Esther, Jean Racine (1689). La prière d'Esther (I, 4)

Le texte de la bible est une addition dans la bible des Septante.
Racine suit ici d’assez près cette addition tardive, le but étant le même : demander à Dieu qu’il intervienne pour changer les sentiments du Roi envers Aman. Le dernier vers « Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis » reprenant le verset 13 du texte biblique.


Enjeux

Cette prière permet sur le plan dramatique

  • de donner de la consistance à la résolution d’Esther — « Demain j’irai pour mon pays m’offrir en sacrifice »,
  • de montrer un ensemble de traits psychologiques caractéristiques de sa piété et de sa ferveur religieuse,
  • enfin de définir la conception de la Providence dans un rapport avec un Dieu personnel et proche (qui n’a aucun rapport avec le dieu janséniste).

Plan

Deux parties marquées par l’alinéa :

  • une prière générale pour que Dieu intervienne,
  • et une prière particulière où Esther montre sa piété et son dévouement et où elle demande que Dieu l’inspire pour qu’Assuérus change d’avis.

Première partie

Ô mon souverain Roi
Me voici donc tremblante et seule devant toi...

Se rappeler toujours le rapport entre Assuérus et Dieu : c’est souvent une reproduction des mêmes sentiments envers l’un et l’autre : Dieu comme le roi inspirent la terreur. Le vers 2 met face à face Esther et son Dieu (« me/toi ») avec les deux adjectifs de chaque côté de l’hémistiche et les coupes symétriques : 4+2 //2+4

Mon père mille fois m’a dit dans mon enfance
Qu’avec nous tu juras une sainte alliance
Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux
Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.
Même tu leur promis de ta bouche sacrée
Une postérité d’éternelle durée.

Esther commence par rappeler la promesse d’alliance, et la certitude de cette alliance passe par le discours répétitif de l’éducation (« Mon père Mille fois M’a dit dans Mon enfance » répétition des sonorités aussi : M ef F) : c’est un premier argument : comment Dieu peut-il se parjurer et abandonner son peuple ? (cf. « juras, promis, bouche sacrée, et éternelle durée »). Ce rappel du passé se divise en deux parties : un rappel du choix divin (avec la métaphore du peuple-épouse : alliance, amour, choisir) et un rappel qui va suivre de la conduite d’Israël qui a trahi cette alliance, comme si c’était après l’argument une concession :

Hélas ce peuple ingrat a méprisé ta loi
La nation chérie a violé sa foi
Elle a répudié son époux et son père
Pour rendre à d’autres dieux un honneur adultère...

Ici Racine développe le thème de l’inconduite d’Israël et on remarque qu’au lieu de dire « nous » (texte des Septante) Esther parle du peuple à la troisième personne, ce qui est habile : s’adressant à Dieu, elle veut montrer que cette attitude de ses aïeux n’implique pas qu’elle en soit responsable. A l’amour de Dieu pour son peuple s’opposent donc l’ingratitude, le parjure (répudié, violé) et la métaphore de l’épouse se poursuit : l’alliance n’est pas respectée, l’époux et le père sont répudiés, et l’honneur rendu aux autres dieux est « adultère ». Explication donnée traditionnellement dans l’ancien Testament des malheurs d’Israël : un châtiment pour sa mauvaise conduite, et des malheurs mérités pour ceux qui ont préféré le paganisme au monothéisme.

Donc ce passage est une concession « bien-sûr, nous avons péché.... » Mais

Maintenant elle sert sous un maître étranger
Mais c’est peu d’être esclave, on la veut égorger
Nos superbes vainqueurs insultant à nos larmes
Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes,
Et veulent aujourd’hui qu’un même coup mortel
Abolisse ton nom, ton peuple et ton autel.


L’argumentation est la même dans l’ancien Testament : au passé s’oppose le présent (maintenant) et au châtiment mérité l’extermination qui va mettre en péril la parole divine ; rappel de l’histoire : après la destruction du Temple, les juifs déportés en esclavage et l’argument se dédouble en deux autres : ce triomphe de l’ennemi serait la preuve qu’il y aurait d’autres dieux plus puissant que lui, et la disparition de son peuple serait une disparition de son culte et de son Nom, cf. la rime « coup mortel/autel » : c’est ton nom qui disparaîtra si nous disparaissons ; le rapport Dieu/créature est inversé et cf. la théologie juive ou les psaumes : c’est le peuple élu qui est utile à Dieu pour le faire exister.

