Ajax : mythe, épopée et tragédie

À découvrir :

AÏAS/AJAX, de Sophocle, traduction et commentaire par Paul Demont, Collection Commentario, Paris, Les Belles Lettres, 2022.

Sur Odysseum :

Sophocle, Aïas, l'invention de la guerre par Paul Demont

Voir aussi : 

La Vie des classiques : entretien sophocléen avec Paul Demont

 

Bibliographie  générale

  • Sophocle, Ajax, collection Erasme, Paris, P.U.F., 1976
  • Jean Beauffre, Hölderlin et Sophocle, collection Imago mundi, 1983, disponible en format numérique 
  • Jean Starobinski, Trois fureurs, Collection Le Chemin, Gallimard, 1974
  • Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, édition la découverte, 1972

On choisit cette tragédie parce qu’elle semble d’abord éclairer de façon simple la nature du tragique, que ce soit le tragique spécifique d’une époque (Athènes, cinquième siècle) ou que ce soit le tragique de la condition humaine, ensuite parce que toutes les représentations iconographiques du drame frappent l’imagination : Ajax, seul, devant cette épée qu’il plante dans le sol « du mauvais côté » et qui s’apprête à se précipiter sur la pointe de son arme pour mettre fin à ses jours.

suicide d'Ajax

Le suicide d'Ajax, cratère en calice étrurien (détail), 400-350 av. J.-C., © Wikimedia Commons

Comble de la fierté et du désespoir, représentation pathétique d’un suicide dont on ne sait a priori s’il faut le mettre sur le compte de la folie (suicide comme résultat d’un délire) ou sur le compte de la raison (suicide comme « chef d’œuvre de l’autonomie volontaire ») : défaite intérieure ou victoire de la conscience, montée de l’ombre, ou aveuglement de la lumière du midi ?

ἰὼ
σκἐτος ἐμόν φάος

ἔρεβος ὦ φαεννότατον, ὡς ἐμοί,
ἕλεσθ᾽ ἕλεσθέ μ᾽ οἰκήτορα,
ἕλεσθέ μ᾽
·

Ah ! ténèbres, mon soleil à moi,
Erèbe pour moi plein d’éclat,
prenez-moi, prenez-moi,
je veux vivre chez vous… 

Ce renversement oxymorique des ténèbres en lumière est peut-être porteur de tout le sens de la pièce.

1. L’histoire d’Ajax : les rapports du mythe et de la tragédie

Le personnage apparaît chez Homère et dans des fragments appartenant à de petites épopées ultérieures :

- Dans l’Iliade, Ajax est le prototype du guerrier, l’incarnation même de la force et de la bravoure, à tel point que quand son père lui recommanda de prier Athéna, Ajax répondit, tandis qu’il s’embarquait pour Troie, qu’il n’y avait aucun mérite à vaincre avec l’aide d’une déesse, qu’il vaincrait seul et que seul il récolterait la gloire. L’Odyssée complète le tableau en mentionnant pour la première fois le drame d’Ajax : il apparaît dans la Nékuia, où on le voit se détourner d’Ulysse, parce qu’il est incapable d’oublier que c’est à Ulysse qu’ont été attribuées les armes d’Achille. Sa nature marginale se voit déjà. Il refuse d’écouter Ulysse qui veut l’aborder, mais « sans répondre un mot, l’ombre d’Ajax retourne dans l’Erèbe près des autres défunts qui dorment dans la mort » (XI 543). Rancune tenace, silence, retrait. Ajax est déjà cet homme « séparé » qui apparaît dans la pièce de Sophocle.

