, une blancheur d’âme en harmonie avec celle de son corps :
"La plupart des mères s’imaginent, qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes, pour les en éloigner. Mme de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’Amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable, pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies, et leur infidélité ; les malheurs domestiques, où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance : mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée23."
Si Nemours est un chef-d’œuvre de la nature, Mlle de Chartres est un miracle de la culture : culture esthétique (« elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté…) et éthique (…elle songea aussi à lui donner de la vertu »). Le résultat en sera une « modestie24 » de la jeune fille à plusieurs reprises mentionnée dans la suite du récit. Effet d’un attachement exclusif à la vertu que sa mère s’est évertuée à lui rendre seule « aimable », cette modestie est l’expression lisse d’une dérobade par prudence.

     À ce degré de banalité parvenu, qui transforme la jeune héroïne en petite fille modèle, l’idéalisation a totalement annulé la singularité : un signe en est qu’au portrait du personnage se soit substitué l’énoncé du programme d’enseignement qui l’a modelé. On peut ici parler d’une démission du portrait sous les coups conjugués de l’idéalisation, de l’hyperbole, de la médiation et de l’abstraction. Dans cet anti-portrait privé de singularité, de carnation, de vie, la blancheur du teint prêtée au modèle a quelque chose de cadavérique. Cette propagation de l’hyperbole romanesque au détriment de la caractérisation singulière annonce l’annulation pure et simple du portrait de Mme de Clèves et M. de Nemours qui présidera à leur rencontre durant la scène du bal :
"Ce Prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois, sans avoir un grand étonnement25."
La forme singulière de leurs corps se résorbe dans l’espèce (« ce prince était d’une sorte »), et celle de leur vêtement dans la parure (« le soin qu’il avait pris de se parer »), le regard porté sur eux est offusqué par l’éblouissement (« l’air brillant qui était dans sa personne ») et par la stupeur (« un grand étonnement »).

     Est-ce à dire que les deux couples de portraits que nous comparons se situent dans un rapport de la réalité à l’idéal ? Guiche et Madame appartiendraient à la simple humanité, faillible et insouciante, quoique chez eux parvenue à son degré suprême de charme et de galanterie ; Nemours et Mme de Clèves appartiendraient à la féerie du roman, en voie d’abstraction allégorique, quoique exposés à la fatalité de l’amour impossible. Mais cette opposition frontale est sans doute trop simple. Car les quatre personnages sont assez identifiés pour dessiner une progression plus subtile de la réalité à l’idéal : de l’amour par vanité selon Guiche, le curseur passe à l’amour par légèreté selon Madame, que dépasse l’amour par inclination selon Nemours avant que Mme de Clèves ne propulse l’inclination dans le renoncement qui achève de l’épurer. Guiche aime par artifice, Madame par divertissement, Nemours par impulsion de toute sa nature, tandis Mme de Clèves conjure l’inclination qui la révulse par l’acte le plus « cultivé » qui soit : elle inverse l’aveu consentant de la dame à son amant en aveu préventif de l’épouse à son mari. L’amour hissé sur le faîte de la vertu par la conclusion du roman rejoindra ironiquement la leçon sur l’artifice de ce sentiment que délivrait le portrait du comte de Guiche au début de la chronique : l’amour est une illusion, M. de Clèves mourra d’en être désabusé, mais M. de Nemours ne mourra pas d’être éconduit. Et le destin de Mme de Clèves dégrisée, trouvant la paix dans le renoncement puis dans une mort rapidement venue, incarnera la vanité de la passion. Est ainsi bouclée la boucle du double récit dont le fil s’enroule, dérisoire, autour d’une canne des Indes.

     De la sorte, la réalité (déjà bien édulcorée) que prétend décrire le récit d’histoire romancée se situe un degré au-dessous de la vérité qu’entend révéler le récit de fiction historique : épurer la vérité des scories de la réalité, c’est le rôle dévolu à la fiction par l’esthétique classique. Or le portrait préparatoire des deux couples de protagonistes porte en germe cette divergence inhérente au dosage différent entre l’histoire et la fiction dans les deux genres26. Dans l’Histoire de Madame, le portrait de Guiche, qui épingle sa vanité, et celui d’Henriette, qui la dévoue au charme, annoncent une conception de l’amour entendu comme un jeu : ces deux-là vivent leur vie sentimentale comme une fiction ludique tissée de faux-semblants et d’intrigues de cour. Mme de Sévigné avait tout dit en décrivant Guiche comme « un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes27 ». L’image de l’amour que renvoie la fin de la chronique, quand frappé d’exil il se déguise en laquais de Mlle de La Vallière pour aborder une dernière fois la chaise de Madame dans la rue, vérifie que pour lui l’amour est synonyme « d’extravagances28 ». Et si l’intrigue se termine par un aveu, celui-ci est à la fois moins paradoxal, plus trivial et aussi représentatif de la leçon du récit que le sera, dans un tout autre registre vraiment, celui de la princesse de Clèves : à la presque fin du récit, Madame avoue au roi que Vardes et la comtesse de Soissons aidés de Guiche ont écrit la fausse lettre adressée à la reine pour lui apprendre les amours de Louis XIV avec Mlle de La Vallière et perdre celle-ci29. Adultère et délation confirment in fine la dévaluation de l’amour par dégradation.

