Étude du texte de Clément d'Alexandrie Le Pédagogue, livre II, chap. VIII « S’il faut user des parfums et des couronnes »

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Cécile Daude

Sylvie David

Paulette Garret

Sylvie Pédroaréna

Brigitte Planty

 

I. Présentation de l’auteur et du texte :

A. L’auteur :

Clément d’Alexandrie, l’un des premiers Pères de l’Église grecque, est né très probablement à Athènes, vers l’an 150 de notre ère, de parents païens. Il reçut une solide formation littéraire et acquit une très vaste culture hellénique. Il semble avoir été un initié, peut-être aux mystères d’Éleusis, puis il se convertit au christianisme dans des circonstances que nous ignorons. Ses œuvres, pleines de descriptions vivantes de la société grecque, prouvent qu’il était aussi familier de la vie mondaine. En tout cas, il avait si bien assimilé la Bible, qu’elle lui était devenue un langage et une mentalité.

Il voyagea en Italie méridionale, Syrie, Palestine, et arriva vers l’an 180 à Alexandrie, où se côtoyaient Égyptiens, Juifs, Grecs et Romains, et où s’affrontaient écoles religieuses et doctrines, sectes et philosophes.

Grâce à lui Alexandrie devient, au tournant du second siècle de notre ère, le berceau de l’hellénisme chrétien.

En quelle langue Clément lisait-il la Bible ? La Bibliothèque d’Alexandrie avait été le lieu privilégié où, probablement à la demande de Ptolémée II Philadelphe (309-248 av. J.-C.), la Bible hébraïque avait été traduite en grec1. Connue comme « Bible d’Alexandrie », cette traduction est couramment aussi appelée la Septante, parce que selon la tradition, 70 ou plus exactement 72 prêtres et savants hébreux (6 pour chacune des 12 tribus juives), également experts en lettres grecques, l’ont élaborée. Une légende chrétienne intervenue par la suite, et qui témoigne de la célébrité de cette traduction aux yeux des croyants, raconte que les 72 traducteurs étaient groupés deux par deux dans trente-six petites maisons sans pouvoir communiquer : et par une intervention divine, les trente-six traductions concordaient parfaitement entre elles ! Quoi qu’il en soit, Clément a la ferme conviction que ce texte, comme son original en hébreu, est d’inspiration divine, et constitue la base de sa foi. Les Évangiles, comme on sait, ont été quant à eux directement écrits en grec.

Expliquant et commentant les textes chrétiens (Bible, Évangiles), il pratique (comme on le voit dans le texte présenté ici) l’exégèse allégorique du sens, par opposition à la méthode historico-grammaticale qui est celle des docteurs d’Antioche ; il est l’un des initiateurs de l’herméneutique des textes sacrés. Par son interprétation des mots et des images, par l’utilisation des symboles, par un entrelacement perpétuel de citations chrétiennes avec des références païennes, il contribue à la transformation de la langue grecque païenne en grec chrétien, c’est-à-dire à l’avènement d’une conscience grecque chrétienne.

Il écrit et enseigne ; son auditoire se compose des notables riches et cultivés de la cité.

Dans l’ouvrage qui porte ce nom, il nous est précisé dès les premiers mots que le Pédagogue c’est le Christ, le Verbe incarné, la Parole éducatrice annoncée par l’Écriture, elle-même révélée. Le Pédagogue est avant tout un ouvrage protreptique, comme l’est toute l’œuvre de Clément, et notamment l’ouvrage de lui qui s’intitule : Protreptique (προτρεπτικὸς sous-entendu λόγος) ; ce titre signifie en effet : « discours destiné à tourner vers l’avant, à stimuler, à persuader », c’est-à-dire ici à convertir.

