Esther, Jean Racine (1689). (II, 1, 449-481)

Situation 

Longue scène qui poursuit en réalité l’exposition puisqu’Aman y est présenté ; le long dialogue est justifié par l’attente devant la salle du trône. Donc rappelons qu’Hydaspe est le courtisan (sphère privée) par rapport à Aman, le ministre (sphère publique). C’est Hydaspe évidemment qui raconte ce qu’il sait du rêve cf. explication antérieure. Hydaspe est ce personnage neutre qui en réalité va déclencher le double drame, sur le mode carnavalesque d’abord : c’est lui qui dit à Aman qu’Assuérus l’attend, donc il est à l’origine en II, 4,5 du renversement du destin de Mardochée, puis c’est lui qui révèle les prédictions des Assyriens ; par deux fois il veut du bien à Aman, et par deux fois ce bien se révèle sa perte, c’est ce qui permet de définir le tragique du personnage d’Aman : s’attendant au bien, il trouve le mal. Ce rôle d’Hydaspe va se parfaire dans Athalie, comme on le verra. Il est la cheville ouvrière du drame, l’instrument au service de la Providence dans les mains de Dieu. Au point où la tirade commence, Aman a déjà exprimé en termes violents sa haine envers Mardochée, dont l’image le poursuit constamment (435 sq), car il est le seul à ne pas se courber devant lui. IL va donc expliquer à Hydaspe les raisons de sa colère, qu’Hydaspe comprend mal. (« Un si faible ennemi....v. 425)

Enjeux

Racine a ajouté beaucoup par rapport à ses sources ; il approfondit le caractère d’Aman. Que représente Aman dans la structure dramatique, et que représente Mardochée pour Aman ?

Plan

Deux tirades séparées par deux vers d’Hydaspe qui vont articuler le développement en deux points :

  • Mardochée face à la grandeur d’Aman
  • Les raisons du désir de vengeance d’Aman (l’extermination des juifs)

Première partie

Un premier vers d’introduction (« Non, il faut à tes yeux dépouiller l’artifice ») permet un discours sincère : Aman va se montrer dans la nudité de son être (« dépouiller ») c’est-à-dire dans son mal fondamental, qu’Hydaspe ne comprend pas devant « la si belle vie » qui est à ses yeux celle d’Aman.

La première tirade s’articule autour d’un « cependant » fortement antithétique, prolongé par un « mais Mardochée... »

« J’ai su de mon destin corriger l’injustice » : d’emblée le premier vers oppose un destin, une fatalité à une liberté individuelle (« j’ai su / Injustice du destin). Aman, c’est la revendication de liberté du personnage tragique en face d’un destin qui l’écrase ; et c’est aussi la réussite apparente de celui qui a su redresser de lui-même l’injustice, sans raison, du destin. Victoire de l’individu sur le fatalisme de son passé.

« Dans les mains des Persans, jeune enfant apporté
Je gouverne l’Empire où je fus acheté »

Les deux vers développent cette « correction » du destin en opposant très fortement la situation de départ (jeune enfant acheté) à la situation d’arrivée (Je gouverne l’empire). L’histoire de sa vie est romancée par Racine : un esclave (« acheté » en exil en Macédoine parce que de race amalécite.) Il a su donc inverser le rapport de dépendance dans lequel sa vie avait commencé (cf. aussi l’opposition des temps : « je gouverne/ je fus acheté », concomitant à l’opposition des voix active et passive, triomphe qu’il savoure avec délectation (place du mot « Empire » à la césure) : réussite exceptionnelle du self made man, l’étranger qui a fait tout seul carrière.

Mes richesses des rois égalent l’opulence
Environné d’enfants soutiens de ma puissance
Il ne manque à mon front que le bandeau royal.