Cette prière, loin de manifester une soumission aveugle à un dieu tout-puissant montre que Dieu dépend en réalité de son peuple. S’ajoute un reproche implicite : pourquoi n’apparais-tu pas alors que tu as déjà obtenu vengeance ?

Ainsi donc un perfide après tant de miracles
Pourrait anéantir la foi de tes oracles,
Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons,
Le saint que tu promets et que nous attendons ?

Racine ici s’écarte du texte biblique. Pour exciter la colère de Dieu contre Aman, Esther se fait beaucoup plus rhétoricienne : la question rhétorique (la réponse ne peut être que négative) pose une impossibilité : si tu es tout-puissant (cf. « après tant de miracles »), un perfide ne saurait détruire ta parole (la foi de tes oracles), dont le plus important, qui est l’annonce de la venue du Messie : Racine en rajoute et donne la vision chrétienne : la Providence, par des voies insondables, réalise la Promesse : Jésus le Rédempteur est « le plus cher de tes dons » : Esther en ce point retourne la situation : ce n’est plus le peuple qui a été parjure, mais c’est Dieu qui pourrait l’être s’il laisse faire Aman !!Très sophistique Esther !

L’alexandrin a des césures qu’il faut faire apparaître : la césure lyrique après « perfide », qui met en valeur l’argument adversatif (après tant de miracles) qui suit, l’arrêt après « anéantir » qui (outre sa rime avec le perfide du vers au-dessus) permet de bien faire apparaître l’importance du cod « la foi de tes oracles » ; et après « aux mortels » : même chose , mise en valeur du complément, la venue du Messie promise, le messie défini par les deux relatives : une promesse et une attente.

Non, non ne souffre pas que ces peuples farouches
Ivres de notre sang ferment les seules bouches
Qui dans tout l’univers célèbrent tes bienfaits ;
Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais.

Après la rhétorique argumentative, une prière en guise de conclusion, où le rythme se fait plus lyrique (cf. les coupes : 1/1/4) Reprise de l’argument énoncé plus haut (« ferment les seules bouches...) mais le précisent : nous sommes les seuls à te célébrer (sous-entendu : donc si tu veux exister, sauve-nous). Mais de plus l’argumentation s’appuie sur une belle antithèse : il est impossible que Dieu supporte d’un côté des peuples ivres de sang et de l’autre ceux qui célèbrent ses bienfaits : Dieu ne peut tolérer que les premiers « ferment la bouche » à ceux qui précisément le célèbrent : le crime est donc moins d’exterminer les Juifs que de supprimer par là les seuls à célébrer sur terre le nom de Dieu (cf. la périphrase argumentative : les juifs = ceux qui dans tout l’univers célèbrent tes bienfaits ») (relever les sonorités : bouche/farouche/souffre/Ferment). Par conséquent, dit Esther montre ta puissance en humiliant ces dieux qui n’ont jamais existé (implicitement : si tu veux qu’on te croie, agis !).

Deuxième partie

Après des raisons générales de sauver le peuple juif, des raisons particulières d’assister Esther :

Pour moi que tu retiens parmi ces infidèles
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles
Et que je mets au rang des profanations
Leur table, leurs festins, et leurs libations.

Noter ce rapport de dialogue « tu sais... » Allusion au mariage imposé par Mardochée (Je suis pour ma part innocente !), d’ailleurs je n’ai jamais voulu m’asseoir à leur table...) Racine connaît bien le livre d’Esther : le crime des Juifs est d’avoir participé aux festins et manger des mets interdits par la loi juive et les rimes profanations/libations et infidèles/criminelles renchérissent sur ce crime et dans la prière d’Esther de la Bible, voir les versets 15 sq « ni festins, ni libations » : Racine suit le texte de très près)

Que même cette pompe où je suis condamnée
Ce bandeau dont il faut que je paraisse ornée,
Dans ces jours solennels à l’orgueil dédiés,
Seule et dans le secret, je le foule à mes pieds,
Qu’à ces vains ornements je préfère la cendre
Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre.

