8. Écrits sur le rêve : Cicéron Débat sur l'interprétation des rêves

« Mais, objectera-t-on, bien des songes sont menteurs.
Ne devrait-on pas dire plutôt
que nous ne savons pas les interpréter ?
Admettons cependant qu'il y en ait de menteurs ;
qu'est-ce que cela prouve contre ceux qui disent vrai ? »
Cicéron, De la divination, livre I, 29, 60

Marcus Cicéron (106 - 43 av. J.-C.) consacre toute une partie de son traité De la divination aux rêves : ils sont présentés par son frère cadet Quintus, pour qui la divination est une évidence nécessaire. Selon lui, en effet, les songes attestent d’une communication entre les dieux et les hommes par la médiation de signes, qu’ils soient littéraires, mythologiques ou historiques, mais aussi réels (les rêves de Quintus et Marcus eux-mêmes).
Dans un débat organisé comme un dialogue philosophique en deux temps, les deux frères confrontent leurs points de vue : Quintus, adepte du stoïcisme, croit à l’interprétation des rêves (livre I), Marcus la réfute au nom du rationalisme néo-académicien (livre II). D’un côté, la croyance dans la divination liée à la Providence divine ; de l’autre, le refus de toute forme de mantique.

Quintus évoque le célèbre rêve d’Hécube, reine de Troie, enceinte de Pâris (voir l’article « Le rêve prémonitoire »).

« Ce sont là évidemment les inventions d'un poète, encore se conforment-elles à ce qu'on observe d'habitude dans les songes. Je veux bien aussi que le rêve qui trouble Priam soit une fiction. Hécube, pendant sa grossesse, voit, alors qu'elle sommeille, une torche ardente naître d'elle (mater gravida parere se ardentem facem visa est in somnis Hecuba). Le roi Priam, frappé de peur, l'âme pleine d'angoisse, offre un sacrifice de victimes bêlantes. Puis, dans son désir d'apaisement, il demande, en invoquant Apollon, qu'il lui soit donné de savoir quel destin fatal annonce un songe si étrange. Apollon, par la voix de l'oracle divin, répond qu'il faut que Priam se garde de reconnaître pour sien l'enfant devant bientôt naître, car il sera la perte de Troie, par lui Pergame périra. Encore une fois ce sont là, j'y consens, des songes nés de l'imagination des poètes. »
De la divination, livre I, 21, 42-43 (traduction Charles Appuhn, 1936)

Avec le songe de Tarquin le Superbe, l’interprétation est donnée explicitement après la description. On sait que Tarquin le Superbe, dernier roi de Rome, fut chassé par Brutus, qui se fit passer pour un "abruti" afin de mieux dissimuler ses projets.

« Considérons toutefois des exemples plus voisins de nous. Comment qualifier le songe de Tarquin le Superbe tel qu'il le rapporte lui-même dans le Brutus d'Attius : J'abandonnais mon corps au repos, car la nuit s'était faite brusquement, mes membres fatigués goûtaient le charme d'un sommeil réparateur et je vis en songe un pâtre qui conduisait vers moi un superbe troupeau de moutons. Je choisis deux béliers jumeaux et immolai le plus beau, l'autre alors s'élance vers moi, me frappe de ses cornes, d'un coup me jette à terre et, tandis que grièvement blessé, je gis sur le sol, je vois dans le ciel, au-dessus de ma tête, un grand, un merveilleux prodige : le globe enflammé du soleil, resplendissant de lumière, commence une course nouvelle en se dirigeant vers la droite. Voyons quelle interprétation les experts ont donnée de ce songe : "Ô roi, les entreprises que tentent les hommes pendant leur vie, leurs pensées, leurs soucis, les choses vues par eux, celles aussi qu'ils font ou méditent de faire, il n'est pas surprenant que leur sommeil en soit hanté. Une vision comme celle que tu as eue, ce n'est certes pas sans raison que les dieux t'en ont ménagé la surprise. Prends garde, un homme que tu crois obtus et assimiles au plus sot bétail, peut-être porte en lui une âme d'une trempe et d'une clarté peu commune ; si tu n'y veilles, il te chassera de ton royaume : l'aspect sous lequel s'est montré à toi le soleil annonce pour ton peuple une révolution prochaine. Il s'en trouvera bien, du moins peut-on l'espérer : cette apparition radieuse d'un soleil parcourant le ciel de gauche à droite présage magnifiquement à Rome une fortune sans pareille." »
De la divination, livre I, 22, 43-45

Quintus s’adresse ici à son frère Marcus pour raconter leurs rêves. Les événements auxquels il est fait allusion sont le bannissement (58 av. J.-C.) puis le retour triomphal du consul Cicéron à Rome (57 av. J.-C.).

