Esther, Jean Racine (1689). (III, 3 v. 985 à la fin de la scène)

La nécessité du chœur est évidente. Après la sortie d’Aman, il fallait un certain temps pour que le festin pût se dérouler.
Cette scène montre deux sentiments essentiels dans le chœur :

  • la crainte (les jeunes filles sont brusquement en présence de leur bourreau)
  • l’horreur pour le mal et les méchants, à la mesure inverse de l’amour pour Dieu et le Bien
    Cette scène se compose d’une partie récitée (les réactions devant Aman) jusqu’à ce qu’Elise v. 958) dise « Chères sœurs, suspendez la douleur....Chantons, on nous l’ordonne... » et ce chant s’inscrit dans la tradition des psaumes de David : « Comme autrefois David par ses accords touchants/ Calmait d’un roi jaloux la sauvage tristesse... » : le chœur jouant pour Assuérus le rôle de David pour Saül.
    La partie chantée (960 jusqu’à la fin) développe les devoirs du Roi. Mais dans cette partie lyrique les 4 stances instaurent une coupure entre le début et la fin du chant : après avoir chanté ensemble pour inciter le roi à chasser la calomnie, chaque jeune fille va prendre tour à tour la parole pour définir les actions d’un roi sage.

Enjeux

  • définition du roi sage (avec allusions à Louis XIV) : cette actualisation de l’histoire est une des fonctions de la pièce.
  • Une confusion subtile entre le roi Assuérus et le Roi Tout-Puissant avec une variation intéressante des modalités de l’indicatif qui définit les devoirs du roi, à l’impératif qui exprime une prière et un souhait.
    On peut se demander alors la nature du lien entre cet indicatif et ce mode du souhait.

Composition

  • Définition du roi sage et vertueux (985-998)
  • Conséquence : [si tu l’es] n’écoute pas Aman (prière)
  • Conséquence : prière pour le roi qui, étant sage, ne peut que recevoir la bénédiction de Dieu

Une composition lyrique

  • un ensemble de 4 rimes suivies
  • un ensemble de 6 vers aababa donc sur 2 rimes, avec une assonance eux/eur, et une variation du mètre parallèle aux rimes : 989 rime avec 994 : 2 octosyllabes
  • de nouveau des rimes suivies (-ère et –ui) mais une variation du mètre (3 octosyllabes et un alexandrin)Les rimes sont distribuées entre 3 voix différentes : avec une variation habile : quand les rimes sont suivies et les mètres identiques, il y a deux voix différentes, et quand les rimes sont suivies et le mètre différent il n’y a qu’une seule voix : ce n’est jamais comme dans un vrai dialogue
  • un ensemble de 7 vers sur 2 rimes (un quatrain croisé suivi par aab) –eiiles/ger
  • un ensemble de 10 vers qui forme un dizain : un quatrain croisé et un sizain ccdeed donc 5 rimes au total, et il faut souligner les délicates modulations de ces rimes : de la rime en [i]masculine on arrive à la rime féminine en [ile],et de même assonance entre les rimes en –ière et en –erse ; enfin l’alternance a/i rappelle les 2 rimes du début du texte en –age/isse

La disposition des rimes correspond au changement des voix : ici, contrairement à II, 8, les différentes parties sont donc nettement articulées : c’est qu’en II, 8 on se demandait comment interpréter un événement parce qu’on ne savait pas vraiment dans quel mouvement, ou moment le placer. Ici, il s’agit d’un chant quasi didactique, où le devoir se conjugue selon 3 modalités : l’indicatif de définition (« un roi écarte » = « doit écarter ») le subjonctif /impératif d’injonction et enfin le souhait que tout réussisse à ce roi vertueux.


Première partie :

La définition :
Le thème du Roi sage est décliné selon deux figures rhétoriques : la comparaison et l’opposition

La comparaison :
Dans le premier ensemble en rimes plates le Roi est comparé à l’aquilon, le plus fort et le plus noble des vents, et son action apparaît par la place des noms : « d’un souffle » en début de vers et « nuages et foudre » à la fin du deuxième vers. Vers très harmonieux (sOUffle, écArte, nuAge, chAsse, fOUdre, orAge avec des coupes bien enchaînées (6/ 2/4 puis 4/2/6 : symétrie) Les deux vers suivants expliquent la comparaison : le roi, c’est cet Aquilon, et le langage menteur des perfides imposteurs sont les orages que l’aquilon –Roi sait écarter d’un « souffle » pour l’aquilon, d’un « regard » pour le roi : le verbe « écarter » valable et répété eux cas assure la compréhension de la comparaison, dont la justesse est renforcée par le retour des sonorités : nuAge, écArte, chAsse, regArd. Il est évident que le langage trompeur et le perfide imposteur désignent Aman : son langage faux d’un regard sera balayé ; le Regard du Roi est un des thèmes récurrents de la pièce : toute sa majesté passe dans son regard.
Ainsi le vrai Roi sait distinguer le vrai du faux, le courtisan du sincère conseiller ; les chœurs sont entendus du roi, donc c’est une mise en garde à lui faite par l’intermédiaire de cette définition : la tragédie sera le triomphe de la vérité sur le langage faux.