Ici le ton change, plus élégiaque et plus simple : et tout montre l’humilité d’Esther, une Esther chrétienne cette fois-ci : une pompe « où je suis condamnée » : elle proclame son innocence et de même le « il faut que ... » : elle est obligée : elle dégage sa responsabilité ; opposition entre l’orgueil et le « je foule à mes pieds ». Vers poétiques : aux phrases structurées succède l’énumération. Plus d’abandon aussi, mais elle n’oublie pas son but : convaincre et donc le repentir qu’elle manifeste (cendre, pleurs) est la condition du pardon. Les deux derniers vers sont très beaux avec l’antithèse vains ornements / cendre, le parallélisme « je préfère/ n’ai de goût » et le chiasme : « A ces vains ornements » en tête avant son verbe et « aux pleurs » après son verbe (mais les deux cod se retrouvent chacun à l’hémistiche et ne s’en opposent que mieux), avec la succession de monosyllabes du dernier vers : une pauvreté un dénuement, qui s’oppose aux « ornements » qui en fait sont la réelle pauvreté (« vains ») , les allitérations (G/K) et enfin ce « que tu me vois » : Esther prend Dieu à témoin de sa contrition.

J’attendais le moment marqué dans ton arrêt
Pour oser de ton peuple embrasser l’intérêt

Elle explique pourquoi c’est seulement maintenant qu’elle va se déclarer juive devant

Assuérus : et ce « moment » c’est le nœud de la tragédie : la menace d’extermination pèse sur son peuple, et elle doit donc justifier le « hasard » qui l’a mise sur le trône

Ce moment est venu.
Ma prompte obéissance
Va d’un roi redoutable affronter la présence.
C’est pour toi que je marche. Accompagne mes pas
Devant ce fier lion qui ne te connaît pas.

Il faut noter la similitude du scénario du Livre d’Esther avec une pièce de théâtre : hasard, coup de théâtre, attente qui finit quand commence l’histoire... Cette « prompte obéissance » dont elle fait état est encore un argument d’Esther, d’autant qu’elle va affronter « un roi redoutable » et le « C’est pour toi que je marche » reprend les paroles prophétiques rapportées par Elise « Lève-toi, prends ton chemin vers Suse... » : il y a une direction soudain tracée : de même qu’Elise doit aller vers Suse, Esther doit marcher vers Assuérus, et donc elle demande à Dieu d’ « accompagner ses pas ». Le terme « lion » reprend l’image biblique et accentue le caractère redoutable du roi et donc le courage d’Esther. Et donc cette prière proprement dite se prolonge en :

Commande en me voyant que son courroux s’apaise
Et prête à mes discours un charme qui lui plaise.
Les orages, les vents, les cieux te sont soumis,
Tourne enfin ta puissance contre nos ennemis.

(cf . dans le texte de la Bible « et faites passer son cœur à la haine de ses ennemis »)

Esther veut un miracle, un retournement de situation. On comprend pourquoi Racine a choisi ce sujet c’est qu’il offre lui-même le dessein d’un « drame » : un renversement où le bonheur passe au malheur et réciproquement. Mais ici la psychologie est absente : ces retournements ne sont dus qu’à Dieu, et donc au « charme » que Dieu mettra dans les paroles d’Esther pour que cesse la colère d’Aman. Remarquer toujours la similitude de vocabulaire pour évoquer les rapports Esther/Dieu et Esther/Assuérus. Et bien remarquer que ce qu’elle demande aussi n’est pas simplement de sauver son peuple, mais précisément un changement de signes, un renversement : qu’Assuérus s’en prenne à Aman : là sera le signe de Dieu.

Les derniers vers constituent un argument a fortiori : si déjà tu es maître de tout l’univers (orages, vents, cieux) alors un homme en fureur pourra être réduit à une marionnette dans tes mains.

Conclusion

Un passage qui est une belle traduction de la prière originale. La fidélité au texte accentue tantôt le côté rhétorique tantôt le côté élégiaque, aussi le ton est-il varié : du plaidoyer énergique à la déploration, du respect à al familiarité, à l’image de ces rapports entre Dieu et son peuple, rapports dans lesquels il y a une double dépendance de l’un par rapport à l’autre. Un passage où se lit tout le destin du peuple élu, la promesse du Messie étant un argument destiné à sauvegarder le peuple de Dieu : si Dieu a promis le messie, il doit sauver le peuple dont il va sortir. Cette lecture chrétienne est une interprétation du texte des Septante : c’est quelque chose qui correspond à la vision des chrétiens et de Bossuet.

Passage enfin où se lit cette question implicite formulée plus tard par le chœur : « Jusqu’à quand resteras-tu caché ? et pourquoi, alors que le châtiment a eu lieu, tardes-tu à te montrer, et même sembles-tu te dérober encore plus ? » et logiquement Esther ne peut que conclure : « as-tu besoin d’un châtiment supplémentaire ? Je vais m’offrir en sacrifice pour te forcer à te manifester ». Tel est en définitive le but de la prière d’Esther.

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