Chapitre XIII — De la mode La bruyère, juge de la société de son temps

Ce sera sa dernière remarque qui nous donnera le sens du chapitre : « Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j’appelle des modes ». Or, tout ce que l’écrivain donne ensuite comme exemples est tout ce qu’on recherche en général dans la vie, à l’inverse de la vertu seule, « si peu à la mode » et qui va au-delà des temps.

Prenons donc toutes les « modes » dont parle ce chapitre comme du temps perdu, et faisons une place particulière à la mode de la dévotion qui est la pire des « modes » puisque c’est au nom de la piété et de la vertu par conséquent, qu’on perd don temps, et sa vie, à cultiver la (fausse) dévotion.

Une collection de collectionneurs

La Bruyère prend plaisir à développer les portraits de quelques collectionneurs dont la passion tourne à la monomanie, comme si lui-même (il y a chaque fois de nombreux ajouts) prenait plaisir à présenter une nouvelle pièce de sa propre « collection » : on trouve le fleuriste (qui se transforme lui-même en fleur en prenant racine devant sa tulipe, l’amateur de prunes, le bibliophile, le polyglotte, l’amateur d’oiseaux, celui qui veut être toujours à la mode… etc.

On voit donc que dans cette énumération se mélangent en réalité deux notions différentes : soit une passion (qui peut durer toute une vie) pour un objet vain, qu’il est à la mode cultiver, ou « que les autres n’ont point », ou bien un abandon à n’importe quelle mode, qu’on suit dans ses variations.

Il y a une fois encore la même hésitation qu’on a vue à l’œuvre dans les chapitres précédents : soit un solipcisme asocial (autour d’une obsession) soit une attitude suiviste (et donc inconstante) : la « curiosité » d’un côté, le conformisme de l’autre. Pourtant les deux attitudes vont se rejoindre dans leurs effets.

La satire

Si l’écrivain consacre toute une section de son livre à la « mode », c’est qu’il y voit comme l’image la plus claire de la  vanité humaine (du vide de la vie humaine), qui consacre sa peine, son temps, et quelquefois sa vie entière à des objets qui ne le méritent pas :

  • Des objets qui n’en valent pas la peine, cf. la chenille, les livres reliés, les oiseaux ou la tulipe : Disproportion comique entre la frivolité, la bassesse de l’objet, et le comportement passionnel de l’individu (cf. texte expliqué : Diphile), ou bien alors des objets qui ne méritent pas notre attention parce qu’ils changent et que leur mode est éphémère cf. le duel (3), les vêtements (15), les coiffures (12)
  • Une passion obsessionnelle qui isole l’individu : le fleuriste seul devant sa tulipe, l’amateur   de médailles qui ne parle que jargon.
  • Un collectionneur qui se trompe d’objet, en ce qu’il adore la créature au lieu de son créateur. Cf. texte expliqué : le fleuriste), en ce qu’il utilise son temps de la pire manière.

C’est ce qui explique que le mot qui revient le plus souvent, c’est le mot « vide » : en réalité l’esprit de ceux qui ont « la clef des sciences » (les grammairiens) est « vide », et c’est « précisément et à la lettre pour le remplir » qu’ils emploient leur bien et leur vie.

La mode devient ainsi le critère à rebours de ce qu’il faut faire : évitons tout ce qui est changeant, poursuivons ce qui ne varie pas, la vertu, la raison (5), ou une personne de mérite (8 : avec une belle comparaison entre une fleur des champs comme le bleuet, par rapport au lis ou à la rose).

Mais si l’homme s’entiche d’objets à la mode, comment aire de lui un portrait « vrai ». il est significatif de voir que les portraits que nous lisons sont ceux de collectionneurs, de monomanes, mais quand il parle de la mode, La Bruyère le fait de façon plus générale, plus abstraite, parce qu’autrement ce serait impossible cf. la célèbre remarque 19 : « Comment le fixer cet homme inquiet, léger, inconstant, qui change de mille et mille figures ? Je le peins dévot et crois l’avoir attrapé ; mais il m’échappe, et déjà, il est libertin… ».

Que faire si l’on veut tout de même évoquer l’homme à la mode ? Brosser le portrait de l’homme à la mode de son temps, et ce sera le dévot : ce qui explique la place que fait La Bruyère dans ce chapitre à la (fausse) dévotion.

