Esther, Jean Racine (1689). (III, 4. v. 1044-1089)

Situation

C’est la scène attendue depuis l’acte II quand Esther invite Assuérus. Elle va enfin se dévoiler et demander grâce pour son peuple. Cette longue tirade vient après un bref dialogue où, avant même de commencer à parler, Esther se jette aux pieds du roi pour lui demander protection :

..... Et pour ma propre vie
Et pour les tristes jours d’un peuple infortuné
Qu’à périr avec moi vous avez condamné.

Elle explique alors à Assuérus étonné qu’elle est juive et elle demande « pour grâce dernière » d’être écoutée.
Il faut noter l’habileté avec laquelle Esther prend la parole : en l’accompagnant d’un acte de soumission, et en réduisant la seule grâce à la parole.

Plan et enjeux

On peut présenter la tirade comme un récit épique argumenté de l’histoire du peuple juif : des éléments épiques au service d’une volonté persuasive :

  • 1044-1061 les Juifs et leur Dieu : de la prospérité à la servitude (temple détruit par Nabuchodonosor)
  • 1062-1077 Cyrus et Cambyse : de l’espoir à l’exil
  • 1077-1089 : Assuérus et Aman

Le plan montre ainsi le déroulement de plusieurs cycles de l’histoire juive, le but étant de montrer qu’il y a un sens de l’histoire et que ce peuple envoyé à la mort par le méchant (Nabuchodonosor, ou Cambyse) est toujours sauvé par le Bon (Cyrus et Assuérus) : Esther veut inscrire dans le schéma nécessaire le futur geste d’Aman.

Première partie (et premier cycle)

Elle s’articule autour d’une forte asyndète : après avoir dit la grandeur de Dieu /// Les Juifs à d’autres dieux...

Ô Dieu, confonds l’audace et l’imposture...

C’est une prière avant de prendre la parole, comme un aparté, mais qui désigne clairement

Aman (le terme d’imposture = le fait de faire des allégations mensongères)
Les 5 premiers vers sont une présentation des Juifs en corrélation avec leur piété : un peuple dont l’histoire se règle selon sa fidélité à son dieu :

Ces Juifs dont vous voulez délivrer la nature
Que vous croyez, Seigneur, le rebut de l’humanité...

Pour commencer, Esther prend habilement le langage même d’Aman pour mieux en montrer l’imposture. Noter le caractère péjoratif de « ces », du terme de « rebut », et la relative « que vous croyez » veut dire « qu’on voua fait croire » : comme une citation d’Aman, et l’apostrophe « Seigneur » à la césure fait attendre le complément attributif « le rebut de l’humanité », comme un délai pour un mot qu’Esther répugne à prononcer.

D’une riche contrée autrefois souveraine...

Description des juifs avant l’exil : un bonheur lié à leur fidélité (« leurs destins prospères » l’adjectif ici a une valeur proleptique ) « Pendant qu’ils n’adoraient que le dieu de leurs pères » Noter la forme restrictive « ne...que » qui définit leur fidélité qui donne à la proposition un double sens : c’était l’unique dieu qu’ils adoraient (monothéisme) et c’était leur unique activité : la place de la subordonnée avant la principale (« ont vu bénir... ») donne un sens de cause à effet entre l’adoration perpétuelle et le bonheur qui s’ensuit . Noter la régularité du rythme 4 + 2 .
Vient ensuite comme une parenthèse où Esther va expliquer ce qu’est le dieu des Juifs par rapport aux dieux de la Perse. N’allez pas, dit-elle assimiler ce dieu aux vôtre, il n’est pas « Tel que l’erreur le figure à vos yeux » : effectivement c’est un « maître absolu » de l’univers entier, et il est non-représentable : le vers peut avoir deux sens en effet : il n’est pas tel que vous pensez qu’il peut être ou tel qu’à tort (« l’erreur » vous le figurez : vous en faites une représentation, une figure) Mais cette explication est surtout un hymne en l’honneur de la Toute puissance divine : Esther est une « martyre » avant la lettre, dans le sens où elle témoigne héroïquement de la valeur de son Dieu devant ceux qui veulent tuer ceux qui le servent.

