Athalie, Jean Racine (1691) : une véritable tragédie

Mongrédien souligne avec raison qu’Athalie montre l’exemple unique d’un double caractère épique et dramatique. Effectivement si sur le plan divin ou du point de vue divin plutôt les personnages sont taillés tout d’une pièce, du point de vue humain, ils sont plus complexes et montrent les caractères habituels des personnages raciniens.

1. Athalie

C’est une étrangère à Juda car elle n’est que l’épouse du roi de Juda et de plus elle a gardé le culte de sa mère Jézabel, la tyrienne.

a) Incompréhension du monothéisme

« Laissons-là de Joad l’audace téméraire
Et tout ce vain amas de superstitions
Qui ferment votre temple aux autres nations...

Ici (v. 452 sq) apparaît le même langage que dans la bouche d’Aman : ce qu’elle ne comprend pas, c’est la notion d’un Dieu UN, qui interdit tout autre culte. Au contraire il lui semble possible d’associer autant de dieux qu’on peut, puisqu’elle veut même prier le dieu d’Israël. De même avec Joas en II, 7 «J’ai mon dieu, que je sers. Vous servirez le vôtre.

Ce sont deux puissants dieux....(684)
Mais elle se voit répondre .....
Il faut craindre le mien,
Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n’est rien. »

Cette tolérance d’Athalie n’est pas le signe d’une absence louable de fanatisme ; c’est au contraire le signe qu’elle ne donne pas à son dieu ce qu’il convient de donner au Dieu tout- puissant. Elle se fait une conception païenne de la divinité, qui voit en elle la garantie peut- être d’un bonheur terrestre, et c’est comme cela qu’elle l’entend, puisque pour elle Baal est supérieur à Yaveh, car il l’a fait triompher sur toute la ligne, :


« Le ciel même a pris soin de me justifier... » (470)

Donc ce bonheur a un côté mesquin, un bonheur temporel, une succession de plaisirs et de richesses (cf. dans Esther la double délectation), et c’est le genre de vie qu’elle propose à Joas (étude de II, 7), et il est naturel qu’elle ne comprenne pas cette double résistance de Joad et de Joas. C’est pour cela qu’elle présente un caractère tragique. On a relevé les traits par lesquels Racine l’avait rendue sympathique : ils font naître un sentiment de pitié envers quelqu’un qui n’est pas tout à fait méchant . Athalie n’a pas accès à la vérité. Elle voudrait, et elle est une bonne reine, mais elle ne comprend pas pourquoi elle est rejetée et elle ne le comprendra pas jusqu’à la fin.

b) Rapports contradictoires avec le Passé

Cette fermeture à une dimension supérieure lui fait tenir une conduite arbitraire dénuée de principes :

- D’un côté elle proclame sa fidélité à son passé : elle a voulu venger son père et sa mère (cf. étude II, 7 709 sq) et elle justifie le massacre des innocents par la nécessité de venger ses parents

Oui, la juste fureur, et j’en fais vanité
A vengé mes parents sur ma postérité...(709)


Noter la contradiction : elle venge ses parents et sa famille en tuant sa propre descendance, donc en supprimant sa propre famille ! Attachée plus en cela au royaume d’Israël, elle a voulu, dans la mesure où Jehu avait pris sa place à Samarie, transformé Juda en Samarie- Israël, donc tuer la famille de David et installer Baal à Jérusalem.
Elle sacrifie donc le futur au profit du passé (et ce n’est pas pour rien que la première fois qu’on parle d’elle, on dit « la fille de Jézabel »)

- Mais de l’autre côté elle veut qu’on oublie ces temps troublés, pour assurer un ordre nouveau (cf. Pyrrhus dans Andromaque) dont elle souligne du reste la stabilité (II, 5 470 sq) et elle veut aussi proposer à cet enfant de devenir son héritier ! et à quel enfant !!

