Athalie, Jean Racine (1691) : Acte I, 1 (1-84)

Tirade d’Abner qui commence de façon très abrupte ; tirade inaugurale où tout ou presque tout est dit du temps et du lieu de la pièce. Ce qu’il nous faut voir c’est donc non seulement la valeur informative, et poétique, de la tirade, mais sa valeur dynamique, et porteuse de l’action future. 

Composition

Très rigoureuse :

  • Une réponse (Oui) à une question posée (vers 1-4)
  • Une exclamation au vers 5 va permettre d’opposer passé et futur (v. 5-12)
  • Au présent (vers 12-20)
  • Enfin les vers 21-24 dessinent un futur menaçant.

Première partie : la réponse


Oui, je viens dans son temple adorer l’Eternel
Ce vers inaugural répond d’abord à un étonnement de Joad : pourquoi Abner, le fidèle lieutenant d’Athalie, vient-il au temple ? On verra d’ailleurs plus tard que la décision que Joad prendra dépendra de cette rencontre avec Abner, qui est comme un signe du Ciel qui lui annonce le changement d’Athalie.
Donc la pièce peut commencer quand les deux mondes séparés, le temple/les idolâtres communiquent : la tragédie, c’est cet entre-deux, où un instant ce qui ne doit pas se mêler se trouve mêlé : Abner peut, en tant que juif, se rendre au temple, mais sa venue annonce en réalité celle d’Athalie ; c’est lui qui, appartenant aux deux mondes, est la charnière qui va faire bouger l’ensemble: Abner, le juif, c’est le passage obligé du paganisme au christianisme. Mais le Juif, c’est d’abord celui qui proclame une adoration : « dans son temple adorer l’Eternel » : dès le premier vers, le lieu est donc connu : le temple de Jérusalem, et le mot « Eternel » est d’un côté le signe de la religion de celui qui parle, et d’un autre il désigne d’emblée le principal agent du drame, en même temps que toute l’expression (« adorer l’Eternel ») installe la pièce dans l’atemporalité : l’action précise sera transcendée dans une vision rédemptrice de l’Eternité. Enfin le « dans son temple » n’est pas une cheville : il signifie qu’on est à Jérusalem, vu que c’était le seul lieu où on pouvait « adorer » Dieu.
La phrase rebondit

Je viens selon l’usage antique et solennel
Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée...


Ampleur oratoire de cette première phrase, qui s’étale sur presque 4 vers (reprise de « Je viens ») et qui développe cette action « d’adorer » signalée au premier vers ; les inversions donnent encore plus de solennité à la phrase ; le mot « solennel » a ici son sens propre : une fois l’an : il s’agit de la fête de la Pentecôte qui célèbre le don de la Loi. C’est Racine qui a choisi que l’action se passe pendant cette fête : parce que c’est lors de cette fête aussi que les apôtres ont reçu l’Esprit saint, comme Joad, qui va prophétiser. C’est une fête importante que celle du don de la Loi, surtout pour le Juif Abner qui se caractérisera toujours par son légalisme : Abner, c’est la fidélité à la lettre de la loi (civile et religieuse) mais qui est assez myope au point de ne pas comprendre que les deux fidélités se contredisent..

Remarquer la coupe du vers 2 : 2/10, qui donne encore plus de lenteur au vers ; et le pronom « nous » du vers 4 qui montre l’appartenance d’Abner et de son interlocuteur à une même communauté.
Donc la réponse d’Abner à l’étonnement de Joad, c’est de lui dire : je suis là pour célébrer avec vous le don de la loi ; Mais cet étonnement de Joad tient sans doute au fait que depuis longtemps Abner n’est pas venu au temple. Or ce changement de lieu d’Abner, cette visite sont capitales dans la pièce, car c’est lui le véritable messager divin (et du reste, quelle est la vraie raison de sa venue ? célébrer Pentecôte, comme il le dit ou plus probablement prévenir Joad du changement d’Athalie et d’une recrudescence de sa haine ?)