     Tout autre sera la leçon de La Princesse de Clèves : le jeu de la chronique se transcende en rite dans le roman — un rite dont le caractère conjonctif ne s’exprimera certes pas dans l’union heureuse des fidèles, mais dans leur dessaisissement partagé30. Le portrait initial de Mlle de Chartres, placé sous le signe de l’injonction morale que lui délivrent les leçons de sa mère, le portrait initial de M. de Nemours, placé sous le signe de la pente périlleuse à la galanterie que lui vaut la qualité hyperbolique de son physique et de son caractère invitent à revoir l’assignation trompeuse de ce roman au genre de la « nouvelle historique » : l’idéalisation des protagonistes y résiste encore à la singularité du portrait cautionné d’histoire tel que va le mettre en œuvre le genre romanesque nouveau où l’anecdotique tend à dissoudre l’abstraction. Mais d’un autre côté, cette abstraction héritée du grand roman pastoral, héroïque ou précieux perd dans La Princesse de Clèves son caractère conventionnel et banal pour être réinvesti d’un sens supérieur : celui d’une sagesse du détachement expérimentée et trempée dans le creuset brûlant de la cour et de ses intrigues telles que les met en scène la chronique historique avec ses portraits perdus, ses lettres égarées, ses paroles épiées et ses amours croisées.  

     Sauf que ce contour de réalité « historique » sert sans du tout l’entamer à seulement cautionner la peinture romanesque de la passion ; laquelle, quoique protégée de ces petitesses, accrédite et incarne, par le désastre de ses effets dans un contexte devenu vraisemblable et identifiable, les principes abstraits de morale austère édictés dès le portrait de Mlle de Chartres. L’idéalité du grand roman mise à l’épreuve corrosive des réalités de la chronique de cour, voilà le fond mêlé sur lequel se détache la grande épreuve morale qui mesure, juge et condamne sans appel la passion amoureuse la plus sublime et généreuse possible : le verdict qu’elle aura mérité n’en sera que plus éloquent. Mme de Lafayette ne réprouve pas les ressorts du roman héroïque et galant de naguère. Elle ne dédaigne pas les « aventures extraordinaires » ; mais ce qu’en l’occurrence elle qualifie ainsi, c’est le fait que Mme de Clèves et M. de Nemours se trouvent danser ensemble devant la cour avant d’être présentés l’un à l’autre31. Elle met en scène une prouesse, si « singulière », « hasardeuse » et « extraordinaire » qu’elle « épouvante » son auteur sans pourtant ébranler son « courage » ni sa « noblesse » : mais c’est en tout et pour tout d’avoir dévié vers son mari l’aveu qu’espérait son amant32.

     Bref, la cour d’Henri II n’est ni celle du grand Cyrus ni celle de Louis XIV : mais un moyen terme, un intermédiaire symbolique entre deux genres, deux esthétiques, deux ambitions littéraires. L’abstraction des portraits de Mme de Clèves et M. de Nemours ne doit pas être confondue avec l’affadissement banal propre aux fictions héroïques, aux sommes galantes et aux bergeries fades des romanciers du premier dix-septième siècle. Dans La Princesse de Clèves, l’idéalisation du portrait romanesque procède d’une ascèse esthétique et morale, de même origine et de même ambition que le raccourcissement du récit ou l’unification de l’intrigue, la discrétion des effets ou la matité du style. Cet effacement des caractères et des visages s’inscrit dans l’alliance concertée d’une esthétique économe avec une morale du renoncement. La scène où les yeux de M. de Nemours et de Mme de Clèves se rencontrent le plus intensément peut-être, c’est celle où il la voit, lui-même caché, chercher en cachette les traits singuliers de son portrait à travers un tableau d’histoire : celui « du Siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours33 ». Allégorie frustrante d’une démission volontaire des mots, ce roman où les portraits en médaillons s’échangent comme une menue monnaie de l’amour ordinaire s’interdit la description singulière des visages permise aux récits d’histoire — en l’occurrence aux tableaux d’histoire. Comme si céder à l’évocation de leurs traits identifiants eût représenté une concession trop coûteuse aux séductions diaboliques du désir charnel.