  • un jeune prêtre juif
  • qu’elle a vu en rêve comme son assassin

Pourquoi pense-t-elle au futur ? cf. étude de II, 5
Athalie s’est coupée de toute succession mais ce que son rêve lui montre, c’est que le passé est détruit, sa mère n’est plus que néant, et quant à l’avenir, elle voit un enfant qui la tue (renversement de la réalité puisque c’est elle, l’infanticide) mais qui montre que quelqu’un qui a tué sa propre descendance n’a plus de futur, et est donc voué à la mort. Et ce rêve représente un miracle, parce que soudain voilà qu’elle a accès au sens, elle a compris qu’il y avait des lois qu’il ne fallait pas transgresser...mais trop tard ! sauf que c’est un fait que ce rêve l’a rendue autre.
Un être mortifère (lire I 108-128,le sang, les animaux, les crimes...). Elle s’aperçoit peut-être trop tard que ses actes l’ont coupée de tout futur, et effectivement elle tourne le dos à la vie cf. 1 (« En des jours ténébreux... ») elle a tué l’avenir au nom d’un passé révolu cf. ses parents aux conduites si impies (N.B. Racine a changé la généalogie : elle était la belle- sœur de Jézabel et la sœur d’Achab). En cela elle incarne l’anti-nature (Barthes), un homme plus qu’une femme « Elevée au-dessus de son sexe timide... » (872)
Elle entre du reste chez les hommes au grand scandale des prêtres (« dans un des parvis aux hommes réservé » II, 2) Aucun sentiment féminin ne semble jusque là ne l’avoir atteint. Elle se vante de ne pas avoir connu de « lâche et frivole pitié » 718).
Or, ce qui se passe, et voilà encore le miracle proprement dit, c’est que brusquement elle redevient une femme. Au lieu que la tragédie montre « un monstre naissant », elle montre un monstre finissant. Elle est de nouveau accessible à la pitié, aux tourments cf. étude II, 7 Redevenir une femme est donc ce qui la tue : et c’est la puissance divine qui lui donne ces nouveaux sentiments pour mieux la perdre cf. 1776 « Tantôt pour un enfant excitant mes remords... » et là encore, dans la mesure où ce « bien » est en fait ce qui la perd, Racine retrouve la dimension tragique.
D’où vient donc la tragique erreur d’Athalie ? C’est qu’elle ne comprend pas la signification de la loi : la loi ne suffit pas, parce qu’il faut une autorité supérieure, morale et transcendante garantissant son fonctionnement, et qui donne donc un sens à l’acte qui lui est conforme. Il n’est pas sans importance que cette histoire se passe chez les Juifs, c’est-à-dire les futurs chrétiens : il s’agit de procéder à l’avènement d’un sens : la légalité ne se conçoit pas par le respect du passé (Abner) mais par la visée d’un futur.
Voilà donc ce qui relie la prophétie au rêve d’Athalie : la vision des siècles à venir et celle du jeune enfant, c’est ce futur qu’elle ne comprend pas, ce même futur susceptible de transformer une existence médiocre au jour le jour en une existence orientée cf. le chant du chœur en II, 9 (étude des vers 810 sq) « Sur l’avenir, insensé qui se fie... » insensé peut-être mais acte de foi qui seul permet de donner un sens à sa vie.

2. Joas

C’est donc l’orphelin échappé du désastre et c’est lui qui va laisser commettre le meurtre d’Athalie. Problème du matricide de l’infanticide Athalie...L’intrigue, humaine repose sur les relations Athalie-Joas, où l’on peut retrouver cette fascination mortelle de pulsion amoureuse pour l’innocent ou la victime (Pyrrhus/Andromaque, Néron/Junie, Phèdre/Hippolyte). Athalie est hantée par la Punition, et elle va revoir Eliacin, alors qu’elle a été insultée ; Joas, c’est donc à la fois Astyanax et Néron :