« Alors que j'étais proconsul en Asie, je t'ai, pendant mon sommeil, vu arriver montant un cheval sur la rive d'un grand fleuve : tu t'élançais brusquement, tu disparaissais dans le fleuve et ne reparaissais plus. Je tremblais de frayeur, j'étais épouvanté, puis tout à coup tu sortais de l'eau toujours monté sur le même cheval, tu escaladais la rive opposée et nous tombions dans les bras l'un de l'autre. L'interprétation de ce rêve était facile, les experts auxquels je m'adressai me prédirent les événements qui ne manquèrent pas d'arriver par la suite.
Je passe maintenant à ton rêve à toi. Je te l'ai entendu raconter, mais surtout, plus d'une fois, notre ami Salluste me l'a redit : quand l'exil rendit ton départ de Rome nécessaire, tu t'arrêtas dans une maison de campagne voisine d’Atina et tu veillas une grande partie de la nuit, puis à l'aube tu t'endormis d'un sommeil profond et pesant. [...] Quand cependant tu sortis de ton sommeil (c'était environ la deuxième heure), tu dis à Salluste le rêve que tu avais fait : tu t'étais vu errant tristement dans des lieux déserts ; puis le fantôme de Caius Marius, précédé des faisceaux chargés de lauriers, te demandait la cause de ton chagrin. Tu lui disais qu'on t'avait contraint à quitter ta patrie et alors, te prenant la main, il te recommandait d'avoir bon courage, il te confiait au licteur le plus proche pour qu'il te conduise au monument élevé en son souvenir : « c'est là, affirmait Marius, que tu trouveras le salut ». Salluste alors s'écria que tu ne tarderais pas à rentrer glorieusement à Rome et toi-même paru charmé de ce songe. Et plus tard quand, par une décision prise dans le monument de Marius sur le rapport d’un consul qui était un homme illustre et du plus grand mérite, le sénat mit fin à ton exil, quand une foule très nombreuse réunie en un lieu public marqua par des acclamations et des applaudissements incroyables sa joie de cette mesure, tu déclaras, j'en eus bientôt la nouvelle, que rien ne pouvait plus clairement venir des dieux que ce songe d’Atina. »
De la divination, livre I, 28, 58-59

Pour le frère de Cicéron, la capacité à interpréter les rêves est déterminante. Pour Cicéron lui-même, qui fait une analyse critique des positions de Quintus dans le livre II de son traité, la divination n’est pas un art car elle ne repose que sur le hasard.

At multa falsa. Immo obscura fortasse nobis. Sed sint falsa quaedam ; contra vera quid dicimus ?
« Mais, objectera-t-on, bien des songes sont menteurs. Ne devrait-on pas dire plutôt que nous ne savons pas les interpréter ? Admettons cependant qu'il y en ait de menteurs ; qu'est-ce que cela prouve contre ceux qui disent vrai ? »
De la divination, livre I, 29, 60
Primum igitur intellegendum est nullam vim esse divinam effectricem somniorum.
 « Eh bien, il faut savoir, pour commencer, qu’il n’y a aucune force divine productrice des songes. »
De la divination, livre II, 60, 124

Distinguant "religion" et "superstition", Marcus remet en question l’autorité des interprètes des songes, au nom d’une philosophie "éclairée".