Mais l’emploi même de ce titre est déjà un jeu de mots polémique, un trait d’ironie par rapport à l’usage païen. Qu’était en effet le « pédagogue » (παιδαγωγός, dont l’étymologie est « celui qui conduit les enfants ») dans l’horizon d’attente des notables alexandrins auxquels s’adressait Clément ? C’était une réalité quotidienne et familière de leur vie : on appelait ainsi le serviteur ou l’esclave de confiance chargé effectivement de conduire les enfants chez le maître d’école, de les surveiller et de les accompagner dans la rue comme à la maison. Clément veut signifier par là que la culture païenne ne suffit plus à donner un but ou une direction à la vie, et il transfigure ainsi l’image de Celui qui doit conduire les hommes « à la bonne école ».

Trumeau

Trumeau de la cathédrale de Chartres : le Christ enseignant © Wikimedia commons 

 

B. Le texte et l’œuvre :

Le passage présenté ici est extrait du chapitre 8 du livre II du Pédagogue, intitulé Εἰ μύροις καὶ στεφάνοις χρηστέον, « S’il faut user des parfums et des couronnes ».

Dans ce chapitre, comme souvent, la réflexion de Clément se développe à partir d’un usage de la société hellénisée dans laquelle il vit et qu’il connaît bien. Les plantes et fleurs aromatiques ou décoratives sont en effet couramment utilisées, soit pour fabriquer des parfums, soit pour tresser des couronnes dont on se pare lors des festins ou des fêtes.

Comme dans les Entretiens du philosophe stoïcien Épictète, Clément part ainsi d’un exemple concret, familier à ses interlocuteurs, pour les amener à une réflexion morale et religieuse qui doit faire éclater la spiritualité supérieure de la pensée et de la pratique chrétiennes.
Le début même de ce chapitre résume la démarche de l’auteur : « Nous ne sommes pas obligés d’utiliser parfums et couronnes. Leur usage fait dévier vers le plaisir et le laisser-aller, surtout à l’approche de la nuit. Je sais (toutefois) que c’est un “flacon de parfum” que la femme apporta au repas sacré, et qu’elle oignit les pieds du Seigneur et qu’il en fut heureux »2.

 

vitrail

 

Vitrail anonyme : Marie Madeleine myrrhophore, église Notre-Dame-des-Marais, La Ferté-Bernard, Sarthe. L’onction du Christ. Représentation de banquet.

Il est à noter que pour mieux étayer son entreprise de conversion, Clément s’appuie très souvent sur ce qu’il trouve de bon sens, du moins apparent, dans la position des païens, afin de la dépasser3. La forme même de son texte répond parfaitement à cette fin : elle se présente souvent du point de vue stylistique comme une sorte de centon4.

C’est ce qu’indique également de façon suggestive le titre d’une autre de ses œuvres majeures : les Stromates ou «Tapisseries» ; Clément tisse, retisse, et rebrode en d’innombrables motifs un texte fait de citations, explicites ou déguisées, des grands auteurs païens, auxquelles il juxtapose des citations de l’Écriture ; en faisant appel aux souvenirs littéraires et philosophiques de ses auditeurs ou lecteurs, il introduit dans leur esprit une continuité morale rassurante, tout en montrant la supériorité de la sagesse chrétienne par rapport à celle des Anciens : la langue grecque païenne devient ainsi du grec chrétien5.

Voici comment Claude Mondésert évoque la « curieuse et insaisissable personnalité » de l’auteur du Pédagogue, il dit que « Clément est un auteur difficile : le texte de son œuvre est incertain ; sa langue extrêmement riche et variée ; son style encombré de citations et surchargé d’idées souvent jetées là sans ordre et sans développement, ou accumulées sans souci de construction. Mais ce qui surtout rend son étude malaisée, c’est la forme même de son esprit : un esprit curieux et ouvert, intuitif et analytique, vif et brillant, mais incapable d’exposé méthodique et ordonné. [...] Là même où il est le plus intéressant, le plus brillant, il échappe brusquement, pirouette quelquefois avec élégance, et se dérobe prestement dans un fouillis parfois inextricable d’idées, d’images et de citations »6.

