Épisode 2 : Les secrets du Vieux de la Mer Les aventures d’Hercule racontées par Nathaniel Hawthorne et lues par Emma Karanov

Nathaniel Hawthorne,
Le Livre des merveilles, contes pour les enfants tirés de la mythologie, volume 1,
traduit de l'anglais par Léonce Rabillon (1858), histoire 4, « Les trois pommes d’or »

Nathaniel Hawthorne (1804 - 1864) est un célèbre écrivain américain, auteur de nouvelles et de romans. En 1851, il publie A Wonder-Book for Girls and Boys (« Un livre-merveille pour filles et garçons ») : une collection de six courtes histoires inspirées de grands mythes grecs. Un nouveau livre, paru en 1853 sous le titre Tanglewood Tales for Boys and Girls, another wonder-book, comporte six nouveaux récits mythologiques. L’ensemble est traduit en français sous le titre de "premier" et "second" Livres des Merveilles.

 

Les jeunes filles offrirent leurs guirlandes à Hercule : elles couvrirent son front majestueux et ses puissantes épaules de telle manière que sa peau de lion disparut entièrement. Elles s’emparèrent de sa pesante massue et l’entourèrent des plantes les plus rares et les plus parfumées jusqu’à cacher complètement l’écorce de l’arme gigantesque. C’était comme une immense pyramide de fleurs. Puis elles se prirent par la main et dansèrent en rond autour de lui, chantant des mots dont l’ensemble prit un rythme poétique pour former un chœur harmonieux en l’honneur du glorieux Hercule.
Celui-ci sentit son cœur rempli de joie, comme il serait arrivé à tout homme célèbre, en voyant que des femmes charmantes n’ignoraient pas les hauts faits qu’il avait accomplis au prix de tant de travaux et de périls. Mais il avait encore de l’ambition : il ne pouvait s’imaginer que ce qu’il avait déjà exécuté soit digne de si grands hommages, quand il restait à entreprendre bien d’autres expéditions hardies ou difficiles.
- Aimables beautés, ajouta-t-il au moment où il les vit reprendre haleine, maintenant que vous savez mon nom, serez-vous assez obligeantes pour me dire comment je puis parvenir au jardin des Hespérides ?
- Tu veux donc partir si tôt ? s’écrièrent-elles ; toi qui t’es illustré par de si grandes actions, toi qui as mené une vie si laborieuse ! Ne consens-tu pas à jouir d’un peu de repos, sur les bords paisibles de cette rivière ?
Hercule secoua la tête.
- Il faut que je parte, reprit-il.
- Dans ce cas, nous allons te donner les renseignements que tu désires. Il faut aller jusqu’au bord de la mer, découvrir le Vieillard, et le forcer à t’enseigner où l’on peut trouver les pommes d’or.
- Le Vieillard ! répéta Hercule en souriant ; de qui parlez-vous donc ?
- Du Vieux de la Mer, tu sais bien ? répondit l’une des voix les plus douces. Il est père de cinquante filles qui passent pour belles ; mais nous ne pensons pas qu’il soit bon que tu fasses leur connaissance parce qu’elles ont des cheveux verts comme les flots et une espèce de queue de poisson. Il faut que tu parles au Vieux de la Mer. C’est un homme qui connaît tous les secrets de l’Océan et qui peut te dire tout ce qui concerne les Hespérides, car leur jardin est situé dans une île qu’il a l’habitude de fréquenter.
Hercule leur demanda par quels moyens il arriverait près du Vieillard. Quand ses gracieuses conseillères lui eurent fourni les renseignements dont il avait besoin, il les remercia de leur complaisance, des fleurs, du pain et des raisins qu’elles lui avaient offerts, ainsi que des danses et des chants dont elles l’avaient honoré ; il leur exprima surtout sa reconnaissance pour lui avoir indiqué son chemin et il se remit immédiatement en marche.
Cependant il n’était pas encore hors de la portée de la voix qu’une des jeunes filles le rappela.
- Tiens le Vieux bien fermement quand tu te seras emparé de sa personne ! cria-t-elle en souriant et en levant le doigt pour rendre sa recommandation plus expressive. Ne t’étonne de rien. Seulement tiens-le bien et il te révélera tout ce que tu veux savoir.
Le héros la remercia de nouveau et poursuivit sa route pendant que les jeunes filles se remettaient à leur travail. Il fut pour elles un sujet de conversation longtemps encore après son départ.
- Nous allons préparer les guirlandes les plus brillantes, disaient-elles, pour le couronner à son retour, quand il aura conquis les trois pommes d’or et abattu le dragon aux cent têtes.