Néron car il a une mère criminelle et virile, qu’il va tuer, comme lui (Athalie est toujours nommée sa mère) et selon Mathan, (II, 6) c’est lui aussi un « monstre naissant » car il y a en lui une double hérédité, David/Jézabel, et Athalie met son meurtre sur le compte de cette hérédité, comme si elle n’était pas seulement punie par Dieu, amis surtout la victime d’un fils maudit (qui tuera son frère bien-sûr ensuite cf. le conflit premier et fondamental Caïn/Abel). Ce double rapport meurtrier est saisi à travers l’image du couteau, poignard, acier, qui revient dans toute la pièce, qu’il se trouve dans la main d’Athalie, ou dans celle de Joas.

Or un matricide, c’est l’acte horrible par excellence (plus grave que l’infanticide) cf. l’Orestie, et c’est cela qui crée, en même temps que les imprécations d’Athalie, ce climat pénible du dénouement (pas de chœur, des paroles sévères...)
Tout se passe comme si à la foi optimiste en la Providence se superposait cette constatation pessimiste sur la nature humaine. Comment peut-on expliquer la transformation future de Joas, et sur quoi repose cette fatalité de l’hérédité ?

Astyanax : Il y a entre Athalie et Joas le même rapport qu’entre Pyrrhus et Astyanax : Pyrrhus propose d’adopter l’enfant et d’oublier le passé. Mais Pyrrhus meurt à la place d’Astyanax, dont les Grecs demandaient la mort. Ici Athalie propose à Joas de devenir son héritier. Joas-Joad refusent et Athalie meurt au lieu de tuer celui qui est cause de sa mort. Les deux enfants sont voués au même sacrifice, mais du sacrifice –mort on va passer au sacrifice- sacre ; ce qui explique l’ambiguïté du « bandeau » et la méprise de Joas

Est-ce qu’en holocauste aujourd’hui présenté
Je dois, comme autrefois la fille de Jephté,*
Du Seigneur par ma mort apaiser la colère (IV, 1)

Et donc celui qui voudra préserver l’enfant sera tué, comme dans Andromaque (avec couronnement, sortie du temple et entrée dans le Palais) ; mais ici Racine va plus loin : il envisage par la prophétie le sort futur du roi innocent couronné dans ces conditions. Et ce que voit Joad, c’est qu’on ne peut résister aux tentations du monde : il fait sortir Joas du temple, mais il sait que sur le plan humain, cette innocence est perdue (texte IV, 3)

Il y a ici un pessimisme foncier sur le Pouvoir qui corrompt ; il ne peut y avoir « détachement du monde au milieu du monde » Il suffit de sortir du temple, de naître au monde pour céder aux tentations mondaines. Joas fera comme ses ancêtres : il fera mettre à mort un prophète. C’est ce qui explique l’ambiguïté terrible de la tragédie, qu’on ne peut lever qu’à condition de se projeter dans l’Eternité (cf. Bossuet) Il n’y a pas de bonheur sur terre, il n’y en a qu’aux Cieux.

Encore reste-t-il le mystère de la liberté humaine : l’histoire de Joas montre que le matricide en fin de compte ne sert à rien puisque Joas ne pourra se libérer du poids de son hérédité. Il est évident que ce pessimisme sur la nature humaine, de toute façon mauvaise et incapable de se libérer de la faute originelle ne peut être transcendé que par une Rédemption providentielle. Cf. l’interprétation d’Apostolidès qui note un désir d’espoir en contradiction avec le ton sombre de l’angoisse religieuse où l’homme est anéanti: et la conjonction rêvée temporel/spirituel se divise à l’avenir en un temps religieux linéaire (jusqu’à l’accomplissement des Temps) et un temps historique oscillatoire. Il y a une inévitable dégradation dans l’histoire des hommes, et ce qui s’exprime dans l’enfant Joas, c’est peut-être la nostalgie d’une pureté primitive dans la représentation d’un impossible retour à l’enfance du monde.

