Esther, Jean Racine (1689). (II, 7)

Scène capitale, et attendue depuis que Mardochée est venu demander à Esther d’intercéder auprès d’Assuérus. Rappelons la détermination d’Esther en I, 4

J’attendais le moment marqué dans ton arrêt
Ce moment est venu. Ma prompte obéissance
Va d’un roi redoutable affronter la présence.
C’est pour toi que je marche....
Commande en me voyant que son courroux s’apaise
Et prête à mes discours un charme qui lui plaise.

Ce qui va se passer ici semble la réalisation de cette prière : on assiste à la transformation miraculeuse d’Assuérus.
Une scène dramatique donc et pathétique qui peut se lire à plusieurs niveaux, selon qu’on a en tête le personnage même d’Esther dans ses rapports avec la double instance du pouvoir (Dieu/son Roi), ou le personnage d’Assuérus comme incarnation de Louis XIV, ou enfin les deux personnages comme le signe du cheminement de la grâce.

Mouvement

Au moins trois temps dans cette scène, les didascalies y sont rares, il en faudrait d’autres : Esther arrive, défaillante, puis elle tombe, Assuérus lui tend son sceptre, elle revient à elle, et le dialogue s’engage...
Ces mouvements physiques correspondent à trois états d’âme d’Assuérus :

  • la colère (631-635)
  • la clémence (635-653)
  • la grâce (653-664)

Premier mouvement

Tableau très visuel : Esther est à jeun. Elle s’appuie sur Elise, et elle est suivie de quatre jeunes-filles qui lui soutiennent sa robe. Tableau dont il faut souligner le pathétique bien fait pour émouvoir Assuérus. Il faut supposer un jeu de scène :

...Sans mon ordre on porte ici ses pas
Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?

Assuérus n’a même pas vu qui entrait, il a simplement entendu comme une effraction, et une

infraction à la règle, cf. le « on » et la place en tête de « sans mon ordre » (rappelons que nul n’a le droit de pénétrer chez Assuérus sans être convoqué, cf. I,3 192 sq) et remarquer le terme « mortel » qui fait bien apparaître le caractère quasi divin du Roi et par conséquent le sacrilège commis (cf. »insolent » : qui a perdu le respect dû) enfin « chercher le trépas » montre que la mort punit ce crime : entrer par effraction chez le roi, c’est en quelque sorte aller à la mort : Esther en est pleinement consciente et elle s’offre en victime sacrificielle.

Gardes ! ... C’est vous, Esther ? Quoi ! sans être attendue ?

Noter le rythme qui traduit la surprise : il appelle ses gardes puis il la voit et il lui demande pourquoi elle vient.

Mes filles, soutenez votre reine éperdue
Je me meurs...

La didascalie précise « elle tombe évanouie » : la frayeur réelle (cf. le « soutenez » elle n’a plus de force) d’Esther (et « éperdue » fait penser à « perdue » condamnée à mort) aboutit à un évanouissement mais quoi de mieux pour amadouer le roi et faire cesser sa colère ? La faiblesse vaincra la force....

Deuxième mouvement

... Dieux puissants ! Quelle étrange pâleur
De son teint tout à coup efface la couleur ?

Donc exclamation aux dieux (noter le pluriel) et description précise d’Esther (dont on voit, à sa pâleur, qu’elle ne feint pas l’évanouissement). Il ne faut pas oublier que le Roi a en tête ses mauvais rêves et il ne peut donc qu’en être plus impressionné. Remarquer la disposition de l’alexandrin réparti entre Esther (3 syllabes) puis Assuérus (3 + 5) et la pause après la troisième syllabe (dieux puissants !) : un rythme qui montre cette rupture du cours des choses : un événement extraordinaire survient, et la frayeur du Roi est d’autant plus grande qu’il voit que ses rêves se réalisent.