L’Eternel est son nom. Le monde est son ouvrage
Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,
Juge tous les mortels avec d’égales lois,
Et du haut de son trône interroge les rois.

Cette description de Dieu qui rappelle celle du roi Sage que vient de chanter le chœur a des chances d’être comprise du roi Assuérus dans la mesure justement où elle se confond avec la définition du roi sage.
Cette description énumère les attributs divins : Il est éternel, il a créé le monde, et il fait régner la justice, ce qui comporte une menace, et d’ailleurs « il entend les soupirs » de celui qu’on outrage, et même un roi n’est pas à l’abri de représailles. Cette définition de Dieu va permettre d’une part de présenter dans ce sens l’historie des juifs et de l’autre, par conséquent, d’inciter Assuérus à ne pas faire comme ceux qui ont outragé les humbles. Mais il faut aussi rapporter ces paroles au contexte historique de la représentation : tradition des « Miroirs » du Prince, et sermons sur les devoirs du roi. Malgré sa puissance, le roi n’est pas à l’abri du jugement de Dieu qui juge tous les mortels, humbles comme puissants, avec d’égales lois.

Des plus fermes Etats la chute épouvantable
Quand il veut n’est qu’un jeu de sa main redoutable...

Les deux vers disent très bien la menace qui plane sur les rois et sont destinés à impressionner Assuérus cf.

  • la syntaxe (rejet expressif en tête du vers, du complément de nom)
  • l’antithèse entre le superlatif « des plus fermes » et l’adjectif « épouvantable » et entre chute épouvantable et « jeu » Pour lui, c’est un jeu, pour ceux qu’il châtient, c’est le
    désastre.
  • l’assonance dans cette succession de monosyllabes : Quand il VEUT n’est qu’un JEU :(facilité)

Avec aussi cette « main redoutable » qui est une citation biblique.
La force de cette argumentation vient de ce que le premier exemple de cette Toute-Puissance destructrice sera le peuple juif lui-même : à la prospérité (cf. les vers « pleins », qui enjambent « D’une riche contrée...le rythme comme les sonorités sont l’équivalent de cette richesse plantureuse, de cette plénitude de bonheur dont ils jouissaient) succède le malheur :

Les Juifs à d’autres dieux osèrent s’adresser ;
Rois, peuples, en un jour tout se vit disperser....

L’infidélité des juifs a entraîné le châtiment ; il faut commenter le rythme du second vers (ses nombreux accents expriment la dispersion)

Sous les Assyriens leur triste servitude
Devint le juste prix de leur ingratitude

Avec Nabuchodonosor, les juifs passent de la prospérité à la servitude : ils sont déportés à Babylone (588) quand et Mais la rime servitude/ingratitude instaure une nécessité entre les deux termes : ingratitude et servitude sont liés, et l’histoire des juifs est saisie dans un cycle qui fait passer de l’exil au retour à plusieurs reprises. Les vers sont très beaux : admirons la virtuosité racinienne: les nasales (assyriENS, devINT, Ingratitude, les dentales TrisTe serviTuDe Devint jusTe De leur ingraTiTuDe, les sifflantes Sous les aSSyriens, triSte Servitude JusTe (avec la correspondance des deux adjectifs homoiotéleutes triste /juste dans chacun des deux vers) et surtout le jeu entre les voyelles [i] et [u] trIste servItUde jUste prIx de leur ingratItUde : ces jeux symétriques de sonorités figurent la juste récompense
symétrique du comportement : l’ingratitude est payée par son juste prix.


Deuxième partie

Les vers suivants introduisent un nouveau cycle : après le châtiment, celui de ceux qui ont entraîné le malheur du peuple de Dieu ; noter l’habileté : tout en disant que le malheur des Juifs vient de leur infidélité, Esther suggère que malgré tout Dieu veut se venger de ceux qui ont voulu exterminer son peuple :


Mais pour punir enfin nos maîtres à leur tour..

L’expression « à leur tour » exprime bien l’idée d’un cycle, où donc pourra s’insérer aussi le destin d’Assuérus.