- Dans les épopées ultérieures, on assiste à la colère d’Ajax quand il apprend qu’Ulysse lui a été préféré. Il veut se venger, mais il est égaré par la folie et au lieu de tuer les chefs grecs, il massacre le bétail du camp. Puis il se tue et on lui refuse les honneurs funèbres. (Il y avait aussi une trilogie perdue d’Eschyle sur ce sujet)

Sophocle reprend les mêmes thèmes mais en les organisant de manière à leur donner la portée tragique la plus large. Il fait une pièce en deux tableaux, le suicide, et le problème de la sépulture. D’un côté un drame, une « passion » proprement tragique, et de l’autre un débat judiciaire : manque d’homogénéité qu’on a reproché à Sophocle, et qu’on essaiera plus bas de justifier. Et dans chacun de ces tableaux, il introduit des innovations :

- Dans la première partie, l’innovation consiste dans la redistribution des différentes phases du mythe : l’Ajax commence en pleine folie, mais cette folie ne préexiste pas aux intentions criminelles d’Ajax, et ne se prolonge pas jusqu’à son suicide : ainsi la pièce commence au moment où une grande partie de l’action du mythe est révolue (la querelle autour des armes, la révolte, la sortie nocturne, le massacre des animaux). Tout ceci appartient à un passé immédiat que le spectateur connaît à partir des narrations successives d’Athéna et de Tecmesse. C’est donc Athéna qui l’égare et qui dirige sa fureur contre les troupeaux. Mais avec le jour qui se lève, aussitôt après le prologue, apparaît le retour de la lucidité et la conscience que désormais son passé glorieux est marqué de l’ombre de l’infamie. Ainsi, le dernier geste, narré d’avance par le mythe, va être accompli mais, là réside l’innovation capitale, au terme d’un travail de sentiments et de pensées : Ajax délibère sur ce qu’il doit faire (TI DRASÔ, la tragédie est à proprement parler un drame). Cette réflexion n’appartient plus au mythe proprement dit. Elle instaure, dit Starobinski, une dimension subjective, elle modèle un « individu » vraisemblable. Il est clair chez Sophocle que ni la colère primitive d’Ajax, ni son désespoir final ne sont dus à l’égarement : sa seule folie consiste à s’être trompé de cible (c’est le sens de l’hamartia, la faute tragique) à cause d’Athéna, et la tragédie marque donc ce retour à la lucidité  qui l’amène au choix du suicide.

Ainsi une première définition du héros tragique peut être tirée de cette différence avec le héros de l’épopée : Ajax est « le commentateur tardif de sa destinée révolue » ; il ajoute une conscience que le mythe n’avait pas. Il était en quelque sorte « dit » par le mythe, et ici, il va devoir se dire lui-même. La tragédie, de cette façon marque l’avènement d’une intériorité souffrante, et souffrante parce que précisément la réflexion vient trop tard, et parce que le passé est irrévocable. Mais on verra que cette souffrance, et c’est là sa grandeur et son tragique, met en jeu la responsabilité de l’individu.

- Dans le deuxième tableau Teucros défend son frère devant Agamemnon et Ménélas, et, grâce à Ulysse qui défend l’honneur d’Ajax, malgré la haine dont il avait été l’objet, Ajax reçoit une sépulture digne de lui. C’est à l’issue d’un débat judiciaire, analogue à ceux qui pouvaient se tenir à Athènes, que le héros réintègre finalement une communauté (liée par le culte des morts) dont son suicide comme son geste de forcené l’avait exclu.

Qui triomphe dans cette pièce, et de quelles valeurs se réclame la tragédie ?

2. Première interprétation : la tragédie comme apparition problématique d’un monde nouveau

Dans la tragédie, le rapport entre les hommes et les dieux n’est pas évident. Athéna au prologue est une déesse cruelle et son attitude pose un problème moral et religieux : elle offre sans pitié Ajax au rire d’Ulysse, elle le félicite ironiquement du carnage qu’il accomplit. Cette cruauté est justifiée dans la pièce par l’idée (v. 762 sq) qu’Ajax s’était vanté de ne pas avoir besoin de la protection d’Athéna pour se battre. Cependant on comprend difficilement la disproportion du châtiment, d’autant que Sophocle prend soin également de dire que le vote a été truqué et que la vengeance d’Ajax, dans une morale héroïque du moins, est légitime.

