Colonnes antiques, colonnes vivantes Une approche symbolique du monde, de l’espace et du temps

Le voyageur qui parcourait l’Italie aux premiers siècles de notre ère traversait un monde urbain envahi, rempli, saturé de cet élément si prisé des bâtisseurs antiques : la colonne. Demeures particulières, portiques urbains, temples abritant les dieux, palais, basiliques accueillant les commerces ou les procès, petits et grands thermes, il n’y avait pas une construction qui n’en fût abondamment peuplée.

Laissons de côté les colonnes, aussi bon marché qu’efficaces et faciles à dresser, que l’on construisait en empilant des briques arquées recouvertes ensuite de stuc peint. Quant aux autres colonnes d’époque romaine, contrairement à la plupart de leurs sœurs grecques classiques faites de tambours superposés, ce sont des monolithes tirés des carrières helléniques, italiennes ou égyptiennes ! L’empire méditerranéen a ainsi livré à l’Italie une gamme éblouissante et variée de marbres, de brèches calcaires, de granites, de porphyres ; on les laissait lisses et polis ou on les cannelait.

Si certaines de ces colonnes ont des dimensions modestes, beaucoup cherchent la majesté, et il n’en manque pas dont les mesures répondent à l’échelle de cet univers gréco-romain, cet orbis terrarum où circulaient les lois, les armes et les œuvres. Allez à Rome, dans la salle des thermes de Dioclétien réaménagée par Michel-Ange en église - Sainte-Marie-des-Anges - : faut-il davantage admirer le gigantisme des colonnes ou les moyens techniques qui ont permis leur patient transport depuis les carrières du haut Nil jusqu’à la Ville ? 

Les bâtiments n’ont cessé de se renouveler : il fut de tradition, dès le IVe siècle, de puiser dans l’énorme gisement des constructions antérieures pour édifier du neuf. Les basiliques paléochrétiennes ont systématiquement repris ces matériaux : Sainte-Marie-Majeure en reste l’exemple le plus vaste et le plus évident. 

Le premier millénaire ne se priva pas de cette ressource : il fut un bâtisseur beaucoup plus fervent et prolixe que de trop rares vestiges ne le laisseraient penser. Ses édifices, fragilisés par des séismes, furent engloutis sous la vague déferlante des constructions entreprises en ces deux grands siècles de civilisation que furent le XIe et le XIIe siècles. Toutefois le réemploi se poursuivit systématiquement. Les cités, les principautés et les royaumes se disputaient le meilleur de l’héritage antique : en dressant les magnifiques colonnades de l’église de Monreale, le roi de Sicile Guillaume de Hauteville répliquait aux Pisans qui, pour leur cathédrale, avaient, cinquante ans plus tôt, chargé sur leurs nefs les monolithes de la mosquée de Palerme, probablement récupérés sur les ruines de la Carthage romaine…

Il serait toutefois très réducteur de n’attribuer à cette récupération que des raisons simplement pratiques : il est vrai que l’utilisation d’un matériau abondant, varié et de qualité, permet l’économie de la taille, mais non celle du transport ; on admirera ici les ingénieurs médiévaux qui n’ont jamais été inférieurs à leurs prédécesseurs antiques pour déplacer et remonter des cylindres de 15 tonnes ! 

Dans des civilisations où la réalité est une forêt de symboles, où le sens détermine la construction autant et plus que l’usage fonctionnel, la colonne réemployée est riche de significations. 

Elle est d’abord une « citation » de l’antique, et à ce titre elle donne prestige et noblesse à l’édifice qui la réutilise ; le constructeur se place ainsi comme l’héritier et le successeur des Anciens, toujours vénérés en maîtres : la continuité des traditions culturelles entre l’Empire antique et les XIe et XIIe siècles fut assurément plus forte que ne le laissent croire les évidentes évolutions politiques et économiques.

Plus profondément, la colonne a une densité symbolique qu’on peut tenter de discerner en évoquant rapidement trois exemples.

Le baptistère d’Aix-en-Provence a réutilisé, au VIe siècle puis au XIe, les mêmes huit colonnes antiques. Ce nombre huit, qui inaugure une altérité au-delà de la perfection du sept, préside, dans tous les baptistères, à la transfiguration signifiée par le rite chrétien du baptême : passage de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière, de la « terre » au « ciel », marqué par ces colonnes qui montent droites et puissantes, porteuses d’une énergie créatrice qui semble animer les fûts de granite ou de marbre aux teintes multiples.  