Notre texte n’est-il pas une vivante illustration de ce jugement ? À plus forte raison si on lit le chapitre dans son ensemble...

 

II. Pistes d’étude grammaticale :

A. Relever et analyser tous les participes du texte, en indiquant leur valeur.

- participe employé dans un génitif absolu (fin 61. 1 : μάλιστα γειτνιώσης τῆς νυκτός : aoriste actif, valeur temporelle et causale) ;

- participe employé comme épithète (65. 1 : τοῖς μύροις […] τὴν ἀνδρωνῖτιν ἐκθηλύνουσιν : présent actif, valeur causale du participe et valeur de vérité générale donnée par le présent ; fin 64. 4 : ὑποθυμιώμενα μύρα : présent passif, valeur expressive du participe qui traduit l’opération que subit le parfum pour se répandre sous forme de vapeur) ;

- participe apposé (65. 1 : σχετλιάσαντες : aoriste actif ; fin 65. 2 : ἁγίῳ τερπομένη μύρῳ τῷ πνεύματι : présent moyen, valeur subjective indiquant la disposition d’esprit ; début 65. 3 : συντιθείς : présent actif, valeur durative ; 70. 1 : χλοάζουσιν : présent actif ; fin 70. 1 : τρεφομένους : présent passif qui a pour sujet indéfini « on », « nous » ; 70. 2 : κοσμήσαντας : aoriste actif exprimant l’antériorité, qui a aussi un sujet indéfini ; 70. 2 : διανθιζομένους : présent moyen, « déflorant pour eux » ; fin 70. 2 : περικείμενος : présent moyen, valeur causale ; 70. 3 : φυσιολογοῦντες : présent actif ; 70. 3 : διοδεύουσαν : présent actif).

 

B. Étude de l’adjectif verbal à partir de la forme ὑποληπτέον (71. 1).

Le mot Χριστός lui-même est un adjectif verbal formé à partir de χρίω, « oindre ».

C. Relever les exemples des verbes qui signifient « exhaler une odeur » : comment se construisent-ils ? Expliquez pourquoi. Donnez des exemples d’autres catégories de verbes se construisant en grec de la même façon.

64. 5 : ἀποπνέουσιν (πολλῆς τινος ἀπειροκαλίας ἀποπνέουσιν) : « ils respirent un total manque de goût ».

65. 2 : γυνὴ δὲ ἀποπνείτω (Χριστοῦ) : « que la femme respire le Christ ».

« Respirer » est à prendre ici au sens de « exhaler, répandre une odeur » (cf. les expressions figurées comme « respirer la joie », « respirer la santé »).

64. 5 : ὄζειν ( τοῦ μύρου) : « exhaler le parfum ».

65. 2 : ὄζειν (μὴ μύρων, ἀλλὰ καλοκαγαθίας) : « exhaler l’odeur non de parfums, mais de bonté ».

En grec, les verbes de sensation se construisent avec le génitif, en particulier ceux qui se rapportent à l’odorat.

Pour le toucher, on peut citer ἅπτομαι ; pour le goût, γεύεσθαι.

Ἀκούω se construit avec le génitif quand il se rapporte au sens de l’audition (ἀκούω τινὸς λέγοντος : j’entends quelqu’un dire que) mais il se construit avec l’accusatif dans le sens « d’entendre dire » (ἀκούω τινὰ λέγοντα : j’apprends par ouï-dire que quelqu’un déclare), ce sens étant plus intellectuel (cf. en français sens intellectuel d’« entendre » au sens de « comprendre » et terme même d’« entendement », différent d’« audition »).

Quant au verbe ὁράω, il se construit avec l’accusatif parce que l’action de voir est perçue en grec comme une activité intellectuelle (cf. εἶδον - ἰδεῖν - οἶδα - video : la racine de la connaissance).