     Le dernier lien entre Mme de Clèves et M. de Nemours sera noué ou plutôt dénoué par un personnage anonyme, asexué, sans visage ni caractère, sans portrait, qu’elle chargera de délivrer son ultime message à celui qu’elle avait tant aimé : à cette « personne de mérite » anonyme, Mme de Clèves aura non seulement interdit de « lui aller redire aucune chose de la part » de M. de Nemours, « mais même de lui rendre compte de leur conversation34 ». L’œuvre de Mme de Lafayette, de même, est une parole qui ne parle que de biais, pour faire taire (des médisants) ou pour se taire (dans le silence du renoncement) : l’intrigue de son roman ne culmine-t-elle pas sur un aveu destiné à interdire toute parole charnelle, tout appel du désir ? En ce sens, l’absence du portrait physique identifiable des protagonistes fait indice et opère l’action d’édulcoration castratrice et distançante dévolue à ce récit écrit dans la haine et la terreur de la passion que proclamaient, dès le portrait initial de l’héroïne, les leçons de Mme de Chartres. La synthèse entre l’abstraction idéalisée du portrait romanesque et la réalité singulière du portrait historique sert ici à faire surgir du récit inclassable tramé par Mme de Lafayette à partir de ces deux modèles une intuition aussi générale, dans l’absolu, que singulière en son temps : que le désir est une pulsion mortifère.

     Le refus du portrait singularisé des héros, l’effacement de leurs traits, l’anonymat de leur corps, voilà qui dit et opère le refus du sexe à travers le refus de l’identification physique, dans une cérémonie de mise à distance dont le signe, ou pour mieux dire la signature, est constitué par la distance que met aussi l’auteur par rapport à ses textes : médiation ou anonymat, Mme de Lafayette se refuse à s’incarner comme auteur de ces récits voués à exclure l’incarnation du désir amoureux. Le motif anecdotique du récit d’histoire composé pour défendre l’honneur de Madame s’épanouit dans le roman (pseudo-)historique en morale de l’abstinence pour promouvoir un portrait abstrait de l’amour sans corps que symbolisent d’une part la double abstraction des portraits (les amants n’ont pas de visage parce que leurs amours n’ont pas de chair) et d’autre part le double anonymat de l’écrivain : chroniqueuse discrète et romancière secrète. L’amour n’est conté que pour mettre en lumière la splendide chorégraphie du détachement ; la hantise du commerce érotique commande l’éviction des traits physiques singuliers et identifiants ; et l’éloignement de l’auteur sous le masque de la dictée ou de l’anonymat vient parfaire cette disparition des corps (d)écrits par celle du corps écrivant : le corps diaphane des amants tourne à l’abstraction, sanctionnée par l’anonymat d’une écriture dont la plume est tenue par un fantôme. Cette épuration commande la défaite du portrait singularisé au profit de la silhouette idéalisée comme le fruit d’une profonde et austère méditation sur la vanité de tout ce qui est physique, éphémère et singulier : elle opère et exprime la dévaluation de l’image au profit de l’idée. Si le roman de Mme de Lafayette portraitiste est iconoclaste, n’est-ce pas le signe que l’amour, pour elle, a le visage de Méduse ?

Princesse de Clèves édition originaleMadame de La Fayette, La Princesse de Clèves, édition originale, Paris, Claude Barbin, 1678 (4 tomes reliés en 2 volumes).
© BnF, Gallica, Les éditions originales de la Réserve des livres rares.

Paru dans Les portraits dans les récits factuels et fictionnels de l’époque classique, édité par Marc Hersant et Catherine Ramond, Brill Rodopi, Leiden / Boston, 2019, p. 25 sq.