Et Athéna justifie sa punition en disant à Ulysse « Garde-toi bien à ton tour d’émettre à l’égard es dieux une parole insolente » En l’occurrence pour Ajax tout se passe comme si Athéna protégeait les Atrides (qui pourtant ont tort) juste pour se venger d’un Ajax un peu trop sûr de lui puisqu’il prétend se passer de l’aide des dieux.

Or Ulysse se montre beaucoup moins cruel qu’Athéna. Il refuse de rire de celui qui est pourtant son ennemi et qui est en train de torturer une bête qu’il prend pour Ulysse ! et au contraire, il le plaint : « Je vois bien que nous ne sommes, nous tous qui vivons ici rien de plus que des fantômes et des ombres légères ». C’est que pour Sophocle l’action des dieux, quelle que soit la justification qu’on peut après coup lui donner, reste mystérieuse. Il ne cherche plus, à l’inverse d’Eschyle, à en comprendre le sens en terme de justice : les dieux abattent, et relèvent, voilà tout ; ils sont lointains, et impénétrables, et pourtant, ils sont tout-puissants.

La tragédie d’Ajax, c’est donc cette contradiction entre des dieux tout puissants mais incompréhensibles, parce qu’ils sont étrangers au domaine de l’humain : la pitié par exemple leur est inconnue : des dieux proprement inhumains.

On peut donc interpréter ce « retrait des dieux » (Hölderlin) comme un aboutissement du processus d’individuation à l’œuvre depuis Homère, qui va aboutir à l’avènement de la démocratie : processus d’individuation : c’est le propre des Grecs que ce passage de Dionysos à Apollon, de la confusion à la clarté ; la caractérisation d’Ajax par sa force dans Homère est déjà un effort d’individuation de l’homme. Un peu plus poussé, il aboutit au rejet de toute intervention divine et irrationnelle : l’homme veut assumer seul son destin dans le calcul (logos) des conséquences d’une action dont il est le maître. Or la démocratie n’est rien d’autre que l’apprentissage de la responsabilité : l’avènement du droit dans la cité est la preuve que l’homme est capable de régler tout seul ses rapports avec la communauté : une histoire humaine est désormais possible.

Que signifie dans ces conditions la pièce d’Ajax ? que, si l’histoire des hommes est possible, elle reste néanmoins problématique, puisque tout montre que l’homme n’est jamais complètement maître de son action ; le passage à la démocratie (comme avènement du droit humain) suppose, pour que le droit soit possible, le retrait des dieux (autrement la responsabilité disparaît), des dieux qui auraient comme abandonné la terre aux hommes. Et pourtant sur terre nul n’est à l’abri d’un changement subit du sort, c’est-à-dire d’une vengeance incompréhensible des dieux. La Démocratie est dans sa problématique tragique la prise en compte de cette contradiction : l’homme est responsable de ses actes/ Les dieux sont tout-puissants.
Dans ces conditions la pièce d’Ajax offre deux destins exemplaires et différents, celui d’Ajax, celui d’Ulysse. Et c’est Ulysse, présent au début comme à la fin de la pièce qui apparaît comme le grand vainqueur, le modèle à imiter, parce que, précisément c’est l’homme du compromis, celui qui fait avec cette contradiction (Il ne rit pas d’Ajax, jouet des dieux, et il le défend). Au contraire, Ajax, c’est l’âme inflexible et intraitable (dustrapelos 914) qui ne s’adapte pas au monde nouveau, qui pour être vivable doit être un monde de compromis, doit accepter, en dépit de cette responsabilité humaine, la loi de l’alternance et du changement. Ulysse, l’homme qui s’adapte, et Ajax, l’homme qui veut à la fois se passer plus qu’Ulysse, des dieux, et représente aussi la féodalité passée fondée sur le culte de la force, sur la permanence d’une qualité remise en cause. Le choix est donc clair : soit rien n’est remis en cause parce que tout appartient aux dieux, et dans ce cas il est absurde de s’attribuer la gloire d’une qualité ; soit tout est instable, tout peut à tout moment être remis en cause et dans ce cas si on peut connaître la gloire, on peut aussi connaître l’infamie. Or Ajax veut les deux choses, et la responsabilité (donc d’un échec possible) et la permanence d’une vertu. Et Ulysse qui a le premier et le dernier mot de la pièce oppose dans les deux cas sa modération à un interlocuteur plus emporté que lui : Athéna, puis les Atrides. Or il justifie cette modération par des arguments opposés :

Dans le premier cas : Ajax, dit-il, n’est pas responsable, donc je ne dois pas en rire, car cela peut arriver à n’importe qui.