 

III. Pistes d’étude lexicale :

A. Relevé du vocabulaire des plantes, des parfums et des couronnes (dans l’ordre du texte) :

ὁ στέφανος, ου  : couronne
τὸ μύρον, ου : parfum liquide, essence parfumée en général
τὸ κρίνον, ου : lis
ἡ κύπρος, ου : cyprus ou henné
ἡ νάρδος, ου : nard, sorte de valériane
τὸ ῥόδον, ου : rose
τὸ ἄλειμμα, ατος : baume, pommade, onguent
ἡ εὐωδία, ας : bonne odeur, fragrance
ἀποπνέω : exhaler une odeur, « respirer »
ὑποθυμιάω-ῶ : remplir de fumée (de plantes aromatiques)
καταρραίνω : inonder
ὄζω : exhaler une odeur
ὁ μυρεψός, οῦ : parfumeur
τὸ χρῖσμα, ατος : onguent
τὸ διάσπασμα, ατος : poudre
τὸ ἄρωμα, ατος : arôme
συναλείφω : enduire
ὁ Χριστός, οῦ : l’Oint (du Seigneur), le Christ
χρίω : oindre
τὸ ἔλαιον, ου : huile (parfumée)
ἡ σμύρνα, ης : myrrhe
ἡ στακτή, ῆς : aloès
ἡ κασία, ας : casse (sorte de cannelle)
ἡ λειμών, ῶνος : prairie
τὸ ἄνθος, ους : fleur
ἡ, ὁ καλύξ, υκος : bouton (de rose), calice
τὸ ἴον, ου : violette
ἡ χλόη, ης : verdure nouvelle, tendre pousse
δρέπω : cueillir, récolter
ὁ γεωργός,  οῦ : cultivateur

 

redouté

 

B. La question du « genre » des mots désignant les plantes :

En grec comme en latin, les noms d’arbres sont généralement féminins. On explique cette particularité par le fait que l’arbre, en tant que porteur de vie, était assimilé à une femelle ; le fruit de l’arbre était, pour sa part, considéré comme indéterminé, d’où sa désignation généralement au neutre. Ex. : ἡ συκέα, ας, « le figuier », τὸ σῦκον, ου, « la figue ».

En indo-européen, la classification des mots par genres repose tout d’abord sur une distinction entre ce qui est animé et ce qui est inanimé ; puis, dans la catégorie des êtres animés, vient une seconde distinction entre ce qui est masculin et ce qui est féminin.

Le neutre, qui désigne à l’origine ce qui est inanimé, c’est donc ce qui n’est ni masculin ni féminin : οὐδέτερον, « ni l’un, ni l’autre » = neuter (ne uter). Le mot « genre » lui-même est neutre en grec comme en latin : τὸ γένος, ους = genus, -eris, n.

Sur la « sexualisation » des plantes, on pourra se reporter au texte de Françoise Frontisi-Ducroux « Mythes de métamorphoses végétales » correspondant à la communication prononcée lors des Journées d’Octobre de Poitiers en 2017 et disponible sur le site de la CNARELA :

http://www.cnarela.fr/LinkClick.aspx?fileticket=3k4K1F9s9i0%3d&tabid=36&language=fr-FR

ainsi qu’à son ouvrage Arbres filles et garçons fleurs. Métamorphoses érotiques dans les mythes grecs, Seuil, Paris, 2017.

C. Quelles sont les différentes sortes de parfums en usage chez les Anciens et distinguées ici par Clément ? (64, 4 : ὑγρά τε καὶ ξηρὰ καὶ τὰ ἐπίπαστα καὶ ὑποθυμιώμενα μύρα)

vase

 

Pour les types de vases, on peut par exemple utiliser le document pédagogique suivant :

http://classes.bnf.fr/rendezvous/pdf/chrono_grecs.pdf

Jean-Pierre Brun, Xavier Fernandez, Parfums antiques : de l'archéologue au chimiste [exposition, Grasse, Musée international de la parfumerie, 11 décembre 2015 - 30 mars 2016], Silvania Editoriale, Milan 2015.