« On peut maintenant discuter sur le point de savoir laquelle de ces deux explications est la plus vraisemblable : les dieux immortels, ces êtres supérieurs à tous égards à tous les autres, s'empressent auprès des lits ou même des grabats qu'occupent les mortels en tous lieux, et quand ils trouvent un homme profondément endormi ils font paraître devant lui des images s'enchaînant de façon décevante et obscure que le dormeur effrayé soumettra le matin à un interprète ; ou, tout naturellement, l'esprit dans son agitation constante croit voir pendant le sommeil les objets qu'il a vus pendant la veille. Lequel convient le mieux à un philosophe ? interpréter les songes à la façon d'une sorcière dupe d'elle-même ou voir en eux des faits naturels facilement explicables ? Si bien que, s'il y avait quelque connaissance vraie à tirer des songes, ce ne sont certes pas ceux qui font profession d'en donner la clé qui pourraient le faire, car ce sont gens également dépourvus de jugement et de culture. Les Stoïciens déclarent que nul autre que le sage ne peut être devin. Chrysippe définit la divination en ces termes : la faculté de connaître, de voir et d'interpréter les signes par lesquels les dieux manifestent leur volonté aux hommes. Sa fonction est de discerner par avance quelles sont les intentions des dieux à l'égard des hommes, ce qu'ils attendent d'eux, comment on pourra les satisfaire et se les rendre propices. Le même philosophe définit ainsi l'interprétation des songes : c'est la faculté de voir et d'expliquer les avertissements que les dieux donnent aux hommes pendant le sommeil. Eh bien suffit-il pour cela d'une intelligence médiocre ? Ne faut-il pas au contraire un esprit supérieur et d'une haute culture ? Je n'ai jamais vu personne qui réunît ces qualités. »
De la divination, livre II, 63, 130

Marcus donne une explication rationnelle de la formation des rêves (« les traces laissées dans l’âme » des actions ou préoccupations passées) qui montre l’importance de ce qu’on appelle aujourd’hui « un conditionnement psychologique ». Un point de vue dont on ne manquera pas de relever la modernité : dans le rêve, « le contenu représentatif n’est pas pensé, mais transformé en images sensibles, auxquelles on ajoute foi et que l’on croit vivre » (Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, 1900).

« Il y a, Quintus, une explication rationnelle convenant à tous les songes (Omnium somniorum, Quinte, una ratio est) ; par les dieux immortels ! ne souffrons pas qu'une superstition très propre à nous égarer se substitue à elle. Quel Marius penses-tu que j'ai vu ? Je crois, quant à moi, que c'était une apparence, une image pour parler comme Démocrite. [...] Quand l’âme a l'appui des membres, du corps, des organes sensoriels, elle voit toutes choses de façon plus précise, ses pensées et ses sentiments ont plus de netteté. Quand cet appui lui manque et que l'âme est abandonnée à elle-même par l'engourdissement du corps, elle trouve en soi de quoi alimenter son activité, elle imagine des formes, se représente des actes, croit entendre quantité de paroles et aussi en dire. Dans une âme ainsi affaiblie, détendue, règne la confusion, tout y est mêlé, même les choses les plus diverses, et ce sont principalement celles auxquelles, pendant la veille, nous avons pensé ou que nous avons faites qui, par les traces qu'elles ont laissées dans l'âme, y entretiennent l'agitation. Au temps dont tu parles, par exemple, j'avais l'esprit très occupé de Marius, je me rappelais la grandeur d'âme, la fermeté qu'il avait montrée dans un malheur accablant. C'est pourquoi, je pense, j'ai rêvé de lui. De ton côté, comme tu pensais à moi avec inquiétude, tu m'as vu soudain sortant du fleuve. Nos esprits à l'un et à l'autre gardaient quelques vestiges des pensées qui les avaient occupés pendant la veille. »
De la divination, livre II, 67, 136-140

« Si donc les songes ne sont pas des messages envoyés par la divinité, s'ils n'ont pas de relation nécessaire avec les objets réels, si l'on n'a pu constituer par l'observation une science qui leur soit applicable, il résulte de là qu'il faut absolument refuser d'y croire ; cette incrédulité se justifie d'autant mieux que ceux qui ont des visions pendant leur sommeil n'en concluent rien quant à l'avenir et que ceux qui les interprètent font des conjectures qui ne sont pas fondées en nature. Le hasard d'ailleurs, ajouterai-je, a en tout genre amené pendant des siècles presque innombrables des rencontres plus étonnantes que celles qu'on a pu noter au sujet des rêves et rien n'est plus incertain qu'une interprétation conjecturale à laquelle on peut en opposer d'autres différentes et même contraires. »
De la divination, livre II, 71, 147

Ariane endormie Pompéi

 

Ariane endormie, fresque pompéienne, Ier siècle, Musée archéologique de Naples.
© Odysseum, photo A. Collognat.

Besoin d'aide ?
sur