Dieu fit choix de Cyrus avant qu’il vît le jour,
L’appela par son nom, le promit à la terre...

Cf. Isaïe et Bossuet : Cyrus, le prédestiné choisi pour être l’instrument de la vengeance de Dieu. (le texte de l’édit de Cyrus par lequel les juifs peuvent revenir en Palestine figure au livre II des Chroniques à la fin de l’Ancien Testament) Il faut opposer cette clarté de l’histoire à celle d’Esther (dont le nom persan Ishtar en hébreu signifie « la voilée » : car quand commence l’histoire d’Esther on ne sait plus au juste qui est l’instrument de Dieu) .
Les vers suivants où l’on voit Cyrus venger en quelque sorte les Juifs en battant les Assyriens ont une allure nettement épique (cf. les sonorités claires (naître, terre, tonnerre, fiers, airain) et les rythmes (le nombre de [r], le contre rejet interne «Et soudain...» montrant le renversement) : idée d’une force à laquelle personne ne peut résister, les antithèses « superbes rois/ la dépouille en la main » deux expressions qui se succèdent dans le même vers. Ainsi ceux qui asservissent les Juifs ne sont rien d’autre que des instruments que Dieu utilise pour châtier son peuple avant de les châtier à leur tour pour avoir détruit la possibilité de célébrer son culte !

Babylone paye nos pleurs avec usure

La contre-partie, c’est effectivement que les Assyriens (donc Babylone » furent encore plus malheureux (avec usure) que les Juifs dont ils étaient responsables du malheur, et le terme « paya » prolongé par « avec usure » qui donne son sens plein au verbe « payer » montre le caractère quasi-systématique du châtiment : faire du tort au peuple de Dieu a un prix dont il faut s’acquitter. On voit le caractère argumentatif de ce récit.

Cyrus par lui vainqueur publia ses bienfaits
Regarda notre peuple avec des yeux de paix
Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines,
Et le Temple déjà sortait de ses ruines...

Donc Dieu protège ceux qui protègent les Juifs...(cf. le « par lui » vainqueur » qu’on remarque d’autant plus par sa place avant le mot dont il dépend. ; et inversement leur succès les incite à la reconnaissance. Noter l’alliance du concret et de l’abstrait (regarda avec des yeux de paix). Donc un retour marqué par la possibilité de respecter à nouveau un calendrier, une liturgie qui donne un sens au temps de l’année qui s’écoule, et dont le couronnement sera la construction de ce Temple cf. ce mouvement ascensionnel (le Temple qui sort de ses ruines, une résurrection, comme une fleur aussi qui éclot).

Cependant, envoyer Cyrus pour châtier Nabuchodonosor ce n’est pas exactement oublier toutes les infidélités de son peuple, et du reste, après Cyrus vient un « un héritier insensé » :

Mais de ce roi si sage héritier insensé,
Son fils interrompt l’ouvrage commencé

Et le cycle se reproduit ; pour quelles raisons ? Racine ne le dit pas ...
En tout cas, Cambyse, le successeur de Darius, devint fou rapidement.

Cette partie de l’histoire est à son tour interprétée comme

  • un châtiment pour les juifs « Fut sourd à nos douleursun châtiment pour celui qui n’a pas «écouté « les douleurs des juifs » « Dieu rejeta sa race « (il n’eut pas d’enfants ?, ou bien il n’agréa pas à Dieu ?) et le « retrancha lui-même » (du monde des vivants) : l’histoire épique obéit en fait à la Providence divine. « et vous mit à sa place » Assuérus apparaît ainsi comme choisi par Dieu.

Ce récit établit donc sciemment Assuérus du côté des vengeurs des juifs comme Cyrus.


Dernière partie

Que n’espérions-nous point d’un roi si généreux ?

C’est l’attente d’un sauveur : l’interrogation est rhétorique : = nous espérions tout ; il faut imaginer des regards éloquents, et une pause avant ce vers, et noter la flatterie « un roi si généreux »

Dieu regarde en pitié son peuple malheureux
Disions-nous : un roi règne, ami de l’innocence...