On peut également consulter le site du Collège de France qui a mis en ligne un cycle de conférences sur les parfums dans l’Antiquité proposé par Jean-Pierre Brun :

https://www.college-de-france.fr/site/jean-pierre-brun/course-2012-12-12-10h00.htm

 

IV. Pistes d’histoire et d’étude littéraire :

A. Paganisme et christianisme : Quels cultes étaient célébrés à Éleusis, et qu’est-ce qu’une religion à mystères (initiés) ? 

Ce trait vous paraît-il devoir être mis en rapport avec la conversion de Clément ?

Qui sont les Pères de l’Église ? 

 

Pères

Les Pères de l'Église, miniature du XIe siècle © Wikimedia commons

Quel rôle ont-ils joué dans l’expansion et la stabilisation du christianisme, depuis les débuts de notre ère jusqu’à l’empereur Constantin ? En quoi consistent l’exégèse, l’herméneutique ?

Qui est (plus tard) Saint Augustin ?

Connaissez-vous d’autres périodes de l’histoire où l’exégèse biblique remise en question a joué un rôle littéraire, social et politique important ? (la Réforme, la querelle entre jansénistes et jésuites, l’esprit de libre examen, les Encyclopédistes...)

B. Comparer avec d’autres (parmi ceux que nous étudions dans notre ouvrage) le texte de Clément concernant les plantes ; préciser l’utilité sociale que Clément attribue à différentes pratiques concernant leur usage : esthétiques, cosmétiques, médicales, religieuses...

La pensée de Clément s’oriente ici, non vers la botanique ou vers une connaissance scientifique des plantes, mais vers un questionnement sur la spiritualité : relever les termes de vocabulaire impliquant un jugement moral sur l’usage païen des parfums.

C. L’argumentation : relever les principaux arguments employés par l’auteur (empruntés à la morale, à la médecine, à la religion...) contre l’usage païen des parfums et des couronnes.

Le passage important sur l’avis des médecins (70, 3-4) s’inspire d’Hippocrate, d’Aristote et de Pline l’Ancien : quel usage Clément fait-il de sa vaste culture hellénique ?

Identifier les procédés de persuasion (mélange de satire et de sérieux...) pour détourner ses lecteurs de l’usage voluptueux des parfums, et préciser comment ceux-ci sont opposés, en tant qu’artifices, à : αὐτοφυεῖ καὶ εἰλικρινεῖ τινι εὐωδίᾳ (70, 1).

Montrer comment est observée et critiquée la façon de vivre des païens, afin de leur opposer une façon de vivre chrétienne, guidée par le Pédagogue par excellence : le Christ, et son enseignement, incarné par l’Église.

Étude de quelques figures de rhétorique (assonances, répétitions, antithèses...) :

ex. : τὸ ἄπληστον τῆς ἐπιθυμίας / τὸ ἀκόρεστον τῆς εὐωδίας (64, 5).

Donner des exemples de la façon dont Clément fait appel aux sensations, aux émotions.

D. Étudier les citations qui servent aussi d’arguments :

- Psaume 44, 8-9 : Διὰ τοῦτο ἔχρισέν σε ὁ θεός… (65, 3).

Qu’est-ce que les Psaumes ?

- Vers d’un auteur tragique (ou comique) non identifié : ἄπερρε· μή μοι... (70, 1).

Difficulté d’interprétation de textes fragmentaires : imaginer les contextes respectifs dans lesquels cette citation peut avoir un sens comique ou au contraire tragique.

- Euripide, Hippolyte, v. 73-74 : πλεκτὸν στέφανον... (70, 2) ; dans la pièce d’Euripide, il s’agit d’une offrande à Artémis : Clément critique donc ici le fait que les hommes puissent se parer d’une parure réservée aux dieux.