Notes

1. Cf. cette notation du Journal des Faux-monnayeurs de Gide : « Coxyde, 6 juillet [1924]. Profitendieu est à redessiner complètement. Je ne le connaissais pas suffisamment, quand il s’est lancé dans mon livre. Il est beaucoup plus intéressant que je ne le savais. » (André Gide, Journal des Faux-monnayeurs, Paris, Gallimard, « Nrf », 1927, p. 77).  
2. Pour une suspicion raisonnée sur ces deux attributions, voir Geneviève Mouligneau, Mme de Lafayette romancière ? Bruxelles, éd. de l’Université Libre de Bruxelles, 1980 et Mme de Lafayette historienne ? Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature française de Bruxelles, 1990.
3. La première édition en est parue en 1720 seulement à Amsterdam sous le titre : Histoire de Madame Henriette d'Angleterre: premiére femme de Philippe de France, duc d’Orléans, par dame Marie de La Vergne, comtesse de La Fayette, A Amsterdam, chez Michel Charles Le Cene, M.D.CCXX, un vol. in-8°. De ce texte incertain, on connaît diverses versions imprimées (voir Harry Ashton, Mme de Lafayette, sa vie et ses œuvres, Cambridge, U.P., 1922) et huit manuscrites (voir Marie-Thérèse Hipp, éd. crit. de : Mme de Lafayette, Vie de la Princesse d'Angleterre. Texte établi d'après un manuscrit contemporain inédit, avec une introduction et des notes, Genève, Droz, Paris, Minard, « TLF », 1967. Et Camille Esmein-Sarrazin, éd. crit de : Mme de Lafayette, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 1391-1404). M.-Th. Hipp édite un manuscrit privé (Georges Haumont, Sèvres), C. Esmein un manuscrit de la B.M. de Nîmes. Les attendus du compte rendu sévère de Geneviève Mouligneau sur l’édition Hipp (Revue belge de philologie et d'histoire, tome 47, fasc. 1, 1969, p. 118-125.) et la date de 1728 portée par le ms de Nîmes qui, de fait, offre une version de La Comtesse de Tende plus proche de sa réédition de 1724 que de son originale imprimée de 1718, nous conduisent à privilégier par sûreté la version imprimée de l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre parue en 1720, comme après bien d’autres l’avait fait sagement Roger Duchêne en 1990 pour son édition des Œuvres complètes de Mme de Lafayette chez François Bourin.
4. Elle désigne en effet la fille que Madame mit au monde en 1669 sous le titre de « la duchesse de Savoye aujourd’hui regnante » (f° 3 v°) : comme le note l’éd. Charavay (Paris, 1882, préf. Anatole France, repr. Gallic, 1962, note 1, p. 7), Anne-Marie d’Orléans n’étant devenue duchesse de Savoie qu’en 1684 par son mariage avec Victor-Amédée, « si ces mots… n’ont point été rajoutés au texte, il faut faire descendre la rédaction de cette préface jusques après 1684 ». Ces hésitations de date et de texte ne plaident guère en faveur de l’authenticité du livre. C. Esmein-Sarrazin croit pouvoir la fonder sur le fait que Mme de Lafayette « se nomme elle-même à l’intérieur de son texte » et que « contrairement aux textes de fiction, l’œuvre est véritablement revendiquée par son auteur » (éd. cit., p. 1373). Elle ajoute entre ces deux phrases, sans percevoir quelle fragilité elle donne par là à cette faible preuve : «  Ce préambule constitue un aveu étonnant de la part d’un auteur qui n’a jamais signé ni reconnu officiellement les œuvres qu’on lui attribue ». De fait, il y a là de quoi s’étonner, et même pire : de quoi soupçonner un faux tardif, trop bruyamment signé pour être vrai. Cela dit, comme nous n’avons pas de preuves à fournir au dossier d’accusation, nous en resterons à la doctrine communément reçue.
5. Op. cit. (Amsterdam, 1720), f° 3 v° de la Préface.  
6. On verra une version de ce pamphlet, intitulé Histoire galante de Madame et du comte de Guiche dans l’éd. C. Esmein-Sarrazin citée des Œuvres complètes de Mme de Lafayette (p. 814-828).
7. Histoire de Madame, op. cit., f° 3 v°-4 r°.
8.  « Elle prit tant de goût à ce que j’écrivois, que pendant un voyage de deux jours, que je fis à Paris, elle écrivit elle-même ce que j’ai marqué pour être de sa main, et que j’ai encore. » (ibid. f° 4 v°) Lesdites marques, si ce récit est vrai, ont été perdues avec le manuscrit original : les éditions non plus que les copies manuscrites n’en portent plus la trace. On analyse parfois comme trace affleurante des « mémoires » fournis par la princesse à Mme de Lafayette cette incise : « Il envoya Montalais de lui dire la vérité, vous saurez ce détail d’elle […] » (op. cit., p. 162, nous soulignons).