Dans le second, Ajax est un héros qui a accompli de belles actions dont il faut lui avoir gré en lui rendant tous les honneurs funèbres :

Responsable/irresponsable : Ulysse vit avec cette contradiction et s’y soumet. C’est le flot de toute vie humaine. IL faut savoir en même temps être fier de ses actes mais aussi que le hasard à tout moment peut nous jeter dans des situations incontrôlables. Les dieux peuvent toujours défaire les actions des hommes ou faire dévier leur volonté.

C’est donc pour ne pas accepter cette loi qu’Ajax meurt et qu’Ulysse est le grand vainqueur, le modèle à suivre si l’on veut vivre sans tragédie (et donc comme un homme). Au contraire, la conduite rigide d’Ajax va l’amener à perdre son humanité : Sophocle le fait passer d’un pôle extrême à son opposé : furieux comme un de ces taureaux sur lesquels il s’acharne (il est comparé explicitement à un taureau) il semble s’élever au-dessus de l’humanité moyenne dans le monologue qui précède sa mort.

Donc rester homme, c’est accepter la contradiction.

S’en tenir à la permanence, c’est osciller soi-même du pôle moins humain au pôle plus humain, donc ne jamais se trouver au même niveau que l’homme moyen.
Et c’est là effectivement tout le tragique, car si Ajax est déshonoré pour être tombé si bas, il atteint aussi une réelle grandeur en se mettant à part de la société des hommes et en acceptant de se tuer par fidélité à son honneur. Ajax n’est pas le modèle à suivre mais il est le héros de la pièce, parce qu’il est admirable, comme un cas limite, parce qu’il passe de l’abîme de la honte à la cime désolée de la connaissance où il atteint une grandeur sublime et désastreuse.

3. La grandeur tragique d’Ajax

Quel est donc le sens du suicide d’Ajax ?

Athéna a dévié son bras pour que sa vengeance au lieu de se déchaîner sur les Atrides se déchaîne sur des animaux. Ajax n’est donc pas à proprement parler responsable de son erreur : il y a simplement un écart entre l’acte accompli et le projet qu’avait formé une conscience sûre de son droit, écart qui existe toujours dans toute action humaine, mais dont Ajax veut se punir, comme s’il en était responsable. Il veut se punir d’un échec, mais  cet échec il le doit à Athéna, ou à sa « mélancolie » comme dit Aristote, à cette folie meurtrière dont il n’est pas responsable. Il veut faire comme si Athéna n’y était pour rien, et de fait il assume pleinement son ardeur meurtrière, c’est pourquoi Sophocle a choisi de montrer successivement deux scènes très audacieuses, celle de la folie d’Ajax une vraie folie, qui contraste avec l’autre scène, encore plus audacieuse, celle de sa mort, scène terrible exceptionnelle aussi (le chœur est lui-même sorti de l’orchestra) La grandeur d’Ajax est à la mesure de sa déchéance, et pour lui, se tuer, c’est être fidèle à soi-même, continuer à nier la part divine, celle du hasard, en quelque sorte, que comporte toute action humaine. Or cette part existe. Sophocle, qui ne partage pas le scepticisme d’Euripide, sait que les dieux jouent un rôle dans les actions humaines (cf. les porte-malheurs dans la pièce : le nom d’Ajax, justifié par ce destin digne de lamentations, et l’arme qui est cette épée d’Hector, sorte de vengeance posthume exercée  par le grand ennemi des Grecs : la lutte est donc inégale entre le vouloir humain et le vouloir divin ET c’est justement pour cela qu’Ajax est grand, car son suicide assume la contradiction qu’Ulysse ne faisait qu’esquiver : d’un côté Ajax assume complètement la responsabilité de ses actes et efface par sa mort une situation sans issue (il ne peut plus retourner chez lui, ni continuer à se battre pour les Atrides) et le seul espace où il puisse habiter c’est désormais l’Erèbe. Mais de l’autre c’est que si par son acte, il nie l’intervention des dieux, par sa réflexion, par ce retour sur soi auquel on assiste, il reconnaît l’impermanence de toute situation humaine ; il énonce cette loi que tout est soumis au changement « L’hiver qui marche dans la neige laisse la place à l’été porteur des moissons. Le char lugubre de la nuit s’efface devant le jour aux blancs coursiers afin de le laisser briller de tous ses feux… »