La fausse dévotion

Pour être à la mode (et plaire au Roi) le courtisan (16) change de vêtement et devient dévot : la dévotion en effet n’est qu’un vêtement, et le courtisan devient un hypocrite, d’autant que ce vêtement imite ce qui précisément devrait échapper à la mode : la piété. C’est donc la mode la plus scandaleuse puisque son caractère « éphémère », qu’elle partage avec toutes les modes, est d’imiter la constance de la piété. Et de fait, ce n’est pas (à l’inverse de la vraie dévotion cf. 30) pour mieux supporter la vie et connaître une mort douce mais pour être à la mode et réussir dans la société : « faire servir sa piété à son ambition » (21). C’est l’hypocrisie totale d’Onuphre (qui offre beaucoup de ressemblances avec le Tartuffe de Molière) dont la piété n’est qu’un masque, et la morale qu’une façade (22).

Mais le propos, touchant à la religion, s’élève, le ton se fait plus moral et plus sérieux. La Bruyère reproche aux courtisans de se servir du penchant du roi à la dévotion pour capter ses faveurs ; et il reproche aussi au Roi d’avoir voulu réformer la Cour en ce sens (27) : c’est ne pas connaître la rouerie du courtisan. Le Roi ferait mieux de tolérer quelque libertinage plutôt que de jeter le courtisan dans l’hypocrisie et le sacrilège.

Ainsi l’écrivain en vient à décrire la vraie piété, que ce soit directement en 23 (comportement moral utile aux autres) ou sur le mode négatif (21) où l’on voit en filigrane la vraie dévotion : préférer la lecture des Évangiles aux livres de spiritualité, éviter le jargon et parler une langue simple, considérer la piété comme une fin et non un moyen.

Mais ce qui dérange le plus l’écrivain satiriste dans cette mode de la dévotion, c’est qu’elle a tué le rire ! cf. 25 : un petit dialogue où l’interlocuteur cherche à savoir pourquoi Zélie, naguère si enjouée, ne rit plus, et Zélie lui dit à la fin : « Je suis dévote » et La Bruyère de constater : « Les passions tristes ont pris le dessus » !

Ainsi tout son livre est toujours à l’assaut de ces masques convenus, dont le plus insupportable pour lui est celui de la dévotion puisqu’elle allie le péché d’hypocrisie à l’humeur triste.

Explication de deux portraits du fragment 2 

Le fleuriste

Ce portrait fait partie de la longue satire des collectionneurs du chapitre « De la Mode ». La satire ici consiste en ce que l’homme est toujours vu du dehors, non dans l’intentionnalité d’une action, mais dans ses effets, donc on le voit comme privé de conscience. C’est un exemple qui illustre parfaitement les définitions du rire selon Bergson « de la mécanique plaquée sur du vivant » ou le fait de « fournir un grand effort pour un résultat nul ».

Nous prenons le texte après le premier paragraphe qui définit la « passion » du collectionneur. Ensuite La Bruyère nous donne plusieurs exemples de cette passion. Nous en étudions le premier, le fleuriste (= l’amateur de fleurs).

Plan

  • Une phrase d’introduction : la journée du fleuriste.
  • Un long paragraphe de courtes propositions séparées par des points virgules.
  • La conclusion de « Cet homme raisonnable…. » jusqu’à la fin.

Variation des points de vue

D’abord le narrateur : « Le fleuriste… »

Puis le lecteur : « vous le voyez… » où l’on rit de voir cette aliénation pour un objet aussi minime.

Le narrateur ensuite émet un propos général (« Dieu et la nature…) puis il cite le fleuriste au discours indirect, et reprend sa description (Cet homme raisonnable…)

Il y a donc une reprise du sujet par le narrateur : la vision qu’a le lecteur du fleuriste  est celle d’une apparence ; la vision du narrateur va montrer l’écart entre ce que cet homme est théoriquement par nature, et ce qu’il est devenu dans son existence : il n’y a plus de correspondance entre les deux, et c’est ce que dénonce La Bruyère. Comment s’y prend-il ?