L’opposition :
Ici s’opposent force et sagesse : 2 vers pour l’une et 4 pour l’autre : « J’admire un roi victorieux... » : c’est une concession ( bien-sûr j’admire ...mais...) >Il faut penser à Louis XIV et aux guerres nombreuses qu’il a menées, la guerre pour lui cf. introduction sachant s’allier à la dévotion. Noter les sonorités : assonances en –ieux/eur « Que sa valeur conduit triomphant en tous lieux » c’est l’unique alexandrin de cet ensemble : comme la gloire, le vers s’étale en un alexandrin, montrant la grandeur visible du roi. Mais l’adversatif « Mais » montre la préférence du chœur pour un roi « sage » dont elle va donner la définition : roi qui hait l’injustice, qui veut des sujets heureux...définition toute biblique mais valable aussi pour Louis XIV(cf. Proverbes XXIX 14 « le roi qui juge les pauvres selon l’équité verra son trône affermi pour l’éternité » : ici la prière devient toute chrétienne faisant apparaître la charité dans l’opposition Riche/pauvre, qui n’a pas tellement de rapport avec la pièce, sauf qu’avec l’expression du « riche impérieux » on retrouve encore Aman.

Le quatrain de transition :
Définit l’idéal du bon roi : protection de la veuve et de l’orphelin (cf. le dernier vers d’Athalie) et justification de la prière :

Et les larmes du juste implorant son appui
Sont précieuses devant lui

Le « pauvre » gémissant des vers précédents se redéfinit à travers la veuve, l’orphelin et le juste : le roi est protecteur et est enclin à la pitié : mais ces vers repris par l’ensemble du chœur transforment le propos : ce n’est plus une leçon, mais une demande au moyen des larmes : Quel est-il celui que le chœur ne fait qu’appeler à l’action par ses larmes, Assuérus, ou Dieu, devant lequel les larmes sont un signe de repentir destiné à entraîner la réaction divine ?

Deuxième partie : la prière

On comprend ainsi que les louanges au bon roi se transforment en prière, car ces impératifs sont moins des injonctifs que des suppliques qu’on adresse au roi tout-puissant

Détourne, Roi puissant, détourne tes oreilles
De tout conseil barbare et mensonger

La répétition est expressive, et elle rappelle le début (« écarte... » : ce roi écarte d’un regard le perfide imposteur, et ici le roi doit détourner ses oreilles d’un « conseil barbare (= inhumain) et mensonger » : autrement dit, n’écoute pas le langage des méchants, le langage d’Aman. Mais ce n’est pas Assuérus seulement c’est Dieu qui pour châtier son peuple a favorisé » les méchants (cf. la prière d’Esther), donc la prière s’adresse au Roi du Ciel, comme au roi terrestre :

Il est temps que tu t’éveilles :
Dans le sang innocent ta main va se plonger,
Pendant que tu sommeilles.

Il faut rapprocher ces vers de II, 8 : « Jusqu’à quand Dieu, seras-tu caché ? » : la demande est la même et la superposition Dieu/Assuérus (conforme à la lecture juive) fait coïncider le sommeil du roi et le sommeil de Dieu. Mais Dieu a déjà réveillé Assuérus, puisqu’il lui a envoyé un cauchemar qui l’a justement réveillé ; donc il faut maintenant que Dieu se manifeste aussi ; ainsi ces métaphores s’appliquent au sens propre à Dieu, et au sens figuré à Assuérus (noter la rime des antonymes « éveilles/sommeilles »).

Ainsi ici le chœur prend une part directe à l’action mais comme dans un plan supérieur (où du reste il se tient toujours). Avant qu’Esther ne désigne à Assuérus l’imposture d’Aman, le chœur demande à Dieu de châtier les méchants (donc Esther/Assuérus // Le chœur/Dieu).
Les deux vers de tête sont repris à la fin de ce passage.

Troisième partie : le souhait

« Ainsi puisse sous toi trembler la terre entière... »

Ce souhait apparaît alors comme un remerciement : si tu sais être sage, puisses-tu être le plus fort !
Remarquer l’hyperbole (la terre entière, à jamais) et les effets d’allitération (Toi, Tremble, Terre enTière) : un roi sage est toujours vainqueur. Mais ce roi sage qui fait trembler la terre entière n’est-ce pas Dieu qui par son peuple sauvé pourra à nouveau être présent sur la terre entière ? et ici la coïncidence Dieu/roi très chrétien montre comment la guerre sainte du roi (Louis XIV) répand aussi partout la parole divine. Racine s’adresse ici à son Roi, mais il désigne en même temps (outre Assuérus, bien entendu) Dieu lui-même qui peut triompher « en un moment » (un moment, = la plus petite partie de temps qu’on puisse imaginer) (cf. II, 8).

Toute la strophe est inspirée de versets bibliques qui s’appliquent à Dieu cf. Psaume 87 « Et le Seigneur se réveilla comme s’il s’était endormi » et le psaume 88 « Vous avez dispersé les ennemis par la force de votre bras ». La strophe est formée d’une série de souhaits « Puisse » relayé par « Que... » répété à 5 reprises avec à chaque fois des métonymies désignant Dieu : « ton bras, ton nom... » l’ensemble faisant comme une espèce de litanie où Dieu apparaît comme le grand vengeur (« renverse, disperse » les ennemis (transformés en troupe « inutile », qui ne sert à rien) pour assurer le triomphe de son peuple.

Conclusion

Ce texte présente un triple intérêt :

- Les changements de modalités constituent en réalité une adresse à Assuérus : mise en garde contre les mauvais courtisans ; avertissement d’un crime auquel sans le savoir il va participer. Prière de remerciement ; ici donc la fonction du chœur est moins de dévoiler le sens des événements (cf. II, 8) que d’avertir le roi de se méfier d’Aman, tout en parlant des devoirs du roi en général (mais la strophe centrale est sans ambiguïté).

- La constante possibilité de superposition d’Assuérus et de Dieu transforme le texte en prière à Dieu : le chœur par ses larmes, lui demande d’intervenir de façon urgente, la prière étant « précieuse » à Dieu, donc le passage sert à infléchir la volonté divine (troisième fonction du chœur)

- Le courtisan Racine sait que louis XIV ne voit pas sans plaisir cette assimilation de sa toute-puissance à celle de Dieu...

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