Esther, que craignez-vous ? Suis-je pas votre frère ?
Est-ce pour vous qu’est fait un ordre si sévère ?
Vivez, le sceptre d’or que vous tend cette main,
Pour vous, de ma clémence est un gage certain

Cette frayeur du roi l’incite à la clémence, et le geste de lui tendre le sceptre est le signe de sa grâce (cf. vers 192 sq où l’on explique que la mort est le prix de tous ceux qui bravent l’interdit à moins que le roi ne leur donne à baiser « son sceptre redoutable »). Il faut imaginer les jeux de scène : le roi s’adressant à cette femme évanouie et la rassurant (que craignez- vous...je suis votre frère : signe de la parenté la plus étroite). Il la rassure : la loi pour elle ne sera pas appliquée. Remarquer la coupe « vivez// le sceptre etc. » et le « pour vous » qui revient à deux reprises avec chaque fois une mise en valeur à la coupe ou en tête du vers. Tout ce début de scène est plein de pathétique, Esther comme le roi sont sous l’empire de l’émotion.

Quelle voix salutaire ordonne que je vive
Et rappelle en mon sein mon âme fugitive ?

Esther revient à elle (« rappelle ») : et la voix du roi, au lieu de lui apporter la mort, lui apporte le salut cf. « ordonne que je vive » : comme si elle revenait à la vie pour obéir au roi : une soumission totale. Si elle parle de la « voix », c’est qu’elle a toujours les yeux fermés. Le deuxième vers est un développement imagé du premier : vivre, c’est rappeler en elle (en son sein) son âme qui allait s’enfuir (fugitive), et les deux mots côte à côte , le sein et l’âme insistent sur ce foyer de vie prêt à s’éteindre. : le roi lui rend littéralement la vie, et le spectacle de cette âme qui s’enfuit mais qui revient en elle est une incitation à la pitié supplémentaire (le volume des mots est important : « fugitive/ mon sein, mon âme...= danger de mort) et la question qu’elle pose montre son égarement, ce qui fait que le roi est d’autant plus apitoyé.

Ne reconnaissez-vous pas la voix de votre époux ?
Encore un coup, vivez, et revenez à vous.

La réponse du roi est maintenant très claire : ce n’est plus le roi, ni le frère, mais l’époux d’Esther, qui lui demande instamment de vivre et de revenir à elle (remarquer les répétitions : non seulement « vivez » mais les assonances et allitérations en [v]et en [ou]
Esther enfin revenue à elle va alors parler plus longuement et expliquer la raison de sa défaillance, qu’elle met sur le compte de son audace à aller trouver le Roi : elle est pleine de cette qualité majeure du christianisme : l’humilité : elle sait son peu d’importance par rapport au roi ; mais cette humilité renvoie à son rapport avec Dieu : mais ici il faut plutôt penser à Racine qui parle par la bouche d’Esther pour plaire à son roi tout-puissant :

Seigneur, je n’ai jamais contemplé qu’avec crainte
L’auguste majesté sur votre front empreinte...

Tous les mots disent bien cette frayeur respectueuse : crainte, effroi, frissonner, troublée, devant « l’auguste majesté » d’un roi dont elle craint « la foudre et l’éclair des yeux », devant une puissance qui peut « la réduire en poudre ». Cette description de la toute puissance royale rappelle le prologue qui évoquait déjà la majesté du roi-soleil.

Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d’effroi...

Conséquence de cette majesté : Une peur encore plus grande d’aborder le roi. Mais ce « front irrité » métonymie du roi dégage le roi de toute volonté mauvaise.


Sur ce trône sacré qu’environne la foudre
J’ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre

« J’ai cru » n’était qu’une erreur : Esther s’est trompée, elle a mal interprété les paroles du roi qu’elle avait entendues (« sans mon ordre...etc). Cette définition de la toute-puissance est aussi valable pour Dieu cf. Mardochée v. 294 « Il parle et dans la poudre, il les fait tous rentrer » Ici la rime est aussi pleine de sens (foudre/poudre). Il faut souligner qu’il y a souvent dans la pièce coïncidence entre ces deux puissances (cf. introduction : Racine ici respecte à la fois Dieu et son Roi. Esther aussi respecte à la fois la puissance du roi et celle de Dieu : il y a accord entre le respect pour le pouvoir temporel et le respect pour le pouvoir spirituel.

Hélas ! sans frissonner quel cœur audacieux
Soutiendraient les éclairs qui partaient de vos yeux !