 


Pendant ce temps-là, Hercule marchait sans relâche par monts et par vaux et à travers les forêts les plus solitaires. Parfois il lui arrivait de brandir sa massue et de fendre un chêne centenaire d’un seul coup. Son esprit était si plein de géants et de monstres, fatalement condamnés à être combattus par lui, que peut-être prenait-il ce chêne pour un monstre ou pour un géant. Il était si pressé de parvenir au terme de son voyage qu’il commença à regretter d’avoir passé de longues heures au milieu d’un cercle de jeunes filles, perdant de précieux instants à raconter ses aventures. Mais il en est toujours ainsi des personnes destinées à accomplir de grandes choses. Ce qu’elles ont déjà exécuté est moins que rien à leurs yeux ; la dernière entreprise leur paraît toujours la seule qui mérite leurs efforts et le sacrifice même de leur vie.
Si on avait pu l’apercevoir traversant les bois, on aurait été épouvanté des coups dont il renversait les arbres. D’un seul tour de bras, il en broyait le tronc, comme aurait fait la foudre, et faisait craquer les branches, qu’il éparpillait sur le sol.
Hâtant de plus en plus sa marche, sans se reposer une seule minute et sans se retourner, il finit par entendre à quelque distance le mugissement de la mer. À ce bruit, il redoubla de vitesse et arriva bientôt à une plage où de grandes vagues se précipitaient les unes sur les autres et venaient rouler sur le sable en une longue bande d’écume aussi blanche que la neige. À l’une des extrémités de la baie se trouvait un petit espace d’un charme particulier, d’où certaines plantes s’élançaient sur une falaise qu’elles semblaient revêtir d’un manteau splendide. Un tapis de verdure émaillé de trèfle aromatique s’étendait du pied de la falaise au lit de la mer. Était-ce là, entre nous, qu’Hercule devait s’attendre à trouver un vieillard endormi ?
Mais d’abord, était-ce bien un vieillard ? Au premier coup d’œil, il en avait toute l’apparence ; et pourtant, après avoir regardé de plus près, on croyait voir l’une de ces créatures habituées à vivre au fond de la mer. En effet, il avait les jambes et les bras recouverts d’écailles de poisson ; ses mains et ses pieds étaient palmés comme les pattes du canard ; sa longue barbe d’une teinte verdâtre avait plutôt la forme d’une touffe d’algues marines que d’une barbe ordinaire. Avez-vous vu quelquefois un morceau de bois longtemps ballotté par les vagues, tout garni d’une sorte de mousse aquatique ? Lorsqu’il est amené sur le sable, vous diriez qu’il vient d’être rejeté du plus profond de la mer. Eh bien, ce vieil habitant de l’empire humide vous aurait rappelé exactement le bâton livré pendant longtemps aux caprices des flots ! Mais Hercule, aussitôt qu’il eut vu cette forme étrange, jugea que ce ne pouvait être que le vieillard de qui il allait apprendre son chemin.
En effet, c’était bien le Vieux de la Mer annoncé par les jeunes filles. Remerciant les astres protecteurs de le lui avoir fait découvrir pendant son sommeil, Hercule se glissa vers lui sur la pointe des pieds, puis il le saisit par le bras et par la jambe.
- Dis-moi, cria-t-il avant que le Vieux soit complètement éveillé, quel est le chemin du jardin des Hespérides ?
Comme vous pouvez facilement vous l’imaginer, le Vieux de la Mer se releva en sursaut. Mais sa surprise put à peine égaler celle d’Hercule : lorsque le Vieillard voulut échapper à l’étreinte vigoureuse qui le retenait, le héros se trouva serrer dans ses mains le pied de derrière et le pied de devant d’un cerf magnifique. Il tint bon, le cerf disparut ; à sa place était un oiseau de mer, se débattant et criant, l’aile et la patte fortement enchaînés. L’oiseau ne put pas davantage recouvrer la liberté ; il se transforma en un horrible chien à trois têtes, qui se mit à grogner et à aboyer, en cherchant à déchirer les mains d’Hercule. Celui-ci ne le lâcha pas et l’instant d’après, au lieu d’un chien à trois têtes, apparut Géryon, l’homme aux six jambes, lançant des ruades des cinq jambes qu’il avait libres, afin de dégager la sixième ! Mais le valeureux lutteur ne cédait toujours point. Peu à peu Géryon disparut et fut remplacé par un énorme serpent, semblable à ceux que le noble enfant avait étranglés dans son berceau ; seulement c’était un serpent cent fois plus gros : il se tordait, s’enroulait autour du corps et du cou du héros, fouettait l’air de sa queue, et ouvrait une mâchoire épouvantable, comme pour l’avaler d’une seule bouchée. C’était vraiment un spectacle effrayant ! Mais Hercule ne se découragea pas une seconde et serra si fortement le serpent entre ses doigts que le monstre se mit à siffler de douleur.
Vous avez dû comprendre que le Vieux de la Mer, malgré sa ressemblance avec la figure de proue des navires qui sillonnent les flots à l’écume jaillissante, avait la puissance de prendre la forme qu’il voulait. Au moment où il se trouva si rudement terrassé par Hercule, il avait compté sur la surprise et l’horreur que devaient lui inspirer ces métamorphoses successives pour échapper à l’étreinte du héros. Si Hercule avait fléchi un instant, le Vieux en aurait certainement profité pour plonger dans la mer, d’où il ne se serait pas donné la peine de remonter pour répondre aux questions d’un étranger. Quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent auraient eu la tête bouleversée à la première de ces horribles métamorphoses et auraient pris leurs jambes à leur cou sans hésiter : car l’une des difficultés les plus grandes de ce monde, c’est de distinguer les dangers réels des dangers imaginaires.
Comme Hercule serrait toujours le Vieux de la Mer avec une ténacité invincible et ne faisait qu’étreindre le monstre plus vigoureusement à mesure qu’il changeait d’aspect, en lui infligeant des tortures de plus en plus douloureuses, il le vit enfin reparaître sous sa forme naturelle. Le voilà donc reprenant ses nageoires, ses écailles, ses pieds palmés et sa barbe touffue d’herbes marines.