Deuxième partie : le Passé

« Que les temps sont changés !» Effectivement il y a un effet de contraste entre la longue période qui précède et cette courte exclamation qui manifeste une rupture à laquelle Abner est sensible : quelque chose s’est cassé.

...................... Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple orné partout de festons magnifiques Le peuple saint en foule inondait les portiques...

Evocation du passé faite avec solennité cf. les deux inversions (de ce jour, du temple, les deux mots sont mis en valeur, le Lieu et le Temps de la pièce, et l’enjambement qui donne toujours la même ampleur. Une évocation pittoresque aussi (la trompette, les festons) et le verbe qui fait image : « inondait » et la rime en « our » avec laquelle le mot « foule » fera assonance : ce « jour » qui a été, et sera dans la pièce, le jour du miracle (d’ailleurs la rime reviendra plus bas). Enfin l’imparfait annonce un temps révolu : le temple est maintenant presque déserté, ces rassemblements, que Racine décrit ensuite, ont disparu

Et tous devant l’autel, avec ordre introduits,
De leurs champs, dans leurs mains portant les nouveaux fruits, Au Dieu de l’univers consacraient ses prémices.
Les prêtres ne pouvaient pas suffire aux sacrifices...

Est donc évoquée ici la solennité d’une liturgie désormais disparue : à l’extérieur du temple, l’année n’est plus rythmée par un calendrier sacré (la notion d’ordre est importante), où l’on apportait les prémices des champs. Même solennité avec les enjambements (une longue phrase de trois vers), les inversions, l’allongement visuel du deuxième vers, qui figure la longueur même de la procession, avec 8 monosyllabes, et nouveau retour de Dieu, non plus l’Eternel, mais le dieu de l’univers : après le maître du temps, le maître de l’espace : il y a dans cette fête deux espaces doublement superposés dans le lieu et le temps : Pentecôte et l’Eternité ; le Temple et l’Univers : cette superposition montre la correspondance des deux plans humain et divin.

Donc une impression de foule, de pléthore, d’abondance (les prêtres sont débordés !) (rappelons que le temple était le seul endroit où l’on pouvait faire des sacrifices).

Troisième partie

L’audace d’une femme arrêtant ce concours,
En des jours ténébreux a changé ces beaux jours...


Ce tableau à la fois champêtre et solennel est brusquement interrompu (aucune liaison) et de façon abrupte, on passe au présent, et à l’entrée en scène d’Athalie : « une femme » le mot d’abord pique la curiosité, et rend l’audace encore plus monstrueuse parce qu’elle vient d’une femme, elle semble contre-nature. Athalie empêche donc le calendrier de se dérouler normalement. Avec elle le mouvement liturgique s’arrête. Tout se fige «arrêtant ce concours » (cette affluence) : et c’est l’éclipse du jour, le règne de la nuit (« C’était dans l’horreur d’une profonde nuit »). Remarquons comment l’univers symbolique est mis en place avec naturel et rapidité : la femme/Dieu le père, la Nuit/le Jour, et l’oxymore « jours ténébreux» qui s’oppose aux «beaux jours» avec toujours l’inversion et la symétrie Nom+adjectif // Adjectif + nom.

D’adorateurs zélés à peine un petit nombre
Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre Le reste pour son Dieu montre un oubli fatal
Ou même s’empressant aux autels de Baal,
Se fait initier à ses honteux mystères
Et blasphème le nom qu’ont invoqué leurs pères.

Contraste frappant du présent avec le passé : à la foule s’oppose « un petit nombre à peine » de fidèles ; au verbe « inondait » s’oppose la timidité du verbe « oser » et de ces beaux jours il ne reste plus qu’une « ombre », donc une célébration en sourdine dont le son de la « trompette sacrée » n’est plus qu’un souvenir ; Même prédilection ici pour l’inversion.