Ainsi le tragique est cette dichotomie entre l’acte et la réflexion, et c’est de connaître cette vérité et ne pas l’admettre. Mourir pour Ajax, c’est donc d’un côté reconnaître un échec (et par conséquent admettre la loi du changement) mais de l’autre rester fidèle à la permanence d’une nature héroïque (prouver sa permanence).

Ainsi son geste dans son ambiguïté révèle tout le tragique de la condition humaine, et l’on comprend mieux la figure récurrente de la pièce qui est l’oxymore puisqu’un même geste reconnaît une impermanence, mais prouve une permanence.

4. En guise de conclusion : le sens de la tragédie

A. Hölderlin aidera à en conceptualiser la signification. Toutes les tragédies de Sophocle portent ce problème de la frontière humain/divin : où passe la ligne, comment respecter le partage ? Or toute la pièce d’Ajax est fondée sur le partage :

- partage des armes (et ce n’est pas sans raison qu’Ulysse ait reçu ces armes, car Ulysse est l’aboutissement du « partage » en tant qu’effort d’individuation de l’homme qui se sépare des dieux, alors qu’Ajax en est le premier moment : la médiation du corps, ici la vaillance, comme première appropriation de son être. Ulysse figure le deuxième moment : appropriation de l’intelligence de la Raison, et conscience de cette intelligence : aboutissement culturel des héros d’Homère)

- partage du Jour et de la Nuit puisque la pièce commence la nuit, finit dans la journée, avec à l’aube, dans le petit jour, le suicide d’Ajax

- partage entre hommes et bêtes : Ajax ne sait plus reconnaître la différence entre hommes et bêtes

- partage entre hommes et dieux : cette folie est le châtiment envoyé par les dieux à celui qui n’a pas su faire le départ entre le pouvoir de l’homme et celui des dieux : Être un héros sans l’aide des dieux, voilà la faute

- partage produit par les objets : l’épée tranchante va faire le partage entre la vie et la mort d’Ajax

- partage d’un langage « coupant et acéré » d’Ajax, qui sait faire lui aussi le partage entre le mensonge et la vérité.

Le mouvement à l’œuvre dans la tragédie est donc le suivant :

- une volonté de délimiter clairement le rôle des dieux et des hommes (Ajax voulant affirmer sa différence et son individualité)

- une volonté qui échoue et qui aboutit au retour de ces forces obscures et inhumaines (animalité, folie) qui sont le contraire de ce qu’on voulait, à savoir la clarté, comme si Ajax en était revenu à un univers pré-homérique, où la confusion règne, l’effort de culture (se déprendre des dieux) aboutit à son contraire : l’irruption panique de la nature (cf. la scène de carnage inouïe qui ouvre la pièce)

Dans cet état, tout est brouillé (hommes et bêtes, jour et nuit) et toute chose est en même temps son contraire (cf. la grandeur d’Ajax). L’essence humaine d’Ajax lui échappe alors, il voit le monde comme un ailleurs irrespirable parce qu’il voit toute chose dans son être et dans son non-être. (Ulysse lève la contradiction en instaurant une succession : un jour on réussit, un autre jour on échoue… etc. : l’antithèse s’oppose à l’oxymore) Point de vue proprement inhumain qui donne toute sa valeur à cette figure dont la présence frappe de folie mortelle celui qui la contemple : cf. l’épée d’Hector (dôra adôra), cf. l’Erèbe, devenu lumière, cf. les amis qui sont ennemis (dernière tirade d’Ajax)