 


- Que me veux-tu ? s’écria-t-il aussitôt qu’il eut repris haleine ; car c’est une chose assez fatigante que de passer par de si nombreuses transformations. Pourquoi me serres-tu si fort ? Lâche-moi tout de suite, ou je te prendrai pour une personne extrêmement mal élevée.
- Sache donc que mon nom est Hercule, répliqua le génie de la force en faisant retentir le rivage de sa voix formidable ; et songe que tu ne sortiras de ces mains qui te tenaillent qu’après m’avoir dit quel est le chemin le plus court pour aller au jardin des Hespérides !
À ces mots prononcés par celui même qui le maîtrisait, le vieux monstre vit, en ouvrant la moitié d’un œil, qu’il était indispensable de répondre catégoriquement.
Le Vieux était un habitant de la mer, vous devez vous en souvenir, qui errait sans cesse, comme les autres habitants de l’élément liquide. Il n’avait pas manqué d’entendre parler d’Hercule et des merveilleuses actions qu’il ne cessait d’accomplir dans les différentes parties de la terre. Il savait en outre qu’il était déterminé à exécuter tout ce qu’il entreprenait. Aussi ne fit-il plus de tentative pour s’échapper et il s’empressa-t-il de révéler à ce triomphateur universel le chemin du jardin des Hespérides, en l’avertissant des nombreux obstacles qu’il aurait à surmonter avant d’y parvenir.
- Il faut, dit le Vieux de la Mer, après avoir examiné tous les points de l’horizon, suivre une certaine route jusqu’à ce que tu arrives en vue d’un énorme géant qui soutient le ciel sur ses épaules. S’il est par hasard de bonne humeur, ce géant t’apprendra la situation exacte du jardin que tu cherches.
- Mais s’il n’est pas de bonne humeur, fit observer Hercule, en tenant sa massue en équilibre sur le bout de son doigt, peut-être y aura-t-il moyen de le faire changer d’idée.
Après mille remerciements au Vieux de la Mer et mille excuses pour l’avoir passablement rudoyé, le héros se remit en route. Il lui arriva un grand nombre d’aventures plus étranges les unes que les autres, qui mériteraient votre attention, si j’avais le loisir de vous les rapporter avec autant de détails qu’il le faudrait.
Ce fut dans ce trajet, si je ne me trompe, qu’il rencontra un autre géant doué par la nature de la singulière puissance de décupler sa force toutes les fois que son corps touchait la terre. Il s’appelait Antée. Vous devez voir assez clairement que ce n’était pas une petite tâche que d’attaquer un pareil drôle ; car, à chaque croc-en-jambe qu’il recevait, il se relevait dix fois plus robuste et dix fois plus capable d’user de sa vigueur que si son ennemi l’eût laissé tranquille. Plus Hercule lui assénait de coups de massue, plus il paraissait lui-même perdre de chances dans la lutte. J’ai souvent controversé avec des gens pareils, mais jamais combattu. Il ne restait plus à son adversaire qu’un seul moyen ; il l’employa : ce fut de soulever Antée et de le serrer dans ses bras jusqu’à lui faire rendre le dernier soupir.

 

Nathaniel Hawthorne,
Le Livre des merveilles, contes pour les enfants tirés de la mythologie, volume 1,
traduit de l'anglais par Léonce Rabillon (1858), histoire 4, « Les trois pommes d’or »

Nathaniel Hawthorne (1804 - 1864) est un célèbre écrivain américain, auteur de nouvelles et de romans. En 1851, il publie A Wonder-Book for Girls and Boys (« Un livre-merveille pour filles et garçons ») : une collection de six courtes histoires inspirées de grands mythes grecs. Un nouveau livre, paru en 1853 sous le titre Tanglewood Tales for Boys and Girls, another wonder-book, comporte six nouveaux récits mythologiques. L’ensemble est traduit en français sous le titre de "premier" et "second" Livres des Merveilles.

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