Il décrit sa réussite : une prospérité générale : richesse et enfants, un avenir assuré (les enfants seront ses défenseurs et le dernier vers stigmatise la différence de condition entre lui et un roi par le seul emblème de la royauté (le bandeau royal). Est-il nécessaire de dire que ce portrait rejoint celui que le chœur fait du méchant et de son bonheur illusoire en II, 8 (« Et d’enfants à sa table une riante troupe..... » qui finit par « Il trouve l’amertume au milieu des plaisirs »). Cette amertume précisément apparaît dans la deuxième partie de la tirade :

Cependant des mortels aveuglement fatal !
De cet amas d’honneurs la douceur passagère
Fait sur mon cœur à peine une atteinte légère

Le premier vers rétablit la dimension tragique avec le terme « d’aveuglement fatal » : Aman, malgré sa réussite matérielle ne trouve pas le bonheur, et cette « amertume » au milieu des plaisirs » il en attribue la responsabilité à Mardochée ; le caractère spécifiquement tragique de ce sentiment tient à ce qu’il reconnaisse au même moment sa propre déraison : un « aveuglement fatal » : il appartient à une race maudite, interdite de bonheur. Ne reconnaît-on pas ici l’acharnement de la fatalité contre celui qu’elle veut écraser ? Au lieu de se réjouir de ce qu’il a, il n’accorde d’attention qu’au regard de celui qui nie sa puissance : cf. l’opposition amas d’honneur/ douceur passagère, atteinte légère (le poids de cet amas/la légèreté de ce qu’il produit) (et remarquez la récurrence des sonorités en [eur], autant d’amas de sons, comme de richesses....

Dans cette optique, Aman, c’est celui qui voit bien que les plaisirs et les honneurs du monde sont insuffisants mais il ne sait pas comment trouver le bonheur ; alors il cherche un bouc émissaire à son insatisfaction . Et s’il est tragique, c’est que dans un même mouvement il nie la force du destin (fier de sa réussite) et qu’il sent aussi qu’en dépit de tous ses efforts, il ne peut pas échapper à sa fatalité.

Mais Mardochée assis aux portes du palais
Dans ce cœur malheureux enfonce mille traits

Ces deux vers développent une antithèse avec les vers qui précèdent, eux-mêmes déjà antithétiques : d’un côté un amas d’honneurs qui ne touche pas, et de l’autre un homme seul qui enfonce mille traits dans ce cœur (mot repris volontairement) et il faut opposer le peu de bonheur produit (atteinte légère) par beaucoup de plaisirs, à la violente blessure (mille traits) produite pas une seul homme (qui enfonce mille traits) : une superficialité heureuse d’un côté et une souffrance profonde de l’autre. Et les assonances en [eur]se prolongent mais en une sonorité plus fermée : « malheureux ». Et le côté irrationnel de cette souffrance apparaît enfin dans l’opposition entre l’immobilité de Mardochée, qui se contente d’être « assis aux portes » et son action fantasmée : il « enfonce mille traits »...

Et toute ma grandeur me devient insipide
Tandis que le soleil éclaire ce perfide

Vers de conclusion : Mardochée , c’est l’homme qui rend sans saveur la grandeur d’Aman, il lui ôte le goût de l’existence, parce qu’il lui montre qu’en réalité il n’est rien, parce que la réussite ne lui apporte pas le bonheur ; et la périphrase : « tandis que le soleil... » (tandis que = aussi longtemps que) qui veut dire « tant qu’il vivra » a aussi une valeur métaphorique : Mardochée est éclairé par la Grâce. Quant au mot « perfide » il annonce le « perfide étranger » qui va représenter pour Aman l’étranger, le juif qui n’obéit pas à son devoir de sujet ou même d’esclave.

Les deux vers d’Hydaspe font office de transition en rattachant le sort de Mardochée à celui de tout son peuple. (« est promise aux vautours » : les Juifs doivent être privés de sépulture)

Deuxième partie

La haine d’Aman va alors se déchaîner : la tirade est bien différente et le changement de rythme et de style montre la montée de la colère :

Ah ! Que ce temps est long à mon impatience !

C’est précisément le motif rée de sa visite au Roi (châtier immédiatement Mardochée).

C’est lui, je te veux bien confier ma vengeance
C’est lui qui devant moi refusant de ployer
Les a livrés au bras qui les va foudroyer...