- Écho du poète comique Cratinos : χαίτην πυκάζεσθαι κωμαστικήν... (70, 2). Cratinos, fragment 105 Kassel-Austin (= 98, 7 Kock) : τῷ τ' ἀειφρούρῳ μελιλώτῳ κάρα πυκάζομαι, « je couvre ma chevelure de mélilot persistant » ; l’intérêt du rapprochement est dans l’emploi du verbe πυκάζεσθαι, qui implique un excès : cf. πύκα, « en masse compacte », et πυκνός, « dru, dense, épais ». Le thème de « l’excès » blâmable est tout naturellement passé des moralistes païens aux apologistes chrétiens.

Ε. Relever dans les derniers paragraphes (65 à 71) les nombreuses expressions symboliques ou allégoriques dont se sert l’auteur pour transfigurer son sujet.

Ex. : Στέφανον μὲν γυναικὸς τὸν ἄνδρα ὑποληπτέον ...

Remarquer l’emploi de l’adjectif verbal d’obligation, ὑποληπτέον (de ὑπολαμβάνειν, « considérer, concevoir, comprendre »), qui invite à privilégier le sens symbolique au lieu du sens courant, en sous-entendant dans des mots anciens des contenus nouveaux. Des expressions comme la « couronne nuptiale » ont été longtemps en usage.

À noter qu’on trouve déjà στέφανος au sens figuré chez les Tragiques : στέφανος εὐκλείας μέγας, « noble couronne de gloire » (Sophocle, Ajax, v. 4657), ou encore dans les inscriptions honorifiques grecques : στέφανος ἀρετῆς, « couronne de vertu »8.

Le parfum ainsi que la couronne ont été transfigurés par le christianisme :

  • couronne = royauté ; couronne d’épines de la Passion = souffrances qui sanctifient le Christ ;
  • parfum = odeur de sainteté.

L’expression « odeur de sainteté » est apparue vers 1650, désignant au sens concret l’odeur suave que serait censé exhaler le corps de certains saints après leur mort, puis au sens figuré l’état de perfection spirituelle qui hisse une personne au rang de saint. Plus couramment, la locution signifie « être dans les bonnes grâces » de quelqu’un ou d’une institution, y compris profane.

L’expression est souvent utilisée à la forme négative : « ne pas être en odeur de sainteté » ; on peut aussi citer l’emploi familier du verbe « sentir » : « je ne peux pas le sentir », pour exprimer son aversion pour quelqu’un.

L’histoire de cette expression olfactive témoigne du passage du paganisme au christianisme.

Dans la Bible, l’Évangile selon Jean (19, 39) relate le rituel d’embaumement du corps auquel procèdent Joseph d’Arimathie et Nicodème après la mort du Christ.

Le saint dont le corps exhale une odeur suave est dit myroblite : cf. Démétrios le Myroblite, saint de Thessalonique. Le mot grec est μυροβλύτης (cf. occurrences dans le TLG), de τὸ μύρον, « le parfum » et βλύζω, « jaillir ».

ecclesia

 

Ecclesia personnifiée, Notre Dame de Paris © Wikimedia commons

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Cécile Daude

Sylvie David

Paulette Garret

Sylvie Pédroaréna

Brigitte Planty

 