Ici l’habileté d’Esther consiste à réunir la clémence de Dieu pour son peuple au choix qu’il a fait d’Assuérus : si vous avez été choisi, c’est pour que nous soyons sauvés....cf. les deux points très importants : ils signifient que le signe du regard bienveillant de Dieu, c’est le règne d’Assuérus. Les paroles du peuple entier sont citées, comme pour leur donner une sorte d’objectivité, (« on vantait... ») et une nouvelle qualité d’Assuérus apparaît : il est « l’ami de l’innocence ». Le changement de rythme montre le changement de la situation des juifs. Noter qu’il y a ici comme pour le chœur une quête constante du sens de l’Histoire : l’incertitude du sens est levée ici par la manière de présenter cette série de catastrophes : il est sûr qu’Assuérus a « été envoyé par Dieu pour sauver les juifs ; conséquence : Aman doit disparaître. ET c’est tout à la gloire d’Esther d’avoir fait ce pari délibéré, et c’est en quoi réside sa grâce : la certitude (garantie il est vrai par la prophétie d’Elise) que le peuple juif sera sauvé. Certitude qui justifie ce « pari » que seule la réaction d’Assuérus justifiera.

Partout du nouveau prince on vantait la clémence
Les juifs partout de joie en poussèrent des cris...

Nouvel éloge : un roi clément, et un roi aimé (« partout » répété) ; Esther a établi qu’Assuérus était un bon roi qui mérite d’être aimé de tous, parce que Dieu l’a envoyé pour sauver son peuple. Donc s’il est cruel, ce ne peut être que le fait d’Aman Ciel ! verra-t-on toujours par de cruels esprits

Des princes les plus doux l’oreille environnée ?

Rupture traduite par l’exclamation et l’explication donnée par Esther à cet édit d’extermination : l’influence des mauvais conseillers (déjà soulignée par le chœur que les convives ont pu entendre). Noter la place proleptique du complément « par de cruels esprits », et le terme évocateur de « environnée » : les flatteurs qui font le siège du roi, ici défini dans une périphrase généralisante comme faisant partie « des princes les plus doux »

Et du bonheur public la source empoisonnée

Image beaucoup plus belle que « l’oreille environnée » : le roi source de bonheur, et cette source devient empoisonnée sous l’effet des mauvais conseillers.
Donc une volonté constante de faire l’éloge du roi (aimé de tous, source de bonheur etc.) en rejetant tout sur Aman. Et l’argument va se construire autour de la généralisation : « Verra-t- on toujours... » (possible à vérifier par l’expérience) Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté

Est venu dans ces lieux souffler la cruauté,
Un ministre ennemi de votre propre gloire...

Forte des paroles des Chaldéens, Esther abat ici son principal argument qui sera résumé plus bas par la reprise des mots qu’ils ont employés « un perfide étranger » ; mais ces mots sont préparés par cette définition d’Aman : un barbare Thrace (= non civilisé)et l’enjambement (« est venu... »montre à la fois le trajet et l’invasion de ce Barbare qui est venu détourner la Bonté royale, en important précisément cette cruauté thrace qui « souffle » comme un vent dévastateur (l’enjambement figure cette tornade).
Esther se fait de plus en plus précise : « un ministre » ; après la première attaque (la cruauté) une seconde attaque : Aman est le rival d’Assuérus, « ennemi de votre propre gloire » (et donc schéma du despote oriental qui craint toujours d’être renversé par son vizir). Et on verra en III, 6 que l’argument a botté en touche

Conclusion

Esther a joué ici son va-tout :

Et son trouble appuyant la foi de vos discours De tous ses attentats me rappelle le cours (1170)

- Elle choisit de présenter l’histoire des Juifs selon une certaine logique qui donne à Assuérus le beau rôle

- Ce choix est un pari fondé sur sa foi en Dieu : c’est effectivement lire d’une certaine façon qui n’était pas évidente, la série de bonheurs pour de revers qui se déroulent dans la pièce et que le chœur avait déjà eu pour mission d’interpréter dans le même sens (et peut-être a-t-il rendu nécessaire cette lecture)

- A partir du moment où le sens est dit, on y voit clair donc Dieu est bien là, donc tout va bien se terminer.

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