Esther, Jean Racine (1689). Le Prologue (1-49)

Origine : cf. la tragédie antique (mais pas de lien avec l’action, à l’inverse des tragédies d’Euripide). C’est un éloge du Roi (parallèle à la louange de Dieu faite par le chœur ) ajouté par Racine ; cf. Louis Racine « tous les rôles étaient distribuées aux jeunes-filles de saint-Cyr lorsque la jeune Mme de Caylus, qui avait été élevée dans cette maison et n’en était sortie que depuis peu, témoigna une grande envie de faire quelque personnage, ce qui engagea l’auteur à faire pour elle ce prologue très heureusement imaginé. Il ne ressemble point à ces prologues d’Euripide où tout ce qui doit arriver est froidement annoncé. C’est un cadre où Racine a su enfermer délicatement les plus magnifiques éloges du roi, de Mme de Maintenon, et de la communauté de Saint-Cyr. »

La Piété : ce personnage allégorique a été choisi d’une part parce qu’une médaille commémorative de la fondation de Saint-Cyr ( 1687) portait au revers de l’effigie de Louis XJV la Piété, et d’autre part parce que c’était une pièce religieuse, et donc le choix de ce sentiment est particulièrement bienvenu : sentiment vif et sincère fait de respect et d’ amour de Dieu.

Problématique : un éloge conventionnel ou un lien plus étroit avec la pièce ?

Plan :

  • Première partie (1-14) Le Roi/ Saint-Cyr
  • Deuxième partie (15-49) Le Roi/ Dieu

Première partie

- La présentation du lieu

« Du séjour bienheureux de la Divinité
Je descends dans ce lieu par la Grâce habité »

D’emblée se manifeste la communication des deux mondes : le Ciel et « ce lieu » qui est à prendre comme le lieu scénique, à la fois Saint-Cyr, et la ville de Suse où se passe la pièce / Dieu est dans le monde, et toute la pièce baignera dans sa lumière. C’est dire qu’Esther n’est pas une tragédie.

Toute la pièce est commandée par ce verbe « descendre », car elle est la manifestation du retour de Dieu chez les hommes (comme Elise « descend » de Benjamin et arrive jusqu’à Suse , ce lieu »par la Grâce habité »).

« Ici loin du tumulte aux devoirs les plus saints
Tout un peuple naissant est formé par mes mains
Je nourris dans son cœur la semence féconde
Des vertus dont il doit sanctifier le monde ; »

(cf. Esther qui fait la même chose cf. vers 105) Saint-Cyr est un lieu « séparé » donc « loin du tumulte » (cf. la préface « détachement du monde dans le monde »), qui éduque des enfants //« tout un peuple naissant ») en leur donnant une instruction religieuse et pieuse : une « semence féconde » une noblesse qui régénèrerait le royaume.

- Eloge du Roi, fondateur du lieu
Remerciement au Roi qui a fondé cette institution, un Roi victorieux (cf. la graphie) et victorieux parce que la victoire est le signe de l’élection du Ciel.

« C’est lui qui rassembla ces colombes timides
Eparses en cent lieux, sans secours et sans guides »

Mme de Maintenon, bien qu’elle en fût la fondatrice, se plaisait à en reporter l’origine au Roi « Dieu a conduit le Roi à cette fondation, lui qui ne veut plus souffrir de nouveaux établissements »

L’image des colombes est traditionnelle mais elle installe l’atmosphère toute biblique de la pièce, et « timides » a un sens moral (une révérence ») qui définit déjà le chœur ; enfin ce sont des orphelines qui viennent de toute la France (éparses...sans guides) mais le thème de la dispersion rejoint aussi le thème de l’exil et caractérise aussi la situation des jeunes-filles en exil qu’Esther rassemble autour d’elle.