Notes 

  1. Une autre tradition recherche l’origine de cette traduction dans les milieux juifs eux-mêmes résidant à Alexandrie, mais il semble que ces divers essais aient été regroupés et officiellement retraduits à la demande de Ptolémée II, dont on a pu dire : « sa curiosité pour la littérature des peuples étrangers convient bien au projet qui visait à réunir dans la Bibliothèque d’Alexandrie tous les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale » (J. Mélèze Modrzejewski, Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien, 2e éd., revue et complétée, Paris, PUF, 1997, p. 84).
  2. Le Pédagogue, II, 8, 61, 1, traduction de Cl. Mondésert, éditions du Cerf, Paris, 1965. Il s’agit de l’épisode de Marie-Madeleine.
  3. Par exemple, il cite l’opinion d’Aristippe de Cyrène, le philosophe hédoniste, pour mieux la corriger (II, 8, 64, 1) : « Aristippe menait une vie de mollesse. Il interrogea une fois quelqu’un de cette manière fallacieuse : un cheval oint de parfum ne perd rien quant à ses qualités de cheval, et un chien non plus, s’il est oint, quant à ses qualités de chien ; par conséquent l’homme non plus, ajoutait-il en conclusion. Mais un cheval et un chien n’ont pas la moindre notion de ce qu’est le parfum, tandis que ceux qui ont une perception sensible pénétrée d’intelligence (αἴσθησις λογικωτέρα), on peut les blâmer de leur sensualité, s’ils sont enveloppés de parfums de petite fille » (traduction de Cl. Mondésert). On voit que la critique porte d’abord sur la conception qu’on peut se faire de la nature humaine : elle n’est pas réductible à l’animalité ; en outre, puisqu’un homme peut maîtriser ses sensations au moyen du logos, son sens moral devrait lui interdire de céder à l’attrait de plaisirs jugés infantiles et efféminés. Il déplore aussi que le poète Sémonide d’Amorgos rapporte dans un de ses poèmes comment il aimait à se parfumer (II, 8, 64, 3).
  4. Par son étymologie, le terme centon désigne une étoffe ou un vêtement fait de plusieurs morceaux de couleurs différentes : le latin classique appelait cento, -onis, un « morceau d'étoffe ou vêtement rapiécé ». Par analogie, le terme désigne une pièce de vers ou de prose composée de passages empruntés à un ou à plusieurs auteurs. Un rapprochement particulièrement intéressant est à effectuer entre Clément d’Alexandrie et le style de Charles Péguy dans ses Tapisseries.
  5. Voir sur ce sujet l’article de A. Le Boulluec, Clément d’Alexandrie et la conversion du parler grec, dans Hellenismos, Actes du Colloque de Strasbourg, 1989, p. 233-250 : « Peu de théologiens ont contribué autant que lui à l’hellénisation du christianisme » (p. 233-234).
  6. Cl. Mondésert, Essai sur Clément d’Alexandrie, Paris, Aubier, 1944, Introduction, p. 4.
  7. Ajax s’est vu refuser les armes d’Achille, qui devaient être le prix de son courage dans la bataille. Il est rempli de honte à l’idée de se présenter devant son père Télamon : Καὶ ποῖον ὄμμα πατρὶ δηλώσω φανεὶς / Τελαμῶνι; πῶς με τλήσεταί ποτ' εἰσιδεῖν / γυμνὸν φανέντα τῶν ἀριστείων ἄτερ, / ὧν αὐτὸς ἔσχε στέφανον εὐκλείας μέγαν; « Et de quel regard aborderai-je, paraissant devant lui, mon père Télamon ? Comment supportera-t-il de me voir frustré du prix de vaillance, dont il portait lui-même la noble couronne de gloire ? ».
  8. Sur le sens figuré de στέφανος dans les inscriptions honorifiques, voir les précisions apportées par Louis Robert dans le recueil Hellenica XIII, d'Aphrodisias à la Lycaonie, Adrien-Maisonneuve, Paris, 1965, p. 42, à propos d’un monument privé aux environs d'Iconion (n°313) dédié à un personnage qualifié de πολείτῃ πίστεως καὶ ἁγνείας στεφανηφόρῳ : « comme citoyen, il a remporté la couronne de l'intégrité (ἁγνεία) et de la confiance méritée (πίστις) ; les deux termes s'appliquent couramment aux magistrats, et c'est une expression de la phraséologie de l'époque impériale que στέφανος ἀρετῆς ».

 

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