Ce qui est dénoncé par Ajax ce n’est pas la succession proprement dite, qui lève la contradiction, mais la prise de conscience que dans toute chose existe son contraire virtuel. Dans ces conditions, le langage même devient énigmatique, et c’est le sens de son discours à double- entente sur lequel on a beaucoup écrit : parole ambiguë qui proclame en même temps la soumission et la révolte, qui s’adresse en même temps aux interlocuteurs qu’elle trompe, et au spectateur qui sait comment l’entendre. Parole vraie et fausse dont le caractère indécidable est bien signe de ce brouillage qu’Ajax ne peut pas supporter.

B.  La mort comme solution : puisque ce qu’il dit est vrai et intolérable, une seule issue : rejoindre l’Eternité, le lieu de l’indifférenciation pure, là où tous les contraires sont abolis.
Mais un retournement (équivalent de la scène de la Reconnaissance de la tragédie) se produit alors car par sa mort, Ajax récupère son être. La clarté de sa réflexion lui indique que seule la mort remettra les limites à leur place : il n’est plus un homme puisqu’il a voulu être comme les dieux. Il lui est impossible d’être un dieu, et il  n’accepte pas d’être un homme. Sa seule vérité est dans la mort.

C. D’où l’importance de la deuxième partie de la pièce qui va nous montrer comme son retour dans la société des hommes : recevant une sépulture comme un homme qu’on honore, comme un héros (n’a-t-il pas été tué par une épée ennemie, sur un sol ennemi ?) il va enfin rejoindre la communauté dont son geste l’avait exclu. C’est en quelque sorte le retour de l’harmonie et la réconciliation de tous à l’intérieur de la cité ; retour au partage « culturel » où la piété des hommes est en définitive le signe que les dieux sont tout-puissants (loi religieuse de la sépulture), mais que les hommes peuvent honorer des héros (on rend les honneurs funèbres au héros Ajax)

Conclusion 

La tragédie manifeste un dépassement problématique de l’épique dans la mesure où l’effort « culturel » de l’épopée mené à ses limites retrouve ces forces paniques dont il s’était départi à l’origine. L’art comme manifestation culturelle rejoint la création naturelle : la clarté extrême (l’art) touche à la confusion extrême. Quant à Ajax, son trajet peut se lire en trois temps : un effort d’individuation, puis, l’invasion de la folie, quand cet effort prétend être mené à son terme, et enfin retour à une conscience de soi, ou une lucidité encore plus grande, qui consiste à reconnaître que cette individuation, que cette lucidité   sont impossibles, parce que en réalité partout règne la confusion.

De même, la démocratie est l’événement d’un droit fondé sur une responsabilité qui en fait reste toujours problématique.

Ulysse qui est dans le monde des hommes voit cette confusion comme une succession des contraires dont il s’accommode.

Ajax, qui a quitté le monde des hommes la voit en dehors de la succession, comme un impensable dont la contemplation est mortelle.

À découvrir :

AÏAS/AJAX, de Sophocle, traduction et commentaire par Paul Demont, Collection Commentario, Paris, Les Belles Lettres, 2022.

Sur Odysseum :

Sophocle, Aïas, l'invention de la guerre par Paul Demont

Voir aussi : 

La Vie des classiques : entretien sophocléen avec Paul Demont

 

Bibliographie  générale

  • Sophocle, Ajax, collection Erasme, Paris, P.U.F., 1976
  • Jean Beauffre, Hölderlin et Sophocle, collection Imago mundi, 1983, disponible en format numérique 
  • Jean Starobinski, Trois fureurs, Collection Le Chemin, Gallimard, 1974
  • Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, édition la découverte, 1972
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