9. Que les deux récits procèdent l’un de l’autre, c’est tellement évident par leur structure, leurs thèmes, leurs personnages ou leurs enjeux qu’il ne vaut pas la peine de le montrer en détail. Simplement, selon que l’on considère la chronique historique comme authentique ou apocryphe, l’ordre de préséance entre les deux œuvres s’inverse : dans le premier cas, Mme de Lafayette aura procédé à une démarche par étapes vers la sublimation. Dans le second, un imitateur licencieux aura dégradé la sublimité en réalité plus prosaïque et galante, au sens moderne.
10. « Le peu de part que j’ai eu[e] dans celles [les affaires] dont il s’agit en ce lieu me pourrait peut-être donner la liberté d’ajouter ici mon portrait ; mais outre que l’on ne se connaît jamais assez bien pour se peindre raisonnablement soi-même, je vous confesse que je trouve une satisfaction si sensible à vous soumettre uniquement et absolument le jugement de tout ce qui me regarde, que je ne puis pas seulement me résoudre à m’en former, dans le plus intérieur de mon esprit, la moindre idée. » Cardinal de Retz, Mémoires, éd. crit. Simone Bertière, Paris, Classiques Garnier (1987), « La Pochothèque », 1988, p. 409. Cependant La Rochefoucauld n’éprouva pas ce scrupule.
11. Histoire de Madame, op. cit., p. 38.
12. Op. cit., p. 86.
13. Op. cit., p. 120.
14. Op. cit., p. 44.
15. « Le comte de Guiche est à la cour tout seul de son air et de sa manière, écrit Mme de Sévigné le 7 octobre 1671, un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes ». Et un marquis de théâtre aussi, car il affecte volontiers le ton de fausset. Elle ajoute dans une lettre du 16 mars 1672 que lui et Mme de Brissac, auprès de qui il jouait l’amoureux durant cet hiver-là, étaient « tellement sophistiqués qu’ils auraient besoin d’un truchement pour s’entendre eux-mêmes ». (Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 3 vol., t. I, 1972, p. 361 et 461).
16. Dès 1661, « on commença à dire qu’il aimait Madame, et peut-être même qu’on le dît avant qu’il en eût la pensée, mais ce bruit ne fut pas desagréable à sa vanité » (Mme de Lafayette, Histoire de Madame, op. cit., p. 60-61). Mme de Motteville lui fait écho : « La passion qu’il a eue pour Madame lui avoit attiré de grands malheurs ; mais la vanité dont il ne paroissoit que trop susceptible, lui en avoit sans doute ôté toute l’amertume. » (Mémoires, éd. Michaud-Poujoulat, « Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l'Histoire de France », 2e Série, Tome X, 1838, p. 546).
17. Entre l’exil de Guiche et la mort de Madame, il se passe
18. Encore qu’en surprenant l’aveu de Mme de Clèves à son mari et en s’y reconnaissant, M. de Nemours éprouvât « un plaisir sensible de l’avoir réduite à cette extrémité : il trouva de la gloire à s’être fait aimer d’une femme si différente de toutes celles de son sexe » (La Princesse de Clèves, éd. C. Esmein-Sarrazin des Œuvres complètes, p. 423). De la vanité de Guiche à la gloire de Nemours, y a-t-il tant de distance ?  
19. Op. cit., p. 333-334.
20. Ibid.
21. Op. cit., p. 337.
22. Op. cit., p. 338.
23. Op. cit., p. 337.
24. Op. cit., p. 337-338.
25. Op. cit., p. 339-340.
26. Op. cit., p.  351.
27. Déjà, par rapport à des chroniqueurs et mémorialistes contemporains comme Cosnac ou Mme de Motteville, qui savent donner de Madame une image plus précise et physiquement identifiée, les portraits historiques d’elle et de Guiche par Mme de Lafayette paraissent bien délavés et contaminés par l’idéalisation romanesque. À dire vrai, ils semblent ne constituer que le tremplin pour l’envol du roman de nouvelle fonte vers une abstraction plus rigoureuse encore.
28. Voir la note 15 ci-dessus.
29. Histoire de Madame, op. cit., p. 153.
30. Op. cit., p. 161-162.
31. Sur la distinction entre rite et jeu, voir Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 44 sq.
32. La Princesse de Clèves, op. cit., p. 352.
33. Op. cit., p. 419-423.
34. Op. cit., p. 451.
35. Op. cit., p. 477-478.

 

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