L’anaphore exprime cette haine: c’est Mardochée qui déclenche cette décision d’extermination. Racine suit ses sources : Aman représente cet orgueil démesuré qui fait retomber sur tout un peuple le manquement de l’un de ses membres à son égard. Le rapport de force se donne d’abord comme un rapport de directions : l’un refuse de ployer et l’autre pour le faire ployer va le foudroyer : deux images tirées d’ailleurs de la poésie biblique ; on apprend donc la vraie raison de l’extermination, raison particulièrement odieuse. Mais en même temps, et c’est important, cette décision montre qu’Aman ne se trompe pas sur Mardochée , qui n’est pas un simple individu, mais le représentant d’une communauté : il y a là quelque chose qui ressemble à la révolte d’un Fils contre un Père : dans le théâtre de Racine, le malheur du Fils (en réalité qui n’est jamais devenu adulte) est qu’il ne considère jamais non plus le Père comme un individu. Ainsi Mardochée, par son attitude intransigeante a suscité la haine démesurée d’Aman et fait courir aux Juifs le risque d’être exterminés : Mardochée semble être lui-même la cause de l’aggravation du sort des Juifs. Mais en réalité c’est cette aggravation même de la situation des juifs qui va mettre en branle l’action divine : en apparence le hasard ou même l’injustice mènent le monde, mais ce mal qui survient est en réalité la condition du bien futur.

C’était trop peu pour moi d’une telle victime
La vengeance trop faible attire un second crime

Aman explique la raison de sa décision : empêcher que Mardochée ne donne l’exemple, et qu’il y ait des imitateurs de Mardochée : il craint donc qu’en tuant Mardochée seulement, un autre n’en reproduise le comportement ; c’est ce qui explique ce châtiment exorbitant.

Un homme tel qu’Aman lorsqu’on l’ose irriter
Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.

Vers énoncés à la troisième personne, une objectivation qui en font comme la maxime d’un ministre : et l’on y voit l’orgueil démesuré d ‘Aman : remarquer les deux sens opposés de l’adjectif « Tel » dans les vers précédents « une telle victime » était méprisant (si petite) mais ici le « tel » veut dire « si grand », et la faute en devient un crime de lèse-majesté. (cf. aussi le verbe « oser » un manque de respect, puni par « une juste fureur » : Aman parle comme un Roi ; le châtiment n’étant alors jamais assez grand pour punir le criminel « ne peut trop éclater).
On voit comment la haine transforme la réalité (« une juste fureur » !!), alors qu’il n’y a que devant le Roi qu’il faille vraiment se prosterner.

Il faut des châtiments dont l’univers frémisse
Qu’on tremble en comparant l’offense et le supplice,
Que les peuples entiers dans le sang tout noyés...

La rupture de construction (il faut + nom devenant « il faut que ») montre encore cette montée de la violence, et d’une volonté de puissance qui s’impose par la terreur d’un ordre dictatorial. L’hyperbole, les images violentes vont de pair avec cette rage (l’univers , les peuples entiers noyés...) et ce désir de faire régner la terreur (« frémisse, tremble »),

justement à cause de cette disproportion impensable entre la légèreté de l’offense et la gravité du supplice.
Et voilà le signe même de la providence : ce déferlement incompréhensible de haine contre un peuple : c’est le signe même de l’action divine : ce quelque chose d’irrationnel qui fait l’histoire est, dans une optique chrétienne, récupéré par la Providence.

Je veux qu’on dise un jour aux peuples effrayés...

Même affirmation d’une volonté insatiable « Je veux » avec une projection dans le futur « aux siècles effrayés » : une terreur qui passera à l’éternité en quelque sorte.

Il fut des juifs. Il fut une insolente race
Répandus sur la terre, ils en couvraient la face.
Un seul osa d’Aman attirer le courroux
Aussitôt de la terre ils disparurent tous.