La métaphore est filée (foudre, puis éclairs) et la colère du roi se décrit comme la colère de Dieu (cf. plus bas quand le chœur évoque la colère d’Assuérus). Et ce parallélisme entraîne tout naturellement le vers d’après

Ainsi du dieu vivant la colère étincelle (le mot « éclair » appelant le mot « étincelle »)Ce vers est le propos d’une juive, et il ne peut être compris d’Assuérus, mais il relie ici Esther directement à Dieu et permet d’évoquer son pouvoir afin de l’inciter à agir.

Troisième partie : la grâce

Ô soleil ! Ô flambeaux de lumière éternelle,
Je me trouble moi-même et sans frémissement
Je ne puis voir sa peine et son saisissement !

Il faut lire ces vers comme un aparté (Esther est à la troisième personne) : c’est ici un miracle qui est évoqué mais dans le langage d’un païen : au dieu invoqué par Esther correspondent les astres (les flambeaux de la religion des perses). Mais l’ensemble est réuni sous le seul thème de l’éclat : de l’éclat de la colère à celui de l’illumination.
L’intérêt de ces répliques est la correspondance constante du plan humain et du plan divin : la colère du roi est décrite comme la colère de Dieu, et il y a ici un renversement, une péripétie qui change les données : la lumière va pénétrer le cœur du roi : après la colère, l’étonnement, la clémence, le trouble : il faut noter aussi la correspondance du trouble d’Esther, troublée devant la puissance d’Assuérus, et celui d’Assuérus devant elle, de même que le « frisson » d’Esther est repris dans le « frémissement » du roi.
Ce trouble du roi rejoint évidemment celui de son rêve puisqu’il y avait vu Esther en danger, et cette appréhension pour Esther, c’est là le changement de sentiment voulu par Dieu : quelque chose d’irrationnel : le roi ne supporte pas physiquement de voir Esther dans cet état (Je ne puis voir...). Noter le rythme lyrique du premier vers et la réunion du roi et de la reine.

Calmez, Reine, calmez la frayeur qui vous presse
Du cœur d’Assuérus souveraine maîtresse ;
Eprouvez seulement son ardente amitié.
Faut-il de mes états vous donner la moitié ?

Après cet aparté où il exprime son étonnement devant ce trouble nouveau qui l’envahit, il s’adresse à la reine et il faut noter l’apostrophe « Reine » qui rend à Esther tous ses droits, et l’affirmation de son amour (« souveraine maîtresse » du cœur d’Assuérus) cf. le renversement racinien du roi tout-puissant esclave de son esclave.. Et aussitôt il lui propose une preuve de son amour : la moitié de ses Etats : une proposition excessive et exorbitante, mais Assuérus est métamorphosé.

Hé! se peut-il qu’un Roi craint de la terre entière
Devant qui tout fléchit et baise la poussière
Jette sur son esclave un regard si serein
Et m’offre sur son cœur un pouvoir souverain ?

Esther commente la réaction du Roi, elle s’adresse à lui, mais se parle à elle aussi (cf. la troisième personne), et à la question qu’elle pose (« se peut-il..., ») la réponse est oui, parce que justement il y a eu miracle.
La structure de la phrase, basée sur l’antithèse montre le renversement qui s’est produit : d’un côté un Roi craint de la terre entière, devant qui tout fléchit et baise la poussière (noter les hyperboles, qui n’en sont pas du reste, c’est la réalité) et de l’autre un regard serein (à la place des éclairs, de la foudre) sur une esclave qui se voit offrir le pouvoir. Esther reprend les mots d’Assuérus : (souveraine maîtresse//pouvoir souverain) avec ce renversement du bas vers le haut : l’esclave plus haut que le Roi à ses pieds..

La conclusion implicite c’est, pour Esther, que Dieu l’a entendue. Et c’est effectivement ici la deuxième intervention de Dieu.

Conclusion

Un renversement : Esther souveraine du Roi : la grâce par l’intermédiaire d’Esther est entrée dans son cœur

Une scène pathétique : dans un geste de foi, Esther s’offre en victime

Mais une scène où cette concordance entre la puissance d’un roi et la puissance de Dieu invite à la célébration d’une double majesté, à laquelle adhèrent Esther aussi bien que Racine.

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