Les métaphores du texte

En fait tout se passe comme si l’écrivain voulait montrer que dans cette passion exclusive des tulipes, et même d’une seule tulipe ! le fleuriste perdait ses qualités d’homme pour devenir par mimétisme fleur lui-même cf. « planté, pris racine, le cœur épanoui… » Notons le jeu des noms propres : la Solitaire renvoyant au caractère unique de cette fleur, mais se rapportant aussi à la solitude du fleuriste ; le genre féminin aussi de toutes ce fleurs… Donc une immobilité et un culte rendu à la fleur (« il ouvre de grands yeux etc » noter le rythme de cette phrase : la vision puis le sentiment de joie qui l’envahit)donc une passion (il la contemple, il l’admire) liée à la beauté de la fleur, et lui fait tout oublier, même de dîner ! (cf. dans cette phrase la répétition du relatif mis pour « la fleur » : « d’où il revient, où il se fixe, où il oublie de dîner). Le résultat en est donc une deshumanisation du fleuriste.

Le jugement de La Bruyère

Ce n’est pas vraiment le regard amoureux porté sur la fleur que blâme La Bruyère, parce que la fleur est belle (cf. la description que fait, non le fleuriste, mais l’écrivain : c’est une œuvre  d’art, un réceptacle). La Bruyère lui-même est sensible à cette beauté, mais le premier reproche, c’est qu’il admire plus l’objet lui-même (l’idolâtrie) que son créateur (point de vue chrétien : cf. l’opposition comique entre « Dieu » et « l’oignon de sa tulipe » ; reproche d’autant plus justifié que le fleuriste bientôt oubliera cette fleur à la mode cf. les deux phrases (les seules à être coordonnées) qui montrent la versatilité et l’incohérence du personnage : cette fleur « qu’il ne livrerait pas… » (discours indirect et conditionnel) mais « qu’il donnera » (futur affirmatif) « pour rien » (alors qu’il l’avait payée mille écus !).

Donc une passion qui finalement se révèle sans choix particulier mais être sous l’effet d’une mode (alors que tout, au début du paragraphe, le montrait comme quelqu’un qui choisit la plus belle tulipe). Ce que montre l’écrivain, c’est la disproportion entre un effet (le fleuriste est fatigué, affamé, fort content…) et sa cause « Il a vu des tulipes » ! - disproportion entre deux comportements opposés dans le texte (la passion puis le désintérêt total), enfin disproportion entre une nature humaine qui n’est là que comme référence, et un comportement qui la contredit.

Diphile

Le portrait d’un passionné d’oiseaux : un portrait comique, cf. la chute, où l’on voit qu’il est transformé en oiseau.

L'humour

Il apparaît dans le lexique, dans les sonorités, dans la syntaxe.

  • Dans le lexique : assimilation de la maison à une volière (cf. les énumérations), vacarme épouvantable (cf. hyperboles, comparaisons avec « les vents d’automne, les eaux « dans leurs plus grandes crues), odeurs, la  multiplication des termes appartenant à cette activité la fait apparaître encore plus stupide (il passe les jours à verser, nettoyer, siffler, faire couver), transformation du plaisir en « affaire laborieuse ». Ainsi voit-on l’écart entre ce qui devrait être un passe-temps et ce que devient cette activité pour Diphile : une aliénation totale (« fatigué de son propre plaisir, sans pouvoir jouir du moindre repos que ses oiseaux ne reposent (!) »)
  • Dans les sonorités : trois chaînes sonores font apparaître ces « chants d’oiseaux »: le « i »  de Diphile se répercute dans « finit par mille » (on a déjà le pépiement des oiseaux), puis le «a » de « ramage » annonce « vacarme » (ce que dit d’ailleurs le texte : non  pas ramage mais vacarme) , et le bruit se fait plus « aigu » avec « les plus grandes crues ».
  • Dans la syntaxe : le tour qui revient souvent « ne plus… mais » montre bien la réalité des choses. La maison « n’en est pas égayée mais empestée… ce n’est plus un ramage mais un vacarme… ce n’est plus un amusement mais une affaire laborieuse.

La présence du narrateur

On le voit à de petits détails comme l’incise « ces jours qui passent et ne reviennent plus » qui montre le décalage entre l’importance de la vie humaine, si brève, et la futilité de l’occupation de Diphile ; de même dans le mot « autre » dans la phrase, « il donne pension à un homme qui n’a point d’autre ministère… » le seul « ministère » qui vaut une « pension », c’est de siffler des serins et faire couver des canaris »(noter la discordance dans le registre des mots entre la première et la dernière partie de la phrase).

Une parabole

Ainsi l’ensemble vaut parabole sur la vanité des occupations humaines : perte de temps, fatigue inutile et passion coûteuse au détriment de sa propre famille.

Besoin d'aide ?
sur