Le passage au style direct souligne la véhémence du propos : la parole personnelle se fait universelle : Aman veut faire partager au monde entier sa haine personnelle. Le passé simple utilisé (« Il fut » redoublé) est le rêve d’un passé révolu . Quant au terme « insolente » il s’explique parce que l’insolent Mardochée ne respecte pas la servilité qui leur est imposée : les juifs comme tare, comme malédiction (alors que la vraie race maudite est celle d’Aman, les amalécites), chargés de tous les crimes, ils sont partout (cf. la bénédiction divine de « croître et de multiplier ») « répandus sur la terre, ils en couvraient la face » et donc s’ils couvent la terre, ils semblent la faire disparaître, obscurcir la « face » de la terre, son visage : comme s’ils plongeaient la terre dans le noir...

Ce discours du fantasme (repéré par la récurrence des sonorités dans ces trois vers, comme un ressassement jamais assouvi, de la vengeance), rejoint de façon frappante tous les discours antisémites, ou racistes d’ailleurs en général.
Aux pluriels indistincts s’oppose « un seul » dans un hémistiche où le terme « un seul » s’oppose aussi à Aman, et la vengeance d’Aman est représentée comme elle est souhaitée : immédiate cf. « aussitôt » et totale (alors que les juifs « couvraient la face de la terre, voici qu’ « ils disparurent tous », comme si la reprise des sons du premier cers (il fut des juifs/ils disparurent tous) fermait ces quatre vers sur eux-mêmes, à l’image d’une parenthèse, celle de l’existence des juifs sur terre qui se refermerait après leur disparition.
La folie d’Aman se voit aussi à la place qu’il fait occuper à son nom dans le vers : à la césure, mais surtout à la même place que « de la terre » dans le vers d’après : ce qui exprime l’équivalence entre Aman et la terre : manquer de respect à Aman, c’est manquer de respect à la terre entière et donc mériter de disparaître.

On voit dans cette façon de parler moins la présence d’une vengeance méditée et froide que l’expression d’un fantasme obsessionnel, moins un acte donc qu’un objet de discours : Aman ne veut pas que les juifs disparaissent mais que les siècles futurs clament la raison de cette disparition.

Conclusion

Le tragique d’Aman : il apparaît ici en filigrane : c’est un tragique à la fois objectif et subjectif

- Objectif, dans la mesure où Aman renie son passé ; il veut affirmer son individualité et montre qu’il s’est fait tout seul. IL ne veut pas être confondu avec le peuple maudit dont il est sorti, mais c’est un rêve impossible et sa femme lui rappellera qu’on n’échappe pas à ses origines.

- Subjectif : il est fondamentalement le damné, celui à qui la grâce fait défaut, et qui le sait parce qu’au milieu des plaisirs, il lui suffit d’un regard de Mardochée pour être plongé dans la souffrance : il sait que la concupiscence, la « delectatio mundi » ne lui apportent pas le bonheur, mais il ne sait pas qu’il y a une autre delectatio supérieure, et il sait que quelque chose lui manque, mais il ne sait pas ce que c’est. Aman, c’est la preuve en négatif des bienfaits de la grâce divine.
La folie d’Aman : ce tragique, cet « aveuglement fatal » le fait précisément sombrer dans la folie, dans l’irrationalité : la démesure de la fin du texte en est la preuve : de la haine d’un homme contre un autre, on passe de la haine de tous contre une race ; et la folie, ce serait le passage du fantasme à sa réalisation, une folie meurtrière qui si elle se déchaîne n’est pas sans raison : Mardochée résiste à Aman parce qu’un Juif sait qu’Amalécite est le mal ; et l’aveuglement d’Aman consiste à ne pas voir qu’en faisant retomber sur tout un peuple la « faute » d’un seul, il nie la liberté même de l’individu sur laquelle il avait fondé sa propre réussite : il reconnaît que c’est en tant que juif que Mardochée ne le respecte pas c’est-à-dire que c’est en tant qu’Amalécite que lui-même n’est pas respecté: contradiction d’un comportement qui est le signe même de l’aveuglement d’Aman : dans l’univers tragique de Racine, le Fils, même s’il affirme ses droits à l’indépendance, ne peut jamais se libérer de sa famille.

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