« Pour elles à sa porte élevant ce palais
Il leur y fit trouver l’abondance et la paix »

Saint-Cyr est à 4 km de Versailles, et la place en tête de « Pour elles » comme l’antithèse « sans secours et sans guide/Abondance et paix » montrent l’action du Roi qui procure un confort matériel et moral indispensable à l’exercice de la vertu.

Deuxième partie

La prière : le monologue devient dialogue pour se transformer en prière adressée à Dieu, prière pour protéger un Roi si pieux « Que cet ouvrage ait place en ta mémoire ...

Que tous les soins qu’il prend pour soutenir ta gloire
Soient gravés de ta main au livre où sont écrits
Les noms prédestinés des rois que tu chéris... »

Ces quelques vers sont un clin d’œil de Racine qui peut-être ici se dédouble dans ces deux instances supérieures, Dieu et le Roi: comme Dieu, c’est lui qui écrit, en tant qu’historiographe, les hauts faits du Roi, et comme le Roi par rapport à Dieu il écrit pour soutenir la gloire de son Roi ; ce qui explique les nombreux sens de « cet ouvrage » : au premier sens, ce sont les bonnes actions du Roi (la fondation de Saint-Cyr), au second sens, si le roi prend la place de Dieu (assimilation constante dans la pièce), c’est Racine qui demande à son Roi d’être reconnaissant de ce qu’il fait (cet ouvrage, la pièce d’Esther, pour soutenir sa gloire, au troisième sens, c’est Racine qui demande à Dieu d’être reconnaissant pour lui, Racine qui écrit une œuvre pieuse, enfin au dernier sens, Dieu, c’est Racine lui-même qui écrit dans son historiographie l’histoire du roi qu’il chérit.

La présentation de la Piété : « Tu m’écoutes... » dans une manière assez embarrassée de se présenter (ma voix ne t’est point étrangère...) la Piété utilise le langage de la dévotion qui emprunte toutefois (comme c’était le cas à l’époque) à la galanterie (« tendres soupirs ») cf. aussi la couleur élégiaque de la pièce), un amour tout féminin dont les soupirs s’amour s’adressent donc à Dieu.

« Du feu de ton amour j’allume ses désirs,
Du zèle qui pour toi l’enflamme et le dévore
La chaleur se répand du couchant à l’aurore. »

Les trois vers célèbrent la piété de Louis XIV, (avec même langage profane de l’amour) et l’image de cette chaleur qui dévore au point de se répandre partout est justifiée par l’action du Roi dans le monde : il envoie partout des missions religieuses (Orient comme Amériques), et en même temps c’est le Roi-Soleil , c’est lui qui diffuse la chaleur, et même pendant la nuit : « du couchant à l’aurore » n’est pas le synonyme de l’est et l’ouest : l’expression implique que le Roi dissipe les ténèbres.
Les vers suivants décrivent l’humilité du Roi devant Dieu : après cet orgueil légitime de celui qui apporte partout sa lumière, il fallait montrer la conscience de son humilité, Racine ne voulant pas courir le risque de faire un éloge laïque du Roi, contraire à l’humilité chrétienne. (étudier le vers « Tu le vois tous les jours devant toi prosterné : des répétitions qui soulignent le caractère répétitif de la prière). Cette humiliation consiste, au sens propre, à descendre jusqu’à la terre et Racine dit « Baiser le pavé de tes temples » dans cette image concrète de l’humilité, qui propose ainsi le roi en exemple.
Après cet éloge général (il répand la lumière et reste humble) Racine passe à celui de son action concrète dans le monde pour défendre la cause de Dieu (29 – 49)

« De ta gloire animé, lui seul de tant de rois
S’arme pour ta querelle et combat pour tes droits »