Ainsi ce peuple est en train de perdre le souvenir de la loi, donc de son origine puisque les dix commandements sont au fondement même de la croyance monothéiste. Et désormais le présent marque une scission entre deux sortes de Juifs, les « fidèles » qui gardent intact leur « zèle » et les autres, qui sont décrits comme des idolâtres ou des athées. Donc Abner fait un tableau clair de la situation : Une femme et Baal d’un côté, Dieu, quelques fidèles de l’autre mais beaucoup d’athée ou d’idolâtres ; et cette division des juifs s’oppose à l’unanimité du passé (« et tous devant l’autel...). La société est composée de quelques « purs », de gens sans religion vivant dans cet ordre laïc instauré par Athalie ou même peut-être pour lui plaire « s’empressant » de sacrifier à Baal (les mots d’Abner montrent sa réprobation) et rejetant ainsi les principes de la loi juive.

Nous voyons par ces paroles d’Abner, qui est censé informer plus amplement Joad sur ce qui se passe à l’extérieur (Joad, c’est la scène, l’intérieur du temple) sa position particulière, puisqu’il n’est ni dans le Temple, ni à l’image des autres juifs oublieux qu’il frappe de son mépris. C’est l’intermédiaire, celui par qui le mouvement vers la rédemption (vers Jésus Christ pour Racine) peut se produire : sa venue imprime donc un dynamisme à la pièce.

Quatrième partie : un futur menaçant

Je tremble qu’Athalie à ne vous rien cacher
Vous-même de l’autel vous faisant arracher
N’achève enfin sur vous ses vengeances funestes,
Et d’un respect forcé ne dépouille les restes.

La menace arrive alors : la reine est enfin nommée, et nommée en même temps que son projet « n’achève sa vengeance » : elle est liée à une action vengeresse (elle venge son peuple, celui du royaume d’Israël en s’en prenant au royaume de Juda) ; c’est elle qui veut extirper les racines juives pour instaurer un ordre profane. Elle veut se venger de Jehu qui a tué sa famille d’idolâtres, en tuant tout ce qui peut rester de l’autre royaume, non seulement une descendance, mais la religion ; c’est ce qui explique son combat contre le temple et le geste ici représenté « vous-même de l’autel vous faisant arracher » geste doublement sacrilège qui montre l’audace de cette femme : d’abord s’en prendre au grand prêtre (cf. la répétition de « vous ») et ensuite violer un lieu saint : noter la place à la césure du mot « autel », et la violence du verbe utilisé « arracher » (les sonorités aussi : allitérations en [v] qui se modulent en [f] ; enfin le verbe « dépouille » qui montre sa convoitise pour ces restes jusque là respectés.
L’action est donc dessinée : il y a un résidu qui la gêne, dont elle n’a pas pu encore se débarrasser, un réduit inexpugnable, et tout le problème est de savoir comment se débarrasser de ce reste (cf. Ce reste de Troie que représente Astyanax pour les Grecs) ; et le ressort tragique apparaît, crainte et pitié (cf. Je tremble ») ressenties par Abner lui-même. La suite n’en est que plus attendue.

Conclusion

Cette première tirade est un tableau dynamique de la situation au début de la pièce : la différence entre le passé et le présent implique un futur menaçant.
On y voit les sentiments et la position d’Abner : sentiments de respect pour son Dieu, de sympathie pour ceux du temple, et donc de crainte et de pitié pour leur avenir, enfin sa réprobation pour les actions d’Athalie (et de ceux qui ont oublié leur foi pour servir Baal).

Cependant ce qu’il y a d’implicite au départ laisse supposer qu’il appartient à ce monde qu’il condamne : juif fidèle, certes, mais pas assez pour refuser de servir la Reine : c’est donc le légaliste qui sépare l’ordre temporel de l’ordre spirituel, à l’inverse de Joad, qui ne veut pas faire la différence.

Il faut souligner cependant que seule l’appartenance d’Abner aux deux mondes permettra à l’action d’avancer. Ce n’est donc pas pour rien que Joad montre son étonnement : s’il reprend l’initiative dans le dialogue, c’est qu’il a compris que la venue d’Abner (qui va le mettre en garde sur le changement d’Athalie) est providentielle : Abner est ce levier qui permet d’agir sur l’extérieur du temple, d’élargir donc le lieu scénique à la « catholicité » au monde entier, au « Dieu de l’univers » ; et le passé évoqué rejoindra alors le vrai futur, celui dont l’Evangile célèbre la venue.

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