3.Tragédie et sacrifice (JJLepine The french Review 1990)


Un dénouement dans le sang et la joie à la vue du cadavre maudit : Jérusalem, « Avec joie en son sang la regarde plongée ».
Il y a des rapports particuliers avec le sacrifice humain. Athalie prise au piège, égorgée et tuée cf. texte V, 6 ; on a pu voir un rapport entre cette pièce et les origines religieuses du spectacle tragique.
La scène racontée en V, 6 rappelle une autre scène biblique justement celle de la Pentecôte du Nouveau Testament (Actes ch.2) : une foule semblable soudain saisie par une inspiration venue d’en haut et glorifiant la « Résurrection du fils de David ».
La violence ici a un aspect fondateur et religieux cf. les thèses de Girard. C’est pourquoi le thème du sacrifice parcourt encore une fois cette pièce, et c’est ici que par l’intermédiaire du sacré nous retrouvons la grande lutte épique du Bien contre le Mal cf. l’Apocalypse de Jean : lors du Jugement dernier, se dressent l’un contre l’autre l’Agneau de Dieu porteur des stigmates de la Passion sur un trône, et celle qui est jugée comme incarnant le mal universel, « la Grande prostituée » dont on dit qu’elle est responsable de la persécution des martyrs (Apocalypse, 17, « Je vis cette femme enivrée du sang des Saints... ») Il y a certainement une référence à cet affrontement à la scène 6 de l’acte V d’Athalie, avec Joas triomphant sur le trône et ces traces de poignard auxquelles il est fait allusion :

Reine ? De ton poignard connais du moins ces marques....(1718)


Des cicatrices/stigmates qui transforment Joas en Christ voué au sacrifice : « Alors je vis ...un agneau se dressait, qui semblait immolé » La métamorphose de Joas en figure christique donne à la scène finale une portée apocalyptique où le Mal va définitivement être châtié, surtout qu’Athalie est une nouvelle Jézabel dont on sait qu’elle fut célèbre pour sa prostitution et ses crimes contre les prophètes :

Ce dieu que tu bravais en nos mains t’a livrée
Rends lui compte du sang dont tu t’es enivrée (1735)


Ces paroles actualisent dans l’histoire un événement qui la transcende et l’accomplit dans une perspective chrétienne : le jugement dernier, les arrêts divins sanctionnant la fin d’un désordre (l’ancien triomphe des méchants sur terre) pour un ordre où se rétablit une unité collective préalablement déchirée (la plupart des Juifs s’étaient tournés vers Baal).
Donc c’est ici un passage de la tragédie au mythe dans lequel le sacrifice joue un rôle fondateur. Il faut rapprocher le songe (et le sacrifice rituel qu’il renferme) du dénouement et de la vision de Joad : même égorgement dans un temple : « Quel est dans ce lieu ce pontife égorgé ? » : là encore se trouvent liés la violence d’un meurtre sacrificiel et un ordre nouveau. On peut y rapporter les paroles que Joad prononce au nom de Dieu en I,1

Ai-je besoin du sang des boucs, et des génisses ?
Le sang de vos rois crie et n’est point écouté ! (88-89)


Autrement dit, sacrifiez Athalie ! et il est normal qu’un sacrifice ait lieu en cette fête de Pentecôte : interrompu par Athalie, le sacrifice est finalement accompli par elle.
Donc une cérémonie religieuse où l’immolation de l’Agneau (cf. le Bandeau) est remplacée par une vision apocalyptique par le sacrifice du Bouc émissaire à qui l’on mettra le même bandeau du sacrifice : « Remets-lui le bandeau dont tu te couvris les yeux » (1670)
Sacrifice fait dans la violence où l’expulsion du Méchant rétablit l’unité de la communauté dans la restauration de Juda ; le spectateur se trouve lui-même pris, par l’intermédiaire du chœur dans ce cérémonial où l’on retrouve la fonction de cohésion de la cérémonie même de représentation.

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