(« s’arme pour » = s’arme à cause) Allusion à la guerre de la ligue d’Augsbourg : tous les princes d’Europe se coalisèrent contre Louis XIV, aussi bien Guillaume d’Orange qui voulait occuper Louis XIV sur le continent pour qu’il ne contrarie pas ses projets en Angleterre, que les princes protestants d’Allemagne (révocation de l’édit de Nantes) que l’Autriche et l’Espagne, par animosité politique, ou que le pape (supportant mal le gallicanisme du Roi). Cette guerre éclate en 1688. Et cette union contre lui explique le « lui seul, de tant de Rois...».
Mais pourquoi Racine considère-t-il que cette guerre est faite au nom de Dieu ?
Il le dit dans les vers qui suivent : « le perfide intérêt...etc » : tableau d’un monde qui a oublié Dieu ; les expressions utilisées (perfide intérêt, aveugle jalousie, discorde en fureur.. ; ) montrent une union de tous les méchants (« l’affreuse hérésie » = laide et qui épouvante) (cf. tous les sons identiques en « i ») contre le Roi, union féroce (cf. Fureur qui frémit) qui livre le monde à la Nuit (« « et l’enfer couvrant tout de ses vapeurs funestes/ Sur les yeux les plus saints a jeté les ténèbres ») : Tableau d’un monde qui a oublié Dieu, mais dont la lumière reviendra grâce à Louis XIV. Or c’est le sujet même d’Esther : les Juifs dispersés errent sans lumière, mais un Roi, par l’intermédiaire d’Esther, va être éclairé par la Grâce et rétablir le peuple élu (cf. « sur les yeux les plus saints ») dans sa gloire.

A ces ténèbres et à cet abandon collectif s’oppose la constance d’un homme seul, (cf. Mardochée aussi) le Roi « lui seul, invariable ....etc » Les verbes qui décrivent l’action du roi montrent qu’il n’agit que dans l’intérêt de Dieu. (le mot Dieu est le seul objet de l’action des trois verbes « cherche, regarde et écoute). C’est le Roi qui soutient « à lui seul » « tout son édifice ». Dans cette guerre le mal s’oppose au Bien que défend seul le Roi.

Enfin la dernière partie est un retour à la prière cf. première partie (même ouverture : « grand Dieu.. ; ») pour bénir Saint-Cyr et son fondateur, et pour bénir les combats de son fondateur. Une prière de résonance biblique (« déployer le bras... ») et il y a une juxtaposition dans cette prière des deux situations dangereuses (quand Dieu cesse de déployer son bras puissant) celle des Juifs dans Esther, comme celle du Roi dans cette guerre. Aussi Racine rappelle-t-il

les succès de la guerre de Hollande où précisément ce « bras puissant » combattait pour le Roi. Et du reste ce sont « les mêmes ennemis » que dans la guerre du Rhin (toujours les Allemands) et « l’orgueil » de ces ennemis s’oppose à l’humilité du Roi. Les derniers vers développant d’abord une métaphore maritime « se brise contre le même écueil.. (les ennemis se brisent d’eux-mêmes pour ainsi dire) finissent par glorifier l’action du Roi qui au contraire « rompt leurs barrières » et consolide ses frontières par ses victoires et l’adverbe « déjà » (rompant etc...) est le signe de sa victoire définitive future et de la grâce de Dieu. Ainsi l’éloge du roi se finit sur celui de sa force guerrière après avoir été celui de sa piété.

Conclusion

Un prologue obligé mais où toute une série d’allusions préparent à Esther malgré le caractère conventionnel de l’éloge du Roi très chrétien : la grâce, les jeunes-filles, le roi éclairé, le défenseur solitaire d’une religion attaquée, les ténèbres où le monde est plongé, tout cela constitue autant d’allusions au sujet de la pièce, et la nature même du personnage (la Piété) lui permet d’entrer dans cette pièce où elle est la vertu propre d’Esther.

« Retracez-lui d’Esther l’histoire glorieuse
Et sur l’impiété la foi victorieuse »

La victoire de la Foi sur l’impiété est ainsi dans le prologue d’abord celle du roi Louis XIV et la pièce lui mettra sous les yeux cette même victoire en lui retraçant l’histoire « glorieuse » d’Esther, la célébration de l’un renvoyant à la célébration de l’autre.

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