La civilisation chrétienne, en empruntant ces colonnes aux débris de la ville antique, en a ici détourné le sens : la colonne qui chantait dans les thermes ou sur le forum la gloire d’un César appelé à faire partie du cortège des dieux, emporte ici vers la gloire divine le simple baptisé : quels que soient son statut et sa condition, il est jugé digne d’être appelé à participer à la vie céleste comme ces huit belles pierres issues des profondeurs de la carrière et métamorphosées par l’esprit et le labeur humains.
 

Le baptistère d'Aix-en-Provence
Aix-en-Provence, Baptistère.

 

À Bénévent, le duc lombard Arechis II édifie en 760 l’église dédiée à la Sainte Sagesse : Sainte Sophie. Six colonnes venues du temple d’Isis supportent la coupole centrale. Autour d’elles, huit pilastres et deux colonnes d’entrée.
Curieusement, la disposition très symétrique de cet espace et des supports détermine un parcours et des points de vue aléatoires et indéfinis, entre des séries de nombres symboliques et des jeux complexes de lumière ; la résolution d’un tel parcours se trouve à la fois horizontalement dans les trois absides et verticalement dans la coupole : appel vers la source et la fin de la création, vers le divin céleste et terrestre, immanent et transcendant. Il est intéressant de constater que les colonnes antiques, empruntées à une déesse qui présidait à une initiation vers la vie, soient ici reprises en cercle, formant un repère central et ascendant.

bénévent
Bénévent, Sainte Sophie. 

 

À Tuscania, vieille cité à 90 kilomètres au nord-ouest de Rome, regardons cette crypte magnifique de San Pietro, édifiée au XIIe siècle. Le temps a poli et parfois rogné les colonnes antiques, mais ne les a pas fatiguées : les unes en marbre cipolin, ou blanc, ou pourpre, les autres en granite ; beaucoup sont lisses et appellent la caresse des mains, d’autres sont cannelées ; sur une autre encore, un peu moins haute et juchée pour cela sur un socle élevé, les cannelures tournent en spirale ; il y a même un pilastre de marbre à section carrée. Cette variété, qui se retrouve au niveau des chapiteaux, est-elle un simple hasard de la récupération ? Ce serait méconnaître l’esprit du XIIe siècle.

san pietro
Tuscania, crypte de San Pietro 

 

L’architecte a fait le choix d’un peuple différencié, multiple, et formant pourtant une unité, une unité vitale, vivante, où chaque élément a sa place, mais ne prend sens que par la totalité de l’espace qui rassemble et transcende. Cette union n’est pas imposée : elle émane de l’œuvre de chaque colonne, car chacune, venue des temps anciens, supporte de beaux arcs neufs - au XIIe siècle ! - entre lesquels sont tendues des voûtes d’arêtes. Autant de modules, semblables mais non identiques, sur lesquels la lumière vient jouer : c’est elle qui véritablement donne sens à l’ensemble. De fait, elle est l’élément architectural essentiel : elle redonne vie à ces marbres anciens, elle transfigure chacun des éléments, chacune des parties. En dévoilant l’unicité et la particularité de chaque colonne, elle révèle paradoxalement l’unité de leur ensemble, dont elle est elle-même la source, le moyen et la fin. Ainsi l’espace commence-t-il dans l’ombre, vers la gauche de la photo : 24 colonnes (1 x 2 x 3 x 4) déterminent 9 (32) nefs de 4 travées de l’occident à l’orient, donc en remontant de la mort vers la vie ; quatre autres déterminent dans l’abside un espace triple, trinitaire. Ainsi la disposition de ces colonnes autonomes et différentes vient entremêler et ordonner, dans la dynamique de la lumière et selon une continuité initiatique où le jeu des nombres et des formes géométriques est essentiel, terre et ciel, vie et mort. L’étape ultime en est signifiée, à droite sur la photo, par la marche d’accès à l’arrondi de l’abside : simple degré qui marque à la fois la parfaite continuité avec les nefs, mais aussi la rupture. 
 
Le visiteur moderne, si éloigné qu’il se sente de cette approche symbolique du monde, de l’espace et du temps, ne peut rester insensible ni au discours qu’un tel lieu tient encore sur la condition humaine, ni à la paix qui semble s’y construire et qui en émane sensiblement, pour peu qu’on accepte de s’y attarder dans le silence.

caserta
Caserta Vecchia (Campanie), Duomo San Michele Arcangelo. 

D’après l’article paru dans la revue de l’AMOPA n° 220.

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